CHAPITRE PREMIER
L'Annonciateur, l'Adversaire et les Amis
Un homme a paru, envoyé de Dieu; son nom était Jean.
Celui-là est venu pour être témoin. Il est venu témoigner en faveur de la Lumière, pour que tous devinssent croyants par lui. Lui-même n'était pas la Lumière, mais sa mission était de témoigner en faveur de la Lumière.
Oui, le Verbe s'est incarné et parmi nous il a fait sa demeure, plein de grâce et de vérité.
Jean lui rendait témoignage lorsqu'il s'écriait : C'est celui dont je disais : Celui qui vient après moi a le pas sur moi parce qu'il existait avant moi et que, de sa plénitude, tous nous avons reçu et grâce après grâce; car la Loi a été donnée par Moïse, la grâce et la vérité sont venues par Jésus-Christ.
Personne n'a jamais vu Dieu. Le Fils unique, celui qui est dans le sein du Père, c'est lui qui nous l'a fait connaître.
* * * *
La quinzième année du règne de Tibère César, Ponce Pilate étant gouverneur de la Judée et Hérode étant tétrarque de la Galilée, Philippe son frère tétrarque de l'Iturée et de la Trachonite et Lysanias tétrarque de l'Abilène, sous le pontificat d'Anne et de Caïphe, la parole de Dieu fut adressée à Jean, fils de Zacharie, dans le désert de Judée. Et il s'en alla dans toute la région du Jourdain prêchant un baptême de repentance pour la rémission des péchés; selon qu'il est écrit :
Voici, j'envoie mon messager pour te précéder
Et préparer ton chemin.
et au livre des paroles d'Isaïe, le prophète :
Une voix crie dans le désert :
Préparez le chemin du Seigneur,
Aplanissez ses sentiers;
Toute vallée sera comblée
Toute montagne et toute colline seront abaissées;
Les voies tortueuses seront changées en droits chemins;
Et les voies rocailleuses en routes unies;
Et toute chair verra le salut de Dieu.
Or, Jean portait un vêtement de poils de chameau et une ceinture de cuir autour des reins; il se nourrissait de sauterelles et de miel sauvage. Voyant beaucoup de pharisiens et de saducéens venir à son baptême, il leur dit :
Race de vipères, qui vous a appris à fuir la colère à venir ? Produisez donc du fruit digne de la repentance. Et ne vous mettez pas à dire en vous-mêmes : Nous avons Abraham pour père; car, je vous le dis, de ces pierres Dieu peut faire surgir des enfants à Abraham. Déjà la cognée est mise à la racine des arbres; tout arbre qui ne produit pas de bon fruit sera coupé et jeté au feu.
Les foules lui demandèrent alors :
Qu'avons-nous à faire ?
Il leur disait :
Que celui qui possède deux tuniques en donne une à celui qui n'en a pas, et que celui qui a des aliments pour se nourrir fasse de même.
Il vint aussi des publicains pour être baptisés; ils lui dirent :
Maître, qu'avons-nous à faire ?
Il leur répondit : N'exigez rien de plus que ce qui vous a été prescrit.
Des soldats aussi l'interrogeaient, disant :
Et nous, qu'avons-nous à faire ?
A eux il dit : Ne faites violence à personne, ne faites tort à personne, et contentez-vous de votre solde.
Le peuple était dans l'attente et tous se demandaient dans leur coeur si Jean n'était peut-être pas le Christ. Jean répondit :
Je ne suis pas, moi, le Christ. -- Qui donc ? demandèrent-ils. Serais-tu Elie ? -- Je ne le suis pas, dit-il. -- Es-tu le Prophète ? Et il répondit : Non. Ils lui dirent alors : Qui donc es-tu ? que dis-tu de toi-même ? Il répondit : Je suis une voix qui crie dans le désert... Ils continuèrent à l'interroger : Pourquoi donc baptises-tu, si tu n'es ni le Christ, ni Elie, ni le Prophète ? Jean répondit : Moi, je baptise avec l'eau, mais au milieu de vous se tient quelqu'un que vous ne connaissez pas. C'est celui qui doit venir après moi; je ne suis pas digne de délier la courroie de ses sandales; lui vous baptisera d'Esprit saint et de feu. Il a son van dans sa main pour nettoyer son aire et amasser le froment dans son grenier; mais la paille, il la brûlera au feu qui ne s'éteint point.
