CHAPITRE IV

La Loi Nouvelle


Ne pensez pas que je sois venu abolir la Loi ou les Prophètes; je ne suis point venu pour abolir, mais pour accomplir. Car, en vérité je vous le dis, jusqu'à ce que le ciel et la terre aient passé, il ne disparaîtra de la Loi ni la plus petite lettre (iota), ni un seul petit trait qui n'ait reçu son plein accomplissement. Le ciel et la terre passeront, mais mes paroles ne passeront point. Celui donc qui aura violé l'un de ces plus petits commandements et qui enseignera les hommes a le faire sera appelé le plus petit dans le Royaume des cieux, mais celui qui les aura observés et enseignés, celui-là sera appelé grand dans le Royaume des cieux.


Car, je vous le dis, si votre justice ne dépasse celle des Scribes et des Pharisiens, vous n'entrerez point dans le Royaume des cieux.


Vous avez entendu qu'il a été dit aux hommes d'autrefois : " Tu ne tueras point; et celui qui a tué sera passible du jugement. Mais, moi, je vous dis que quiconque se met en colère contre son frère est passible du jugement et celui qui aura dit à son frère " Raca ! " sera punissable par le sanhédrin; et celui qui lui dira : " Fou ! " sera punissable par la géhenne du feu.


Si donc tu apportes ton offrande à l'autel et que, là, tu te souviennes que ton frère a quelque chose contre toi, laisse là ton offrande devant l'autel; va d'abord te réconcilier avec ton frère et alors viens présenter ton offrande.


Accorde-toi promptement avec ton adversaire pendant que tu es encore en chemin avec lui, de peur que cet adversaire ne te livre au juge et le juge au sergent et que tu ne sois jeté en prison. Je te le dis en vérité, tu ne sortiras pas de là que tu n'aies payé jusqu'au dernier centime.


Vous avez entendu qu'il a été dit : " Tu ne commettras point d'adultère ". Mais, moi, je vous dis que quiconque regarde une femme avec convoitise a déjà, dans son coeur, commis l'adultère avec elle.


Si ton oeil droit est pour toi une occasion de chute, arrache-le et jette-le loin de toi, car il vaut mieux pour toi qu'un de tes membres périsse et que ton corps tout entier ne soit pas jeté dans la Géhenne. Et si ta main droite est pour toi une cause de chute, coupe-la et jette-la loin de toi, car il vaut mieux pour toi qu'un de tes membres périsse et que ton corps tout entier n'aille pas dans la Géhenne.


Il a été dit aussi : " Si quelqu'un répudie sa femme, qu'il lui donne une lettre de divorce ". Mais, moi, je vous dis que quiconque répudie sa femme, si ce n'est pour cause d'infidélité, l'expose à commettre un adultère et que quiconque épouse une femme répudiée commet un adultère.


Vous avez encore entendu qu'il a été dit aux hommes d'autrefois : " Tu ne te parjureras point mais tu t'acquitteras envers le Seigneur de tes serments. " Mais, moi, je vous dis de ne point jurer du tout; ni par le ciel, car il est le trône de Dieu; ni par la terre, car elle est son marchepied; ni par Jérusalem, car c'est la ville du Grand Roi. Ne jure pas non plus par ta tête, parce que tu ne peux pas en rendre un seul cheveu blanc ou noir. Que votre parole soit : oui, oui, ou : non, non; tout ce qu'on ajoute vient du Malin.


Vous avez entendu qu'il a été dit : " Oeil pour oeil, dent pour dent. " Mais, moi, je vous dis de ne pas résister au méchant; au contraire, si quelqu'un te frappe sur la joue droite, présente-lui aussi l'autre. A celui qui veut plaider contre toi et prendre ta tunique, abandonne aussi le manteau. Et si quelqu'un veut te faire faire une corvée d'un mille, fais-en deux pour lui !


Donne à celui qui te demande; ne te détourne point de celui qui veut emprunter de toi; et à qui s'empare de ce qui est à toi, ne réclame rien.


Vous avez entendu qu'il a été dit : " Tu aimeras ton prochain et tu haïras ton ennemi ". Eh bien, moi, je vous dis : Aimez vos ennemis, et faites du bien à ceux qui vous haïssent; parlez avec bienveillance de ceux qui vous maudissent; priez pour ceux gui vous persécutent; afin que vous soyez fils de votre Père qui est dans les cieux; car il fait lever son soleil sur les méchants et sur les bons et il fait pleuvoir sur les justes et sur les injustes.


Si vous n'aimez que ceux qui vous aiment, quelle récompense en aurez-vous ? Les publicains eux-mêmes ne le font-ils pas ? Et si vous ne faites accueil qu'à vos frères, que faites-vous d'extraordinaire ? Les païens aussi ne le font-ils pas ? Et si vous ne faites du bien qu'à ceux qui vous font du bien, quel gré vous en saura-t-on ? Car les pécheurs aussi font la même chose. Et si vous ne prêtez qu'à ceux de qui vous espérez recevoir, quel gré vous en saura-t-on ? Les pécheurs aussi prêtent aux pécheurs afin de recevoir la pareille.


Soyez miséricordieux comme votre Père est miséricordieux...

Soyez parfaits comme votre Père céleste est parfait...


(MATTHIEU, Ch. 5, v. 17 à 48. -- MARC, ch. 11, v. 25; ch. 1O, v. II. -- LUC, ch. 16, v. 17; Ch. 21, v. 33; Ch. 12 v. 58, 59; ch. 16, v. 18; ch. 6, v. 27 à 36.)


Le Père est un dans Son essence; Ses innombrables volontés sont unes; Ses rapports infiniment complexes avec tout ce qui existe sont uns; tout le possible est contenu dans Son unité; tout l'impossible aussi; le but vers lequel Il lance les créatures, c'est Lui-même; leur point de départ originel, ce fut Lui-même. Il est simultané, indivisible, permanent. Et encore tous nos mots donnent l'idée d'une reconstitution synthétique; il n'en est pas pour exprimer l'Un spontané, vivant, concret.


L'intelligence des sages, qui s'élève d'abstractions en abstractions jusqu'à l'idée du Principe, le conçoit et le décrit par des négations : Absolu, Immuable, Infini, Immobile. Il est tout cela lorsqu'on Le regarde du point de vue de la création. Mais les Amis de Dieu, qui vivent en Lui et qui Le regardent avec les yeux de l'Amour, Le voient comme Affirmation permanente et Mouvement spontané. Il est la somme de tout ce que nous pouvons concevoir et de tout ce qui restera toujours au delà de nos plus vastes imaginations.


Ainsi le Père ne Se repent pas, ne revient jamais sur Ses desseins, ni n'améliore Ses plans qui sont parfaits dès le principe. Les changements qu'Il semble apporter à Ses oeuvres sont, en réalité, des faits nouveaux qu'Il tire du trésor sans fond de Son Amour comme aides au libre arbitre trébuchant des créatures. Les différences des lois morales ne représentent que des opportunismes adaptés aux différences de besoins, des époques et des ressources psychologiques. Selon la qualité de leur travail spirituel, les peuples reçoivent des règles nouvelles dont l'observance les mène à un degré plus ou moins haut. Il en est ainsi pour la terre, pour l'univers, pour les univers futurs même, encore en gestation dans les limbes du possible.


