Ici Jésus traite de quelques cas de morale au point de vue du disciple.
Un scandale est, en somme, un mauvais exemple inattendu et à qui son caractère d'exceptionnel donne une gravité particulière. On est responsable non seulement de l'acte et de ses conséquences directes, mais aussi des autres actes qu'il suscite chez ceux qui en ont été témoins; le caillou jeté sur l'océan du monde détermine des rides qui se propagent jusqu'aux rives les plus éloignées. De plus, une sorte de surprise se produit au fond du coeur de celui que l'on scandalise, qui le blesse mystérieusement ou, mieux, qui l'empoisonne, viciant l'influx de la Lumière, et la vie spirituelle à sa source. C'est cette corruption qui charge le scandalisateur et le voue à une implacable fatalité.
Le faux mendiant qui vole l'argent du vrai pauvre se rive un boulet aussi lourd. Et celui qui ne vainc pas ses rancunes fait quelque chose d'analogue. On ne sait pas assez que tous nos actes ont une contrepartie invisible. A nos côtés se tiennent jour et nuit notre ange gardien et notre démon, qui sont nos témoins constants, et un guide temporaire qui change de temps à autre; ils perçoivent, non pas la forme physique de nos actes, mais les sentiments qui en sont les sources. Ils se souviennent de tout, malgré les morts et les renaissances. Une conversation, une dispute ne se passent pas entre deux interlocuteurs, mais bien entre quatre; les deux hommes et leurs deux guides. Le bon et le mauvais ange interviennent dans notre conseil intérieur; mais, notre décision une fois prise, les deux guides la suivent; comme nous en changeons plusieurs fois par existence, si nous rencontrons notre ennemi quelque temps après, lui et nous n'avons plus les mêmes guides, et la réconciliation que nous tenterions alors ne peut être complète. Il faudra donc attendre parfois plusieurs vies, pour que chacun des adversaires retrouve le guide qu'il avait au moment de la dispute, et qu'ils se retrouvent eux-mêmes en présence sur ce plan physique. On aperçoit immédiatement combien il importe de faire la paix entre nous, au plus tôt et sans se lasser.
Donner le bon exemple et pardonner ne constituent pas tout le travail du disciple. Il faut encore qu'il devienne intermédiaire entre la foule et son maître; que ses demandes soient entendues, qu'il guérisse et soulage les infortunes par la prière, quand il ne peut pas le faire matériellement. C'est pour ce dernier emploi que les apôtres demandent à Jésus d'augmenter leur foi, et Il leur répond en leur expliquant la difficulté de leur souhait.
On a l'habitude de voir dans les vertus morales des abstractions sans influence biologique, sans forme organique. En particulier, trois d'entre elles, que l'Église qualifie de théologales, semblent n'être que des états psychiques assez vagues, ne produisant que des opinions personnelles, et des résultats raisonnables. La foi, l'espérance et la charité sont bien plus que cela; ce sont les puissances spirituelles de l'homme mystiquement régénéré, au même titre que la sensibilité, l'intelligence et la volonté sont, pour la psychologie classique, les facultés de l'homme ordinaire. De même que celles-ci se localisent dans certains organes du corps physique, celles-là se situent dans d'autres parties de ce corps; et leur développement réactionne les germes d'organes matériels futurs inconnus aux ésotérismes les plus savants. Le Père, le Fils et l'Esprit ne sont qu'un seul Dieu, de même ces trois vertus ne sont qu'une seule vertu; et, si l'on veut continuer cette interprétation théologique, on peut dire que la foi correspond au Père, la charité au Fils et l'espérance à l'Esprit.
Vertu signifie puissance, ne l'oublions pas. La foi n'est donc pas un état d'âme, mais une force de l'âme, un organe du corps glorieux; et ce que nous appelons la foi, même la plus ardente que l'on puisse nourrir, n'est qu'un désir vague, incertain, impuissant. Jésus n'employait point une figure de rhétorique quand Il disait : " Si vous aviez seulement de la foi gros comme un grain de sénevé, vous pourriez dire à cet arbre : Déracine-toi et va te planter dans la mer, et il obéirait ". Il exprime là une simple et positive réalité; c'est justement l'impossible, l'inouï, l'inédit, l'inconcevable qui sont le domaine de la foi. Dire, avec Boehme, qu'elle est la force opérante essentielle de la volonté n'est pas suffisant.
J'ai une famille, un commerce, des amis. Mais la faillite arrive, et je m'affole; c'est que je n'ai pas la foi. Mes enfants tombent malades et meurent; je perds courage; c'est que je n'ai pas la foi. Une épouse bien-aimée succombe, et toute énergie, toute dignité m'abandonnent; c'est que je n'ai pas la foi.