* * * *
Ce fut alors que Jésus vint de Nazareth en Galilée jusqu'au Jourdain, vers Jean, pour être baptisé par lui. Jean, voyant Jésus qui venait à lui, dit : Voici l'Agneau de Dieu qui ôte les péchés du monde. C'est de lui que j'ai dit : Il vient après moi un homme qui a le pas sur moi parce qu'il était avant moi; pour moi, je ne le connaissais pas, mais c'est pour qu'il fût manifesté à Israël que je suis venu baptiser avec l'eau.
Jean se défendait de baptiser Jésus, disant : C'est moi qui ai besoin d'être baptisé par toi et c'est toi qui viens à moi ! Jésus lui répondit : Laisse-moi faire pour le présent, car c'est ainsi qu'il convient d'accomplir toute justice. Alors il le laissa faire. Après avoir été baptisé, Jésus sortit de l'eau; pendant qu'il priait, les cieux s'ouvrirent et l'Esprit de Dieu descendit sur lui sous la forme d'une colombe. Et des cieux vint une voix : Tu es mon Fils bien-aimé en qui j'ai mis toute mon affection.
(MATTHIEU ch. 3, v. 1 à 12. - MARC, ch. 1, v. 2 à 8. - LUC, ch. 3, v. 1 à 18. - JEAN, ch. 1, v. 6 à 8, 15 à 18. - JEAN, ch. 1, v. 19 à 27. - MATTHIEU, ch. 3, v. 13 à 17. - MARC, ch. 1, v. 9 à 11. - LUC, ch. 3, v. 21 et 22. - JEAN, ch. 1, v. 29 à 34.)
Jean-Baptiste est envoyé par Dieu pour accomplir l'annonce du prophète Isaïe, en délivrant un baptême de repentance.
On peut dire sans inexactitude que tout homme, que tout être est un envoyé de Dieu, puisque, à l'origine, les êtres, tous créés par Lui, sont les formes de Ses desseins et les signes de Ses perfections. Mais, prises à un moment de la durée, sur un point de l'étendue, ces créatures ne laissent plus apercevoir leur visage primitif; enfouies sous mille voiles, marquées de mille stigmates, toutes poussiéreuses des routes séculaires qu'elles parcourent, on ne voit plus derrière leurs silhouettes indistinctes qu'à peine deux ou trois des mains subalternes qui les dirigent. A de longs intervalles seulement, quand une de ces hordes fatiguées approche d'un carrefour décisif, Dieu délègue un guide extraordinaire qui, descendant à pic et en ligne droite des cimes éternelles, apparaît à juste titre comme Son envoyé immédiat.
La Parole, dit saint Luc, est adressée à Jean. C'est le Fils que le Père lui délègue. Toute activité du Père, c'est le Fils, et, comme l'activité du Père est incessante, le Fils prend contact avec tous les êtres dans la mesure où ils peuvent L'entendre; dans cette mesure-là ils Lui rendent témoignage, et singulièrement les missionnés comme le Précurseur, vers qui le Fils vient Lui-même et tout droit, sont les témoins les plus fidèles et les plus authentiques.