On a dit que la morale du Christ n'était pas neuve. Il est exact qu'on en retrouve diverses maximes dans les sentences taoïstes, dans les slokas brahmaniques, dans les suttas bouddhiques, dans les triades celtiques, dans le Talmud, dans le Coran, dans le livre du Bab. Ce sont là des ressemblances de forme; le fond diffère. Ainsi un magnétiseur habile peut provoquer sur un sujet des phénomènes de voyance et d'extase qui, vus de l'extérieur, semblent identiques à ceux qu'on enregistre chez un saint; or, les causes sont exactement contraires ici et là; l'expérimentateur impartial en aperçoit vite les différences radicales. De même le Christ n'a pu que répéter ce que les grands initiateurs religieux avaient dit d'essentiel. Serait-il admissible que le Père ait laissé dans l'ignorance et dans l'erreur tant de multitudes depuis le commencement du monde ? Et puis, le Christ est venu moins pour enseigner par la parole que pour démontrer par l'exemple. Sa force, c'est Son exemple, total et immortel. " Il n'est pas venu pour obéir, mais pour accomplir " ; ce qu'Il a apporté, c'est une espérance basée sur des preuves expérimentales. La Loi reste intégrale; elle n'est susceptible que de recevoir quelques développements dans la mesure où nous avons accompli ce que nous en connaissions. Et, comme les faits actuels le prouvent, nous sommes loin de cet accomplissement; ne soyons pas surpris que ce soient toujours les mêmes travaux à peu près auxquels nous sommes tenus. Tel qu'il est, le code de la Morale contient de la besogne pour bien des siècles encore.


C'est une vaste besogne, certes, mais si grande, si haute, si excellente ! C'est le Travail même, c'est la véritable raison d'être du Monde; nous n'y croirons jamais assez. C'est pour nous que le Père a construit ce monde; Il nous l'a donné; il est à nous; son sort repose dans nos mains, non seulement son amélioration, mais sa durée. La loi divine indique comment nous devons traiter l'univers; ainsi un professeur donne un devoir à ses élèves et le leur fait recommencer jusqu'à ce qu'ils fournissent une bonne copie. C'est pour cela que le plus petit accent de la Loi demeurera jusqu'à ce que nous l'ayons inscrit et sculpté dans la substance matérielle des mondes où nous sommes envoyés. Car la Loi, c'est la volonté de Dieu, et la volonté de Dieu, c'est Son Verbe, Jésus.


Jésus reprend le travail des précédents fondateurs de religions; Il le consolide, le renouvelle, le rajeunit; Il y ajoute une lumière inédite, Il le vivifie en lui insufflant Sa propre vie; Il l'amène enfin à toute la perfection relative dont est susceptible l'état spirituel de la terre. Tel est l'accomplissement auquel nous devrions collaborer. Bien que le Père ne promulgue cette Loi que pour les créatures, Il lui donne cependant, puisqu'Il la prononce, une essence éternelle. Le ciel et la terre peuvent passer, non seulement la Loi reste intacte, mais encore elle demeure après que tout ce qui fut la cause particulière de sa profération aura été réintégré dans son lieu d'origine : le Royaume du Ciel. A ce moment cette loi, reprenant sa primitive splendeur, réintégrera aussi son origine, le Verbe du Père, et se reposera en Lui, indescriptiblement magnifiée de toutes les vertus que les créatures auront émises en la réalisant au long des cycles universels. La loi, le Verbe, la Volonté du Père totalement réalisée, la maturité du Monde, le développement parfait des êtres, la résurrection de la chair, tout cela sont des termes synonymes. Et il est tout simple de concevoir que notre passage ici-bas est seulement le moyen de notre présence perpétuelle Là-Haut; obéir à la Loi nous donne donc infailliblement droit à une place dans ce monde éternel de qui cette loi est une réfraction fugace et indéfiniment brisée.


Pour trouver un sens à la vie, il faut reconnaître ce que l'orgueil de l'homme appelle, avec quelque rancune, le bon plaisir divin : les choses sont ainsi parce que Dieu les a voulues telles. Toute philosophie qui n'admet pas une cause première indépendante se brise aux écueils du pessimisme, du non-agir ou de la révolte. Le Père nous a lancés à travers l'espace et le long du temps pour que ce long voyage fasse croître en nous une certaine force dont nous ignorons la vraie nature, mais qu'il nous semble pouvoir appeler la connaissance vivante. Bon gré, mal gré, nous le ferons, ce voyage; nos résistances ne servent qu'à le prolonger; et le meilleur parti que nous puissions prendre, c'est de l'entreprendre délibérément avec tout notre meilleur vouloir.


Quelle que soit d'ailleurs la philosophie qu'adopte notre intellect, la solution que j'indique est celle qui diminue le plus nos fatigues, nos souffrances, nos inquiétudes, et qui nous élève aux plus hautes possibilités d'énergie sereine et de judicieuse sagesse. Le Père, ne l'oublions pas, décrète dans l'Absolu; mais Ses décisions parviennent dans les différents mondes à des moments successifs de la durée. En Dieu, en Son Royaume, tout est présent, simultané, sans cesse renaissant avec une richesse croissante; dans la Nature, le présent est un point mathématique mobile, et tout s'épuise sans recours. Mais ce point du présent, fenêtre minuscule ouverte sur l'Éternel, cet Invariable Milieu des Sages de la Chine, c'est l'innombrable étincelle que le Verbe sème parmi nous au long des siècles, et dont Il mesure l'ardeur et la splendeur à la capacité lumineuse des êtres qui la doivent rencontrer. Ainsi Dieu communique à l'homme Ses plans créateurs par la loi qu'Il inscrit dans notre conscience, et Il illustre ce texte spirituel en nous montrant, par Son Fils Jésus, la réalisation, la matérialisation, l'accomplissement de cette Loi.


La loi de Moïse ne fut qu'un extrait de la Loi du Père à l'usage des Israélites. Je ne dis pas une déformation; elle fut sainte et divine et parfaite pour le but en vue duquel le théocrate l'imposa. Le Père dirige la nébuleuse, la planète ou l'homme de la même façon, car toute créature est Son enfant; Il les pourvoit toutes d'un certain viatique d'intelligences et de vitalités qu'elles ont à mettre en oeuvre; elles choisissent, par leur libre arbitre, le mode de leur travail : égoïsme ou altruisme, parce que, seul, le travail libre vaut pour l'éternité. Durant toute cette longue époque, Dieu ne Se manifeste à Ses enfants que sous des voiles : intuitions de la conscience morale, enseignements partiels de quelques-uns plus avancés. Toutefois, si une créature, quelle qu'elle soit, s'égare tellement qu'aucun de ses frères aînés ne puisse lui porter secours, le Père descend Lui-même à son aide; et cette descente, c'est le Fils, le Messie, le Christ, notre Jésus.


Ainsi, sans Jésus, il n'y a point de route entre le relatif et l'absolu. Le Monde flotte sur l'abîme du Néant, entre les nuits des enfers et les soleils des paradis; dès que le Verbe S'incarne sur une planète, un chemin est ouvert de ce lieu jusqu'à la Maison du Père, et les hommes peuvent le prendre en suivant les ordres du Verbe, et ils entraînent à leur suite toutes les autres créatures. Notons ici que cette route directe entre chaque homme et Dieu est toujours nouvelle; à chaque pas l'inconnu entoure le marcheur; à chaque pas donc il lui faut s'accrocher d'une étreinte toujours plus vigoureuse au seul guide certain, le Christ.


Les plus profonds d'entre les sages n'ont jamais pu apercevoir que des buts secondaires du dessein providentiel; comme, par exemple, notre bonheur futur. Mais ce dessein en lui-même reste inconnaissable; jamais un généralissime ne communique ses plans à ses soldats.


Un roi juge que la vie économique ou civique de ses sujets serait meilleure s'il la dirigeait dans tel ou tel sens; il promulgue une législation appropriée. De même le Père, considérant le but pour lequel Il nous crée, nous pourvoit de moyens d'action et nous indique quelles activités, entre toutes, nous avons à poursuivre pour atteindre ce but, dont l'incognito est une condition même de notre travail. Seulement les lois divines sont parfaites et conçues pour notre seul avantage; elles nous mènent, par le plus court, à la stase idéale de notre développement. Elles coïncident avec tous les rapports mutuels de toutes les créatures; elles sont le schéma de l'Univers et les formules de sa vie.


C'est pourquoi nos désobéissances ou nos révoltes retardent la marche du monde et y fomentent la mort; c'est pourquoi nous souffrons, car toute épreuve n'est que l'expérimentation personnelle d'un mal que notre volonté immortelle a antérieurement appelé à l'existence par une infraction à la Loi.