Toutes ces épreuves, si je les subissais sans me plaindre, ce ne serait pas encore la foi. Plus même, je serais une espèce de saint, et je serais heureux que tous ces maux s'abattent sur moi, plutôt que sur un autre; alors seulement je pourrais me dire que d'ici une ou deux existences passées dans les mêmes traverses, sans défaillir, peut-être sentirai-je dans mon coeur le premier frémissement d'un minuscule germe de foi.
Maintenant de quelle façon une tenue d'âme peut-elle influer sur le cours de la Nature ? Quel est le mécanisme de la thaumaturgie évangélique ? Prenons un exemple, nous pourrons ensuite raisonner par analogie sur tous les autres cas imaginables. Je suis dans les affaires; un concurrent déloyal me ruine; mais il n'a reçu, de l'un de ces dieux que les brahmanes appellent les seigneurs du Karma, la permission et le pouvoir de me faire tort que parce que je m'en suis autrefois rendu coupable. Si je supporte le choc avec courage et résignation, je suis libéré d'une dette; je suis lavé d'une souillure; mais rien de spirituel n'a germé en moi à cause du mal ancien. Un autre malheur me frappe, que je n'ai pas appelé dans une vie antérieure; il m'est venu par les soins d'un être visible ou invisible, commis spécialement pour éprouver ma force de caractère. Si je le subis avec cette joie intime du soldat courageux, toutes les forces, tous les fluides, toutes les pensées, tous les élans que je dépense dans la lutte, qui naissent des chocs intérieurs et extérieurs, fraient un chemin à ma volonté, et attirent les forces et les êtres de même tendance disséminés dans le monde. Dans la sphère de mon individualité, je sortirai donc de la bataille avec toutes sortes de vigueurs en plus. D'autre part, si la situation où je me trouve est réellement sans issue, si aucun ami, aucune aide humaine ne peut m'en sortir, et que je conserve, malgré tout, la certitude inébranlable de la présence du Père, toutes les énergies que je déploie perceront à travers les cercles de la Nature jusqu'à la porte du Ciel, et ma foi y prendra ce dont j'ai besoin; idée, intuition, dynamisme thérapeutique ou thaumaturgique.
La foi n'est point, comme l'enseignent à tort certaines écoles d'occultisme, la volonté gigantesque d'un adepte. La volonté n'est que le moyen de l'obtenir par la réalisation de la confiance en Dieu et du courage. Une volonté, si haute qu'elle soit, n'est jamais qu'une force naturelle ou humaine. La foi est, par définition, surnaturelle et surhumaine. La magie donne les moyens de produire des choses extraordinaires; mais elle n'agit que par la mise en oeuvre de lois naturelles inconnues. La foi dépasse la création; elle n'a besoin ni d'études, ni de rites, ni de lieux, ni d'heures; elle opère n'importe où, n'importe comment, parce que, venant de l'Absolu, elle participe de la spontanéité, de la liberté de l'Absolu.
Cependant, le disciple qui exécute ces trois immenses travaux doit encore remplir une condition indispensable pour faire oeuvre durable; il faut qu'il demeure humble jusqu'au néant en face de la toute-puissance du Père. Jésus l'exprime énergiquement : " Vous êtes des serviteurs inutiles, parce que vous n'avez fait que ce que vous étiez obligés de faire ". Le Ciel ne nous doit aucun salaire; les récompenses qu'Il nous donne sont de pures faveurs; et le signe le plus évident de Sa sollicitude particulière pour l'un d'entre nous, c'est quand celui-là ne reste pas un jour sans une épreuve à subir. C'est pourquoi l'homme ne peut espérer devenir un soldat de la Lumière que quand il parvient à faire plus que son devoir.
Tout ce que je vous dis là, ce sont en réalité des choses que nous savons, mais que nous ne prenons jamais la peine d'extraire des limbes de notre mémoire. Il faut prendre garde à toutes ces connaissances spirituelles que nous avons reçues, que nous laissons sans emploi; combien d'hommes autour de nous, peut-être parmi ceux que notre orgueil de caste ou notre fanatisme de religion méprise, désireraient avoir ces lumières ? Voyez les dix lépreux que Jésus guérit; un seul revient sur ses pas pour Le remercier et celui-là était un Samaritain honni de l'Israélite orthodoxe.
L'homme est désespérément ingrat; la preuve en est dans l'acuité de la piqûre que nous fait l'ingratitude d'autrui. Et cependant ne sommes-nous point, à toute minute, ingrats envers le Père ? Nous ne pensons jamais au Ciel, sauf quand nous sommes en détresse. Ah ! que la prière, dans ce cas, est chose piteuse et piètre ! Si certains initiés obtiennent des résultats si étonnants par la concentration de la pensée, que ne pourrions-nous obtenir dans le plan social, scientifique, artistique ou moral, par la concentration du coeur, ce foyer primitif de qui le mental reçoit sa vie ? On ne saurait trop ramener et rassembler ses désirs, ses sentiments, son centre affectif vers et sur Dieu. On y gagnerait cette santé spirituelle qui est la source de toutes les autres santés.