Arrêtons ces développements. Tout l'ensemble des desseins du Père est inscrit sur un livre scellé à toute créature et qu'on appelle le Livre de Vie. La Loi de Moïse est un écho terrestre d'une des lettres de ce livre; la loi de Manou, les Kings, l'Avesta furent d'autres échos de différentes lettres divines. Notre devoir ne réside pas dans des investigations tâtonnantes, dans des essais hasardeux pour reconstituer ce texte spirituel, mais dans la simple réalisation de la minime partie qui nous en a été révélée. La conscience, le Nouveau Testament, les exhortations des serviteurs de Dieu échelonnés au long des siècles nous indiquent nos devoirs et, à mesure que nous avons accompli l'un parfaitement, le suivant, un peu plus difficile, nous est enseigné, selon notre force et selon le milieu où nous vivons. On rencontre bien, par intervalles, des intelligences auxquelles chaque lettre et chaque accent du texte sacré parle un langage clair; mais ceci est un don, un privilège qui se fausse si on le ravit. La meilleure méthode d'acquérir une science religieuse saine et vraie, c'est de borner ses soins à l'accomplissement du devoir; tout le reste n'est qu'orgueil ou puérilité.


Pas un trait de la Loi ne sera effacé avant d'avoir été réalisé dans tout l'Univers. Savez-vous si ce n'est pas vous que le Ciel attend pour finir l'incarnation de telle lettre ou de telle virgule du texte éternel ? Donnons-nous donc, de toutes nos forces, aux plus humbles besognes, et n'en quittons aucune que complète et parachevée.


La collaboration à laquelle Jésus nous invite est d'ailleurs une entreprise toute neuve et difficile. Les anciens livres sacrés ne contenaient pas tout; Lao-Tseu, Vyasa, Zoroastre laissent entendre qu'ils ne révèlent pas tout; ceux des Kabbalistes qui ont reconnu le Messie disent que le Cantique des Cantiques ne fut chanté que par la moitié du choeur de la tribu de Lévi, et que la seconde moitié ne l'entonna qu'après la venue du Christ; Ireneus Agnostus, Fludd, Madathanus qui, au dix-septième siècle, prétendirent fondre l'initiation polythéiste et la révélation chrétienne sous le vocable de la Rose-Croix, ont indiqué les alternances des soixante-douze chanteurs. Mais, permettez-moi de vous l'affirmer, ces hommes si savants et si sages dont les écrits contiennent, pour qui peut les approfondir, tant d'éclairs ingénieux, n'ont cependant pas aperçu l'illimité des horizons évangéliques. Je ne méprise aucun de ces adeptes, et je sais que les doctrines qu'ils enseignèrent furent excellentes pour leurs peuples respectifs; mais écoutez le divin conseil : Laissez les morts ensevelir leurs morts, et allez vers la Vie. Voici deux mille ans que Salomon ne pourrait plus dire : Il n'y a rien de nouveau sous le soleil. Il y a du nouveau, un nouveau toujours nouveau et qui se renouvelle sans cesse. Allez à cette nouveauté infiniment jaillissante; allez à Jésus; vous découvrirez tous les jours en Lui une beauté inconnue; et tous les jours Il ouvrira en vous une porte secrète et vous mènera dans des jardins jusqu'alors ignorés.


Le plus infime des êtres, par le fait qu'il vit, influe sur tous les autres. Ce rayonnement, c'est son verbe. Entre tous, l'homme a reçu la plus grande puissance verbale; mais, en ayant fait longtemps un usage mauvais, il l'a affaiblie, si bien que ses actes sur cette terre rayonnent aujourd'hui davantage que ses paroles. D'autre part, nous avons tous tendance à faire travailler nos voisins plutôt que de travailler nous-mêmes; ce sont les devoirs de nos voisins qui nous paraissent les plus importants; les nôtres, il arrive que nous ne les apercevons même pas (Matthieu V, 20). C'est cet état d'esprit que Jésus appelle " la justice des Scribes et des Pharisiens " . C'est la loi du monde créé : toute action y évoque une réaction, dans l'intelligible aussi bien que dans le sensible, dans le monde passionnel aussi bien que dans le monde des volitions. La Nature est une sphère en équilibre entre l'abîme d'En Haut et l'abîme d'En bas; tout égoïsme la tire vers ce Bas; tout altruisme la pousse vers le Haut; quant à des actes qui ne seraient ni bons ni mauvais, il n'en existe pas, bien que certaines métaphysiques représentent une telle indifférence comme la perfection même de la créature et sa libération. Cette sagesse intellectuelle, cette pseudo-sérénité de la raison, qu'elle s'habille de vocables bouddhistes ou gnostiques ou quiétistes, c'est elle que Jésus qualifie de pharisaïque, et qu'Il nous demande de dépasser. Pour que le Monde soit sauvé, il faut que les disciples le lancent vers le Haut, vers le déséquilibre de l'Amour.


Si l'on veut entrer plus tard au Ciel, il faut dès maintenant créer le Ciel sur la terre; pour recevoir plus tard la plénitude infinie de la Science, de la Sagesse et du Pouvoir, il faut dès maintenant donner aux autres tout ce que nous possédons, il faut dépasser nos devoirs normaux. Si maintenant nous nous faisons les serviteurs du prochain, les anges nous serviront dans le Ciel, après notre jugement.


Voici encore une façon de " dépasser la justice des Scribes " : essayer d'éviter à autrui le contre-coup de ses erreurs anciennes ou actuelles, empêcher qu'il se fasse du mal à lui-même, attirer l'ivrogne loin du cabaret, l'avare loin de son coffre-fort; et faire en sorte qu'ils ne s'aperçoivent pas de notre ruse fraternelle afin que, s'ils retournent à leur vice, ils ne s'irritent pas contre nous et ne se chargent pas d'une double responsabilité.


Mais on n'obtient pas ces améliorations sans beaucoup de patience et de mansuétude, sans assouplir notre mentalité, notre caractère et notre tempérament; la porte du Ciel est toute basse, et il faut se faire bien petit pour y passer. Appelons ainsi, par de l'indulgence et de la fraternelle bonté, tout l'amour que le Père brûle de nous offrir, afin que la miséricorde surmonte la justice et que la Nouvelle Alliance s'élève sur une terre renouvelée.


Suivons maintenant le Maître dans le détail des applications pratiques; d'abord le meurtre, puis l'adultère, le jurement, la vengeance, et enfin le précepte positif, l'amour du prochain.

* * * *

Il est écrit : Tu ne tueras point. Le contexte indique bien qu'il s'agit ici de meurtres individuels et d'homme à homme. Prétendre à cette occasion que le Christ interdit aux soldats de tuer les ennemis de leur patrie, c'est forcer le sens du précepte; les pacifistes absolus placent un terme de leur syllogisme dans l'absolu, et l'autre dans le relatif; leur logique est fausse. La guerre internationale ne pourrait pas exister si, dans chaque nation, les hommes étaient fraternels. Partout, dans les provinces, dans les cités, dans les hameaux, dans les familles, nous nous attaquons, nous nous faisons tout le mal possible. Ces jalousies, ces ruses, ces méchancetés locales et particulières attirent fatalement les démons guerriers. Et quelle utopie de vouloir que la paix règne entre les peuples, lorsque de porte à porte on se déteste avec tant de haine ! Et puis, le soldat ne se défend pas lui-même, il défend l'ensemble de ses compatriotes, il défend le corps et l'âme de sa patrie; même s'il meurt pour elle, il ne fait que lui rendre ce qu'il en a reçu à sa naissance. Et puis, où est le pacifiste qui se jette entre deux troupes ennemies pour les arrêter au nom d'un principe supérieur, au risque de se faire tuer lui-même ?


Si l'on prétend que la loi divine interdit toute espèce de meurtre, comment ferons-nous pour vivre ? Chaque respiration tue des milliers de petits êtres vivants, dans notre corps et dans l'atmosphère; le matin, en faisant sa toilette, on tue aussi d'innombrables cellules; les végétariens idéalistes ne veulent pas qu'on tue des animaux; mais une plante vit d'une vie aussi intense qu'un mouton; on ne peut même pas ressentir une sensation quelconque, enregistrer un fait dans sa mémoire, élaborer une pensée, on ne peut même pas étendre la main, sans faire mourir des cellules.


Non, il faut se résoudre à vivre; c'est nous-mêmes qui avons ouvert à la Mort la porte de l'existence. Chaque égoïsme, chaque mépris, chaque colère, chaque larcin, c'est une force de plus donnée à la puissance de destruction. Acceptons notre fardeau. Si notre corps a besoin d'aliments carnés, donnons-les lui, mais sachons vaincre les soubresauts de l'instinct que ce régime provoque; si la défense de la patrie nous appelle, faisons notre métier de soldats sans crainte, mais sans cruauté, ni colère.


Et puis, l'on ne se souvient pas assez de la prière. Les anciennes religions se préoccupaient du sort des animaux dont nous mangeons la chair; les rites dont les sacrifices étaient accompagnés enlevaient à l'esprit de la victime la presque totalité de sa souffrance. Chaque chrétien peut faire la même chose, en demandant à l'unique Victime innocente, à l'Agneau mystique, de diminuer et les affres de ces êtres inférieurs et la dette que l'homme contracte envers eux, en considérant que nous dépenserons nos forces réparées à leurs dépens au service de nos frères. C'est à cela que sert le Benedicite des chrétiens.


D'ailleurs chacune de nos actions devrait être précédée par une demande semblable, que le Ciel en éloigne le mal qui pourrait s'y introduire et chaque jour que Dieu nous accorde devrait s'ouvrir par le " Que votre volonté soit faite " et par le " Délivrez-nous du mal " de l'Oraison Dominicale.


Moïse ne défendait que le meurtre corporel; Jésus défend aussi ces meurtres spirituels que sont la colère, l'impatience et le mépris, même au sujet des animaux et des choses. Tout est sensible et intelligent; votre main qui frappe le cheval ou le meuble leur instille la fureur, à l'un comme à l'autre; la bête pourra devenir méchante; la table pourra communiquer le fluide obscur de l'irritation à celui qui va s'y asseoir après vous. L'homme est un tel centre d'influences vives qu'il maléficie ou sanctifie involontairement tout ce qu'il touche et même tout ce qu'il regarde.


La colère est réellement sanctionnée par le jugement (Matthieu V, 22), parce qu'elle oblige le coléreux à se trouver dans la même position plus tard que celui qu'il opprime et à subir à son tour la violence d'un autre coléreux; et ainsi de suite jusqu'à ce que l'un de ces irascibles parvienne à dompter son humeur. L'insulte que nous jetons à la face d'un autre, même si elle paraît méritée, nous traîne invisiblement à la mort devant un tribunal impitoyable. Traiter dans une intention offensante quelqu'un de fou, fait courir la chance de passer à notre tour dans cette angoisse consumante qu'est la folie.


Colère, mépris, injures viennent du coeur; c'est donc le coeur qu'il faut dompter, apaiser, adoucir et enfin sublimiser.


Quel procédé emploierons-nous, puisqu'il est écrit : Tu ne tueras point ? La colère est une énergie de Ténèbres; il s'agit de la transmuer en énergie de Lumière. De même que la guérison de l'obésité s'obtient, non par le jeûne, mais par l'exercice physique, je guérirai mon humeur irritable en employant sa force à pardonner. Quiconque a tenté cela sait qu'on y gagne une véritable courbature morale. Voilà pourquoi Jésus nous parle de pardon.


Remarquez encore qu'Il nous demande ce sévère entraînement juste aux minutes où il est le plus nécessaire : quand on va vers la justice divine par la prière, ou vers la justice humaine par les procédures.


Toute prière, si faible, si partielle ou superficielle ou même artificielle qu'on la suppose, est une sortie de nous vers un idéal d'équilibre, de paix et d'harmonie. Que mon être spirituel monte vers cette sérénité dans un état de fureur, il retombera, et sa fureur ne sera qu'accrue. J'aurai mis de l'huile sur le feu et je sortirai de ma prière plus mauvais que je n'y étais entré.


Cette remarque est générale, d'ailleurs. Si je parle à Dieu, ne dois-je pas d'abord cesser tout entretien avec les créatures ? C'est-à-dire ne dois-je pas oublier momentanément mes soucis, mes désirs, mes impatiences, mes rancoeurs ?


Je parviendrai à un tel oubli en donnant d'abord ma confiance au Père et ma résignation à Sa volonté, puisqu'II ne me demande rien de plus que de faire, dans la vie, tout mon possible. Je devrai encore pardonner les offenses que je crois avoir subies, et pardonner à l'instant, car voici comme les choses se passent.


Aucun acte -- en l'espèce aucune injure -- n'est viable et ne vit que par le sentiment qui lui a donné naissance. Ce sentiment est un acte dans le monde central du Verbe d'où mon coeur, mon foyer animique, est originaire. Les guides, les gardiens, les anges que le Verbe a postés autour de moi, me connaissent par mes sentiments; ils ne voient pas ma forme corporelle ni ma forme mentale; c'est mon coeur qu'ils voient; ils aperçoivent ses humiliations, ses rancunes, ses vengeances, ses pardons. La paix doit donc être conclue entre les quatre mêmes parties que la querelle : les deux adversaires et leurs deux anges. Or ces quatre ne sont ensemble qu'aujourd'hui, tout au plus pendant cette seule existence présente; après la mort se retrouveront-ils, dans les purgatoires du catholicisme, dans les mondes nombreux des réincarnationistes ? Et quand ? Le plus sage n'est-il pas de se réconcilier à l'instant, plutôt que de traîner pendant des cycles le poids vampirique d'une colère ou d'une rancune ? (Matthieu V, 3, 24).


Le pardon immédiat n'est qu'un cas de la règle qui commande de ne jamais remettre au lendemain ce qui peut être fait tout de suite. Rien ne se présente isolément; les hommes, les choses, les circonstances sont de véritables petits mondes, des groupes qui abordent les groupes que nous sommes chacun, en présence d'autres groupes spectateurs. A la minute où tel travail survient pour moi, les forces auxiliaires ou inspiratrices utiles pour que ce travail soit fait le mieux possible, sont là aussi. Et, si je retarde ce travail, ces forces demain seront parties; car tout évolue et révolue; tout sous un certain aspect est un système d'astres. Ainsi le bon disciple saura se commander instantanément, de façon à ne jamais refuser un effort.


Et puis, tant de choses que nous estimons graves n'ont pas d'importance, en réalité; méfions-nous de nos appréciations. Ainsi avez-vous remarqué que le Christ parle bien de gens qui se disputent et ordonne bien qu'ils se réconcilient, mais Il ne dit nulle part d'examiner lequel a tort ou raison; dans un différend il y a sans doute un offenseur et un offensé; mais, en général, si j'en juge par les expériences que j'ai faites, les deux parties se croient toutes deux l'offensé. Hélas ! si nos plus graves débats personnels sont bien souvent puérils pour le philosophe, combien plus ne le doivent-ils pas paraître à l'intelligence fixée en Dieu ! Le désir du Christ est que nous évitions disputes et procès, même lorsqu'ils nous paraissent seulement défensifs; c'est une école excellente pour rapetisser le Moi et le descendre de son piédestal.


Suivons cette école pendant la vie, pendant le " chemin " car, au bout, un Juge nous regarde venir. Aucun ennui ne nous touche que nous ne l'ayons appelé, voici une heure peut-être, peut-être voici des siècles; dans cette même chambre peut-être, peut-être dans quelque monde imperceptible au télescope. Habituons-nous donc, pour les petites choses superficielles, à ne plus contester ni disputer, ni critiquer acrimonieusement; dans le domaine esthétique, intellectuel, scientifique, on peut et on doit se rendre compte; mais comparaison n'est pas condamnation; et un artiste qui crée un pur chef-d'oeuvre, un penseur qui nous offre une doctrine saine, un savant qui nous explique la vie, un réalisateur qui diminue la souffrance sociale, font plus pour le progrès du genre humain que tous les critiques, les polémistes, les politiciens et les envieux. Le véritable progrès n'est pas destruction, mais construction.