Nous ne savons pas remercier. Pis encore, nous ne pensons pas à remercier.
Réparer cet oubli, c'est l'affaire de la volonté; guérir cette ignorance, c'est l'affaire du sentiment. Je ne puis pas vouloir pour vous; pour que vous vouliez, il faut que ce soit vous qui vouliez. Mais peut-être puis-je vous aider à éclaircir vos sentiments.
L'homme est si naturellement ingrat que la reconnaissance ne lui sert qu'à couvrir d'un voile son incurable vanité. " Mon Dieu, je te remercie de m'avoir exaucé ", cela veut dire souvent : " Mon Dieu, j'ai été digne que tu m'accordes une faveur.,. Ce malade a été guéri en réponse à ma prière; je sais que ce n'est ni moi, ni ma prière qui l'ont guéri; mais je lui ai fait venir le médecin, et je lui ai acheté le remède ". De là à se croire un être d'exception, que la distance est courte !
Or, le remerciement est le lieu spirituel de la gratitude; c'est aussi l'état intérieur où aboutit l'effusion de la reconnaissance. Remercier, c'est dire deux fois merci, c'est crier grâce, dans l'extatique béatitude de l'Amour; grâce pour ce que l'on sait avoir reçu; grâce pour tout ce que l'on ignore avoir reçu; grâce pour tout ce qui en nous sait recevoir; grâce pour tout ce qui en nous se redresse d'un misérable geste orgueilleux contre l'aumône divine.
Le remerciement, c'est le coeur épuisé, blessé, renversé dans la poussière, qui se " rend à merci " sous les flèches victorieuses de l'Amour, sous la grêle des bienfaits du Père.
Mais, pour prononcer les paroles du véritable remerciement, faut-il encore que notre coeur sente tout ce qu'il reçoit, même lorsqu'il lui semble ne rien recevoir; faut il enfin que notre coeur sache qu'en plus du don sensible, palpable, visible, l'accompagnant par-dessus, par-dessous, par tous les côtés de la petite sphère de la conscience, il reçoit toujours, partout, d'un flot surabondant et inépuisable.
Voilà l'état où vous devez mettre d'abord vos âmes, vos esprits et même vos corps, avant de prononcer les paroles de l'action de grâces. Veuillez y prendre garde. Et voyez une fois de plus que la préparation à l'acte est plus difficile que l'acte, partant plus importante.
Nous comprendrions alors que " le règne de Dieu est au milieu de nous ". Non pas, comme disent aujourd'hui certains faux mystiques de grande renommée, que Dieu n'existe que dans l'âme de l'homme, et que celui-ci n'a qu'à s'exalter pour devenir un véritable Verbe divin. Le règne de Dieu est réellement, objectivement au milieu de nous; il nous est imperceptible de la même façon que les esprits nous sont invisibles, bien qu'ils remplissent l'espace où nous nous mouvons; si on désirait voir ce royaume avec autant de constance et de logique qu'on en use pour se mettre en rapport avec des esprits, on le verrait, et plus facilement encore. Car le Berger cherche Ses brebis avec une ardeur inextinguible. Le lieu spirituel où vit notre coeur est presque toujours un district de l'enfer; il ne tient qu'à nous que ce soit un coin du Ciel. Si nous atteignons ce résultat, il sera bien inutile en effet de chercher çà et là des enseignements secrets, de courir après des thaumaturges; car, de même que l'adorateur de Mammon rencontre et se réunit à d'autres adorateurs de Mammon, le serviteur du Ciel, par la suite des circonstances communes de sa vie, se trouve immanquablement un jour face à face avec la personne physique de son Maître béni.
Ou, plutôt, ce serviteur n'a pas besoin de cette présence extérieure; il en possède une, intérieure, constante par la foi. Ainsi, que par extraordinaire vous soyez témoins des catastrophes et des paniques qui annonceront les temps derniers, demeurez, tout en prodiguant vos secours aux malheureux, dans le calme immuable de vos certitudes spirituelles. Le Ciel fait bien ce qu'Il fait; et si vous êtes désignés pour prendre telle ou telle direction, Ses anges sauront bien vous trouver, dans quelque mansarde ou dans quelque hameau que vous demeuriez.
Car ce jugement arrivera soudain en dépit de tous ses signes précurseurs; mais l'horreur surnaturelle des cataclysmes ne devra ni altérer notre sang-froid, ni ralentir notre travail; car tout sera prévu et réglé, dans les moindres détails; et cela aura lieu dans le pays le plus corrompu, car " les aigles s'assemblent là où est le cadavre ".