Le Tribunal invisible est équitable; il juge sans passion, et d'après un code précis. Les pénalités spirituelles n'excèdent jamais nos culpabilités. Tares physiologiques, défaveurs du sort, lacunes intellectuelles, maladies morales, ce sont les chaînes et les murs du cachot; c'est nous qui avons élevé ceux-ci et forgé celles-là; nous sommes les prisonniers de nous-mêmes, et nous resterons captifs tant que nous n'aurons pas fourni aux ministres du Destin la preuve expérimentale que nous savons faire bon usage de notre liberté. Nous serons réellement libres un jour; mais il faut que nous cultivions la précieuse semence. Cette culture, c'est d'obliger le Moi à obéir au Christ; car faire ce que je veux, n'est-ce pas faire ce qui me plaît ? Et mes goûts ne sont-ils pas les fruits de mes convoitises prénatales, si j'ai déjà vécu avant cette vie ? Et, si cette vie est la seule qui me soit dévolue, mes goûts ne sont-ils pas les obstacles mêmes que Dieu veut que mon âme surmonte, les défectuosités qu'Il lui donne à combattre ? Ainsi je ne sortirai pas du cachot avant d'en avoir usé les fers ou démoli les murs, avant d'avoir payé toutes les dettes dont mon égoïsme m'a chargé en se satisfaisant aux frais d'autres créatures. Si j'applique à mes débiteurs la juste loi du talion, le Destin me courbera sous cette même loi; si je remets, si je pardonne, le Ciel indemnisera le Destin à ma place, et calmera l'indignation de mes victimes.


Alors seulement, quand je serai libre, je pourrai sortir du monde des incarnations, de la matière, du relatif, du temporel, pour entrer dans le monde de l'Esprit, dans l'Absolu, dans l'Éternel.

* * * *

Après la règle des rapports sociaux, voici la règle du mariage, principe de la famille (Matthieu V, 27-32).


Toutes les anciennes religions ordonnent la fidélité corporelle. Le choix que deux fiancés font l'un de l'autre n'est libre qu'en apparence; dans la très grande majorité des cas, le Destin pèse sur ce choix. Tels parents ne peuvent avoir que tels enfants; car l'hérédité n'est pas seulement physiologique, ni l'atavisme social; époux, parents, enfants se correspondent selon les lois inconnues des nécessités spirituelles; les mariages les plus riches pour les âmes ne sont pas toujours, ne sont presque jamais les plus heureux au sens humain.


La polygamie, utile pour des races physiquement neuves, est un opportunisme comme cette licence du divorce, dans la loi de Moïse, au sujet de laquelle plus tard on questionnera Jésus. La monogamie seule permet à l'amour humain de sortir de la passion charnelle, puis de la passion sentimentale, pour aborder " les rivages heureux " où une tendresse fraternelle, pure, silencieuse dépasse les plus sublimes hauteurs du romantisme sentimental et fait pressentir à quelques couples d'époux prédestinés, dans les joies augustes des sacrifices réciproques, les sereines béatitudes de l'amour éternel.


Vu des cimes de l'Esprit, le mariage est une école très élémentaire; vu d'ici-bas, il constitue un travail digne de tous nos soins parce qu'il offre les meilleures occasions d'atteindre au contrôle parfait de la volonté sur les gestes habituels de l'égoïsme, sur les manies où l'on s'enlise, sur les travers les plus mesquins, les opinions faciles et banales, sur tout cet ensemble d'hypocrisies et de mensonges à soi qui rendent trop souvent notre vie, à partir de l'âge mûr, si laide, si moutonnière, si étroitement apathique et cristallisée. Deux époux qui, jusqu'à la mort, se seraient appartenus l'un à l'autre totalement, dont toutes les pensées, les goûts, les sensations auraient été des échanges spontanés, qui n'auraient, en tant qu'époux, vécu que l'un pour l'autre, sans une distraction, auraient atteint une intégrité une netteté, une transparence intérieure qui les tiendraient prêts aux plus merveilleuses aventures le long de la route du Ciel.


L'être humain offre l'exemple excellent d'un tout formé des parties les plus disparates cimentées par une cohésion invincible. Le contact fugitif du doigt et d'un objet non seulement provoque des réactions physiques, chimiques, magnétiques, électriques, mais agit encore sur ces organismes impondérables que la psychologie croit être des forces sans formes, mais encore sur les plus lointaines nuées dans les cieux obscurs de l'inconscient. Inversement, le remous du vol d'un ange, par delà Sirius, le geste d'une créature sur Neptune parviennent toujours à quelque poste réceptif au tréfonds de mon Moi et provoquent jusque dans mes viscères, jusqu'à mon épiderme des modifications qui seraient enregistrables au laboratoire avec des appareils suffisamment sensibles. Tel est le fait général dont les applications particulières font comprendre l'un ou l'autre des motifs encore inconnus aux ordonnances morales que promulgue l'Évangile.


Nos cinq sens sont cinq portes grandes ouvertes aux tentations. Le moindre désir extra-conjugal est un vol au préjudice de l'autre époux et un attentat à l'intégrité de la personne qui en est l'objet; ce qui constitue le péché, c'est le consentement intérieur, même s'il n'est point suivi de réalisation à laquelle peuvent mettre obstacle bien des circonstances. Souvenons-nous-en, toujours nos actes engendrent de multiples effets, nos désirs aboutissent à de multiples dols. Acquérons un respect plus grave de la liberté d'autrui et un sentiment plus profond de l'importance de nos propres promesses. Notre parole nous lie malgré nous dans le monde des Causes; mais, dans le monde des Effets, sur cette terre en particulier, soyons-en réellement les esclaves volontaires. Toute la culture intégrale de l'être repose sur cette double et mutuelle relation du physique et du psychique; il ne suffit pas de bien penser, il faut agir bien; il ne suffit pas de bien agir, il faut penser bien. Les grands éducateurs ont fait la part la plus importante dans leurs méthodes au contrôle des idées, du sentiment, de l'imagination. Le plus subtil, en effet, domine le plus dense. Un acte peut être bon et sa pensée mauvaise; mais si la pensée, l'intention, la volonté sont justes, loyales et pures, l'acte sera toujours bon, malgré les erreurs possibles de mise au point. Voilà pourquoi l'ascétisme religieux ordonne la pratique quotidienne de la méditation : une fois, deux fois, trois fois par jour, le disciple se met en face de lui-même, s'examine comme en se dédoublant, s'interroge, compare ses désirs et ses actes au Modèle divin, puis s'impose des réparations ou décrète des résolutions. Aucun système ne procure mieux la maîtrise psychique, et c'est cette habitude, dont l'influence rayonne peu à peu sur les objets profanes ou temporels de leurs actes, qui donne à beaucoup de prêtres et de moines l'autorité sur les consciences laïques, la profondeur dans les desseins, la constance dans les réalisations.


Mais ici je signalerai un piège aux chercheurs indépendants, aux spiritualistes libres. Ils peuvent être, ils sont persuadés de l'importance primordiale de ce que l'Évangile appelle la purification du coeur, de cette patiente culture qui élague de nos décisions ou de nos désirs tout élément d'égoïsme, de cupidité, de jouissance, de bénéfice personnel. Mais ils peuvent être, et ils sont souvent tentés de recourir, dans ce but, aux pratiques, plus ou moins savantes mais toujours illicites, des temples orientaux : entraînements respiratoires, concentrations mentales par immobilité du regard, attitudes spéciales, régimes alimentaires, drogues, méditations subjectives, contemplations et extases par l'aide des courants magnéto-telluriques, etc., etc. Toute une littérature, d'abord anglaise, puis américaine, puis allemande, française ou russe vulgarise en Occident ces artifices depuis une quarantaine d'années. Or, en Asie, où l'atmosphère seconde le climat, les habitudes mentales et sociales, l'alimentation, l'hérédité physiologique concordent pour offrir à l'expérimentateur toutes les facilités, on ne compte guère, au dire des adeptes les plus autorisés, que quatre ou cinq réussites sur mille sujets. Combien plus, en Europe, où tout s'oppose à ce genre d'introspections, ne faut-il pas s'attendre, chez les étudiants téméraires, à des catastrophes pathologiques et psychologiques ?


Non, aucun procédé n'est meilleur, pour se conquérir soi-même, que la lutte tenace, incessante, infatigable contre les penchants égoïstes. Il faut, chaque matin, se préciser à soi-même le point sur lequel on a failli la veille et, coûte que coûte, n'y pas broncher tout le long du jour. Le plus petit détail importe : une phrase, l'accent fâché d'un mot, un doigt qui frémit, une paupière qui bat involontairement, tout cela vaut la peine d'être maîtrisé. Une détente paresseuse qu'on s'accorde une minute nous procurera sans doute tout à l'heure, pendant le travail, ou ce soir, à la prière, une longue et déconcertante distraction. Une grande faute est toujours la fille d'un petit oubli. Chaque laisser-aller creuse en nous comme une bouche ténébreuse de vampire où s'engouffrent invinciblement plus tard nos efforts vers l'ordre, vers l'organisation, vers la clarté. Aucun genre de vie n'exige plus de raison, de volonté précise, d'énergie, que la vie du disciple, quelle qu'en soit la forme sociale. Reconnaître son devoir d'un coup d'oeil simple et sincère, puis l'accomplir quelque pénible ou quelque insignifiant qu'il paraisse : voilà la règle (Matthieu V, 29, 30).


Quant à la tentation, la meilleure tactique pour la vaincre, c'est, non pas de s'exalter, de se répandre en élans tumultueux, mais au contraire de se tenir coi, tout petit, tout calme, tout discret. Vous avez vu bien souvent, autour de vous, des hommes s'agiter, gesticuler, crier : Non, je ne ferai pas cela ! -- et qui, au bout de quelques manoeuvres de leur adversaire, finissaient par lui obéir; tandis que tel autre, d'une voix tranquille, dit : Non, et rien ne lui fera jamais dire : Oui. Or le Tentateur sera toujours plus fort ou plus rusé que nous; la violence et la ruse lui appartiennent; mais le calme le désarme.


Et puis, la tentation n'est pas seulement de la psychologie; tout se tient dans l'homme; toute perception peut devenir une pensée; toute pensée aboutit à une modification du corps. Ce n'est donc pas mon esprit seul qui est tenté; c'est encore tous ses rayons : l'esprit de mes oreilles, de mes yeux, de mes doigts. Si l'un de ces organes fait le mal, c'est parce que son principe animateur s'est égaré dans le pays du Mal; or les cellules voyagent dans notre corps, comme les astres circulent dans le firmament. Un germe morbide amené dans le corps par les divagations d'un esprit vital peut donc infecter successivement toute la personne psychique; et, si je laisse l'intelligence de ma main, par exemple, voler ou brutaliser, quand quelques-unes des cellules, des forces vivantes de cette main parviendront au cerveau, ma pensée deviendra voleuse ou meurtrière, et ma volonté ne pourra plus lui résister.


Si, à cette période grave de ma vie psychique, la tentation du meurtre me visite, alors, plutôt que de tuer, je ferai mieux de suivre l'Évangile à la lettre et de couper cette main définitivement corrompue. Quoique mon corps ne m'appartienne pas, quoique, en me mutilant, je commette un abus de pouvoir, le mal sera moins incurable, parce que partiel, que le mal plus complet que j'aurais engendré si j'avais obéi à l'impulsion de tuer (Matthieu V, 30).


Comme le Ciel, l'Enfer est partout; ses douleurs purificatrices nous atteignent où que nous habitions; impossible d'échapper au paiement. Si donc j'exerce sur mes membres l'impitoyable discipline dont parle ici le Christ, dans le but de me sauver, par crainte d'un dur avenir spirituel, je troque une douleur contre une autre, et je ne fais pas mon salut; mais, si je ne suis mû à cette extrémité fanatique d'une mutilation qui choque si fort les délicatesses modernes que par les transports d'un repentir éperdu, le Père annulera les suites de ce remède violent, et m'accueillera quand même auprès de Lui.


Pour déconcertantes et barbares que ces idées puissent vous paraître, ne les rejetez pas de prime abord. Regardez l'effroyable fécondité d'une action mauvaise; dénombrez-en les rejetons dans l'ordre social, dans l'ordre intellectuel, dans la famille, dans la physiologie, dans les mondes invisibles aussi. Un péché ne corrompt pas que le pécheur; chaque minute nous touchons des centaines de forces et d'êtres pour les pervertir ou pour les purifier. Regardez aussi l'univers de l'Amour, qui s'étend au-dessus de toute raison humaine et de toute justice naturelle; et vous verrez que ces remèdes, où les chrétiens ordinaires ne veulent voix que des figures de rhétorique, sont une des formes de cette violence sainte à laquelle Jésus promet le Royaume des Cieux.

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L'être humain est une agrégation de foyers vitaux très différents : les énergies physiologiques, les forces sentimentales, les facultés cérébrales, les fluides métapsychiques se trouvent en dissolution, dirais-je, dans le vase de la personnalité; mais ce mélange complexe subsiste par la vertu d'une force indépendante que, pour fixer les idées, j'appellerai l'âme éternelle. Depuis le squelette minéral jusqu'à ces organes radieux par lesquels notre imagination atteint les sphères des idées pures et ces soleils invisibles qui sont les paradis de la connaissance et de la beauté, tout en nous reçoit la chaleur de cette flamme divine et se nourrit de sa lumière. Mais envisageons seulement la partie de nous-mêmes que délimite le champ de la conscience. C'est le champ de bataille de deux volontés adverses : l'une de Lumière, l'autre de Ténèbres. Celle-ci paraît plus forte que celle-là; elle triomphe presque toujours en ce monde. Cependant elle ne subsiste que par la vertu de la première, qui est essentiellement la vie, et de qui tout être, même la mort, a besoin pour ne pas s'évanouir dans le Néant. Le corps physique porte les marques de ce combat intérieur; il est constamment opprimé par l'influence du monde ténébreux, à laquelle il ne résiste que grâce à la force du monde lumineux. Tout acte est un prolongement de ce combat; et ses conséquences se perpétuent, en bien ou en mal, selon que l'étincelle interne qui l'a évertué venait de la Lumière ou de l'Ombre.


Or, entre tous les types d'action, celui qui est propre à l'être humain, qui le distingue et le dignifie, qui lui permet d'exprimer le mieux sa vie intérieure, c'est la parole. Depuis le cri et le monosyllabe des idiomes primitifs jusqu'aux nuances infinies des idéogrammes anciens et des langages modernes affinés par les poètes, la parole reste le véhicule de la Vie universelle spécialisée dans l'individu, la forme mobile de nos forces les plus caractéristiques, c'est-à-dire les plus profondes, l'agent de toutes les communions malgré les distances du temps et les éloignements de l'espace. Dans son état pur, elle jaillit du centre et elle atteint les centres; elle résume l'attitude, le geste et la mimique; excellemment réceptive à la volonté, elle sauve ou elle tue, elle enlève ou elle précipite, elle illumine ou elle enténèbre, selon l'intention qui la pousse au dehors.


Ainsi, parler est un acte grave, tout plein de forces qui veulent vivre, et d'esprits qui désirent. Notre futilité, notre méchanceté affaiblissent certes nos paroles; notre sincérité, notre bonté les exaltent et les vivifient. C'est pourquoi les Anges du juste Juge comptent toute parole inutile comme la dilapidation d'une substance précieuse; c'est pourquoi nos anges gardiens enregistrent nos promesses; c'est pourquoi Jésus, connaissant notre étourderie, nous conseille de ne point faire de serments, c'est-à-dire de ne pas nous enchaîner par des liens indissolubles. Ne changeons-nous pas d'avis plusieurs fois par jour ? Ne brûlons-nous pas sans cesse ce que nous avons adoré ?


L'un des serments les plus redoutables, c'est celui de la fidélité conjugale, qui est l'alliance de deux coeurs, de deux chairs, de deux esprits vivants. Jurer par le ciel, ou par la terre, ou par notre tête, c'est se lier pour tout le temps que dureront ces témoins de notre promesse, et c'est déjà fort grave sans doute. Mais deux êtres humains, quand ils se lient l'un à l'autre, leur pacte est plus fort que n'importe quel jurement, parce que notre dignité l'emporte sur celle de toutes autres créatures. Selon la mesure temporelle, les astres et les démiurges sont bien plus grands que nous; mais, selon la mesure éternelle nous sommes les rois de toute la création.


C'est pourquoi le divorce des législations terrestres ne compte pour rien devant notre âme; c'est pourquoi, dans les entretiens et dans les engagements ordinaires, il est préférable de ne dire que oui ou non, ou de subordonner nos promesses à la permission de Dieu; c'est pourquoi, dans l'engagement du mariage, il faut le tenir coûte que coûte et ne se considérer comme dégagé que si l'autre époux a rompu le contrat en toute connaissance de cause. Les phrases grandiloquentes viennent d'une hypertrophie du Moi; le disciple se fait faible et faillible; aussi s'exprime-t-il sans hyperboles; les mots reprennent dans sa bouche leur sens exact; il n'use point de l'enflure à là mode; il ne dit pas : C'est épouvantable, à propos d'un contretemps banal; il ne fait pas de " littérature "; comme son Maître, il parle simplement, pare qu'il se sent n'être qu'une toute petite chose dans l'univers énorme.


Ainsi, la promesse conjugale qui se noue par un monosyllabe : oui ! devant le maire et devant le prêtre, on pourrait dire d'elle comme de toutes les grandes et graves actions, que le minimum de paroles suffit à nouer son lien parce qu'elle est grande et grave et inaliénable.

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Le talion des Hébreux, le karma des Hindous, les influences réciproques des Jaunes, le choc en retour des Hermétistes, la causalité de nos philosophes, expriment la même loi des actions et des réactions concordantes qui régit le monde physique, le monde moral et, en un mot, tout l'empire du Destin. La Nature est un système de forces en équilibre instable; chaque excès appelle irrésistiblement un excès en sens contraire; sans quoi le système tout entier se décentre. Et si, comme l'y incline la tendance de toutes ces forces à s'engloutir les unes les autres, les plus fortes se renforcent toujours et provoquent des cancers cosmiques, tout à fait comme on voit que notre société industrialiste se comporte, le système total tombe vers l'émiettement individualiste. L'intervention d'une force équilibrante extérieure à ce système et indépendante de lui devient le seul remède à la mort lente par éparpillement.


Cette force indépendante, c'est ce que la théologie catholique appelle la grâce; c'est l'opération même du Christ. Ce souffle extra-naturel, surnaturel, non créé, non conditionné, comble des vides, réalise l'impossible, accomplit l'inespérable et refait avec du néant de la vie supplémentaire.


Avant l'Évangile quelques sages ont pressenti cette force miraculeuse. Ce sont eux qui ont introduit dans les livres sacrés des religions antérieures des maximes de miséricorde; mais c'est Jésus qui leur a donné une âme, un esprit immortel et qui, de Sa propre chair, de Ses mains et de Ses souffrances, leur a construit un corps terrestre également immortel. Et c'est par Lui que les hommes ensuite peuvent, par moments, surmonter les révoltes de l'instinct, dépasser même la rigueur de la justice et atteindre jusqu'au pardon.


Chacun ne reçoit-il pas du milieu où il vit beaucoup plus qu'il ne lui donne ? Et ce milieu n'est-il pas une assemblée d'êtres distincts ? Et les relations mutuelles de l'un avec les autres ne sont-elles pas des incidents logiques, desquels la science ou la méditation peut découvrir quelques-unes des causes les plus prochaines ? Ces incidents qui me touchent, c'est donc bien moi leur vrai destinataire; en les accueillant, en les utilisant, en leur donnant mes soins, je remplis donc au mieux mon rôle universel. Tout ce qui m'arrive, la philosophie comme la mystique me disent que c'est précisément, pour l'heure où cela m'arrive, le meilleur travail, le meilleur exercice pour ma perfection, et la contribution la meilleure à la perfection générale.


En ne répondant pas aux demandes même informulées des créatures, je suis un parasite. En y répondant strictement, je ne fais que mon devoir tout juste, je demeure dans la ligne naturelle. Si je veux monter vers le Surnaturel, il faut que je dépasse mon devoir, que j'imite le Père, que je m'efforce de donner plus que je ne reçois (Matthieu V, 38-41).


Or aucune exigence des êtres, aucune obligation, aucune attaque ne viennent sur moi sans raison : soit que, selon la thèse antique, j'aie été moi-même spoliateur ou quémandeur, dans une existence passée, vis-à-vis de ceux-là mêmes qui m'importunent aujourd'hui; soit que, selon la thèse chrétienne. ces devoirs et ces pâtiments me viennent de Dieu qui me les impose comme épreuves, comme exercices progressifs pour diverses vertus. Accorder, accepter, se soumettre, n'écouter ni l'amour-propre, ni la rancune, ni l'envie, ni l'ennui, ni la fatigue, ni les goûts propres, voilà comment il faut vivre. Et cela ne suffit pas encore; mon intention doit être pure.


Tendre la joue gauche après avoir été frappé sur la droite pour éprouver l'empire qu'on possède sur soi-même, c'est de l'orgueil; subir les importuns, ou accomplir n'importe quelle bonne oeuvre pour se libérer d'une dette spirituelle, c'est de l'avarice. Sans doute, les actes de vertu produisent ces effets-là et d'autres aussi utiles; mais, pour qu'ils exhalent tout leur parfum, pour que notre coeur monte emporté sur les volutes de leur encens, il est nécessaire qu'on les accomplisse par pure obéissance, par élan spontané, sans retour sur soi et sans calcul. Alors seulement un peu de Ciel visite notre Enfer; alors notre douceur guérit les colères, notre générosité dissout les avarices, notre accueil déride les humeurs quinteuses. En somme, le grand secret de la vie mystique, c'est que l'on ne se sauve réellement soi-même que lorsqu'on oublie son propre salut pour ne songer qu'au malheur d'autrui. Le sentiment intime nous certifie cela et, à mesure que l'on avance dans le renoncement, sa voix devient de plus en plus certaine, parce que, à mesure qu'on entre dans l'humilité, le Ciel entre à son tour en nous. Aussi le véritable serviteur ne se fait pas un mérite de l'aisance de ses pardons; il sait que le ressentiment de nos ennemis n'est jamais autorisé à nous rendre autant de mal que nous leur en avons infligé; il sait qu'une immense atmosphère de Miséricorde adoucit sans cesse les pénalités de la Justice immanente; que jamais l'épreuve ne dépasse notre résistance; il ne tire donc aucun mérite de ses résignations ni de ses mansuétudes.


Il sait que son corps ne lui appartient pas en propre; il le soigne donc et le défend comme il ferait pour un serviteur précieux qu'un prince prête à son ami; mais il s'en fait obéir. Il sait enfin que, parmi tous les organes de connaissance et d'action dont est construite sa personnalité, seul le centre même de cette personne à la fois psychique, intellectuelle, psychologique, familiale, sociale, humaine, ce centre, dis-je, cette sensation du " Je ", cette conscience de soi, seul, cela lui appartient en propre. C'est donc sur ce foyer qu'il concentrera, par un dédoublement difficile, tous les efforts de son coeur et toutes les flammes de son amour divin, pour en transmuer la nature, de ténébreuse en lumineuse, d'absorbante en rayonnante, d'avare en généreuse jusqu'à la prodigalité.


La violence appelle la violence; la douceur appelle la douceur. Résistez au mal qu'on veut vous faire commettre. Ne résistez pas au mal qu'on veut vous faire subir. Ne craignez jamais de donner. Donnez ce que vous avez, comme vous pouvez : de l'argent, des vêtements, du temps, des conseils, votre savoir, votre affection même, pourvu que ce que vous donnez soit bien à vous. Le sacrifice que le philanthrope qualifie d'inutile est tout de même utile; il rayonne aux yeux des Anges la beauté du Superflu; il accomplira peut-être un miracle. Donnez donc à quiconque vous demande. A égalité de besoin, donnez plutôt à celui qui vous est antipathique qu'à celui qui vous est sympathique.


Si le chemin par où l'on désire vous emmener n'est pas le vôtre, prenez-le tout de même; tous les chemins mènent le vrai disciple à Jésus. Ne craignez pas les mauvais lieux si vous pouvez y mettre un peu de clarté; tous nous portons les mêmes germes des mêmes bassesses. N'abordons pas les dévoyés avec une vertu fière; à quoi tient-elle, notre vertu, sinon pour la plus grande part au secours de Dieu ? Imaginez-vous être le vicieux avec lequel vous parlez; qu'aimeriez-vous entendre, alors ? Quelles paroles vous toucheraient sans vous heurter ? Quelque peine que vous preniez pour cet être, déchu, ne savez-vous pas que le Ciel en a fait ou en ferait autant pour vous, et mille fois plus ? Il est humain d'aimer qui nous donne des joies ou des plaisirs ou simplement qui nous plaît; mais il est divin d'aimer qui nous fait du mal.


Le véritable amour est celui qui se nourrit de privations, d'afflictions, d'hostilités; celui-là seul descend de Dieu, restitue l'harmonie, édifie la paix. Le Royaume de Dieu n'est pas un symbole, ni une abstraction; c'est un tout vivant, organique, qui s'approche de la terre, depuis vingt siècles, qui en est plus près peut-être que jamais malgré les horreurs où nous vivons, et que nos efforts, la moindre parole de pardon, le moindre geste de bonté obligent à descendre avec une impérieuse autorité. Cette évocation-là est beaucoup moins cérémonieuse que les mystères de la magie; mais par contre beaucoup plus grave. Imaginez comme vous pouvez cet événement : l'arrivée du Ciel sur la terre. Aucun rite n'y est utile, mais la seule perfection morale; aucun sacrifice que celui du Moi, aucun encens que celui de la prière. Dans la mesure où l'être humain se vide du temporel, l'éternel le remplit.


Or le Fils est toujours là, attentif à chaque effort, prêt à soutenir le moindre faux pas, heureux de verser Sa propre vie à la première demande du dernier d'entre nous. Souvenons-nous de cette présence, universellement particulière; comportons-nous, sous Ses yeux, comme nous croyons qu'Il Se comporterait Lui-même. Certainement, quelque jour, ici ou quelque autre part, dans l'immensité de la Création, cette présence, d'invisible deviendra visible; rares d'abord, ces visites, de plus en plus fréquentes, deviendront à la fin de la Durée une union perpétuelle parmi les splendeurs de la Maison du Père.


L'Amour et la Sagesse, que les Kabbalistes, puis Swedenborg nous présentent comme le double aspect de la vie divine, peuvent revêtir par nos soins des formes tangibles dans l'art, dans la famille, dans la société, car elles s'attirent l'une l'autre, se nécessitent et se complètent. Saint Augustin s'écrie : Aime et fais ce que tu voudras. Et Léonard de Vinci prononce : Comprends et tu aimeras. Tous deux disent vrai, mais le premier énonce une vérité plus qu'humaine. Le pouvoir d'aimer préexiste en nous au pouvoir de comprendre : non pas dans ce que nous sommes aujourd'hui, mais dans ce que nous sommes essentiellement. C'est pour cela que ceux qui nous haïssent -- puisque sur cette terre le coeur vit surtout de haine -- nous dissèquent, nous pénètrent, démontent des rouages de nous-mêmes ignorés. Leur malveillance nous est précieuse; sachons-leur gré de nous sortir nos défauts. Et l'amour, la mansuétude, la prière que l'Évangile demande que nous leur offrions produiront pour eux comme pour nous des effets inestimables (Matthieu V, 43; Luc VI, 27-35).

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La sérénité de la Nature, sa grande bienfaisance indifférente, si imposantes qu'elles nous paraissent, sont le reflet presque éteint de la prodigalité avec laquelle le Père verse sur Ses enfants tout ce qui peut leur être utile. Que ceux-ci à leur tour fassent de même entre eux et pour les créatures inférieures ! Que notre bienfaisance se répande comme les pluies du printemps, que notre amour surabonde comme le soleil de l'été, sur tout ce qui nous approche indistinctement ! Notre modèle est le plus haut; les aspirations les plus diverses du penseur, du savant, de l'artiste, du prolétaire peuvent contempler en Lui le visage parfait de leur idéal; mais, pour qu'elles l'appréhendent, il leur faut vouloir. Aucun mieux ne devrait être entrevu sans que nous nous considérions aussitôt comme obligés en conscience d'y atteindre. De grands efforts sont ici nécessaires. Joindre un enthousiasme enflammé et le plus humble abandon, l'énergie d'agir la plus inflexible et une indifférence souriante à l'échec comme au succès, la souplesse de l'amour qui s'adapte à tous et à tout et la tension la plus rigide de la volonté vers le même but : voilà ce qu'il faut. Il faut un déplacement de notre équilibre spirituel; il faut un point d'appui hors du monde pour soulever le monde. Ce point, ce centre de gravité nouveau, cet équilibre mobile et cependant imperturbable, c'est notre Jésus; c'est la confiance au Père et l'obéissance au Fils.


Notre intellect, notre mentalité, nos instincts ressemblent aux brebis parquées entre des barrières trop étroites; il faut leur donner de l'espace ou, plus exactement, ne pas craindre de les introduire dans les pâturages nouveaux que leur ouvre la Providence. Ces libérations impliquent sans doute des souffrances : habitudes à rompre, apathies à secouer, nouveautés étranges peut-être auxquelles s'accoutumer; il n'importe; pour croître nous devons sortir de nous-mêmes; nous devons comprendre -- prendre en nous -- et compatir, souffrir de la douleur d'autrui; nous devons nous ouvrir et nous offrir, et par les forces physiques et par l'intellect et par la sensibilité; et tout : famille, amis, étrangers, adversaires, patrie, tout ce qui existe doit nous être un prétexte à rompre nos léthargies.


Mais qu'au centre notre coeur reste fixé ferme en Dieu. Etre parfait, c'est être un dans l'intention et universel dans l'action; c'est accomplir tous les travaux avec la même ardeur, parce qu'ils expriment la volonté de Dieu dans ses formes innombrables; c'est ramener toute la vie de notre esprit à un seul but : servir Dieu, par un seul moyen : l'abnégation. En d'autres termes, pour entrer dans le Royaume, il faut se forcer, il faut dépasser le possible et vaincre tous les doutes. Alors la puissance et le miracle descendront.


On peut réaliser ce grand oeuvre; les saints l'ont fait dans le monde moral; les génies, dans l'art et dans la pensée. L'impossible d'aujourd'hui, c'est le possible de demain. Le Royaume de Dieu, c'est le trésor inépuisable de tout ce qui dépasse les aspirations et les conceptions humaines; c'est l'ensemble des archétypes du Bien, du Vrai et du Beau. Or le disciple du Christ a permission d'y puiser à pleines mains, parce qu'il n'en retire les splendeurs que pour les répandre parmi ses frères, en conservant le même humble anonymat dont Dieu lui donne l'exemple perpétuel (Matthieu V, 43-4; Luc VI, 3-36).