Le prophète et le quatrième évangéliste s'éclairent ici l'un l'autre. Il semble que le prophète raconte ce qu'il voit dans l'avenir et que l'événement se prépare et se réalise, indépendamment de la prédiction. Cela est exact pour tout ce qui se rapporte au cours naturel des choses; mais, dans le cours surnaturel, dans l'ordre des rapports immédiats de Dieu avec l'homme, c'est, au contraire, la prophétie qui déclenche l'événement. Dieu voit, en S'introduisant dans la Durée par une opération indescriptible, que, tel jour, les hommes auront besoin d'être encouragés ou avertis; un prophète leur transmet Son message et celui-ci se réalise plus tard automatiquement, parce que la Parole divine est créatrice. Si elle n'avait pas été prononcée, la vicissitude n'aurait pas lieu. Souvenons-nous-en : où Dieu agit, c'est la liberté; c'est, oserai-je dire, le régime de Son adorable bon plaisir. Dieu crée le monde librement; Il pourrait ne pas le faire; mais, une fois proférée la parole qui sème les étoiles, celles-ci entrent dans le régime du Destin, selon leur propre loi vivante. Ensuite, au cours du développement logique de leur existence, quand Son amour le juge utile, Dieu intervient pour envoyer un secours supplémentaire et gratuit; Il projette des petites créations adventices. Les devins prévoient des conséquences cachées aux effets normaux des lois naturelles. Les prophètes annoncent des interventions surnaturelles qui, parce que surnaturelles, ne troublent pas l'équilibre des actions naturelles.
L'incarnation du Verbe est la plus importante de ces divines aumônes; elle les résume toutes et les couronne; et Jean-Baptiste, dont antérieurement l'esprit habita cette comète spirituelle sortie des espaces inconcevables de l'Irrévélé, dut paraître d'abord sur la terre pour dire aux hommes l'approche vertigineuse de l'Amour sauveur. Car Jésus-Christ, la plus formidable des individualités, est aussi un univers; Il est le Royaume du Ciel, avec ses mondes et ses multitudes angéliques; Il est une création nouvelle; Il est l'inouï, l'inimaginé; Il diffère de tout ce que l'homme attend; c'est pourquoi, pour ne pas être tout à fait repoussé, Il envoie aux hommes un ambassadeur, qui racontera ce qu'il a vu, et qui, étant un homme, parlera le langage des hommes et se fera croire d'eux.
Ce héraut représentera le repentir sans lequel la conversion est impossible; pour prendre la bonne route, ne doit-on pas reconnaître qu'on s'est trompé ? Annonçant la douceur, il sera rude; précédant le pardon, il parlera de la colère; préparant la joie fraternelle, il prêchera les larmes et les amers regrets; envoyé pour tous, il s'isole d'abord dans le désert : désert physique et désert intérieur; vallées, collines et chemins dans l'esprit de l'homme, et, plus tard, bouleversements géologiques, tout cela est parallèle, tout cela est une même chose, comme le vase et l'eau qui en épouse la forme.
La création est construite de telle sorte que l'homme se trouve habiter la partie centrale de chacun des mondes qui la composent et son travail consiste à élaborer seulement la partie du monde où il vit, dont il a pleine conscience; or, l'Absolu se reflétant au centre de tous les êtres, on voit la liaison unifiante, l'axe qui soutient ensemble la planète et l'homme et, si ce dernier le veut, la réintégration à son innocence première, dans le Royaume de la Nature, par le moyen de l'homme. Vus de cet axe spirituel, le fait physique et le fait divin coïncident; c'est pourquoi l'Évangile veut être contemplé comme un organisme autonome, comme un système de réalités qui laisse apercevoir sa structure homogène au lecteur, dans la mesure où lui-même s'est fait réel, c'est-à-dire un, central, et tout perméable à l'Esprit.
Ainsi, le désert où vaticine le Précurseur, c'est la vie terrestre, luxuriante certes de jungles et de forêts temporelles, mais, selon l'éternité, stérile et aride, parce que ce n'est pas le Père céleste qui a planté ces jardins illusoires. Tout ce qui vient de l'égoïsme s'aperçoit dans l'Invisible central comme ronces et vénéneuses herbes. Seule la charité sème des fleurs, des arbres à fruits et des céréales spirituelles. De même que, économiquement, l'agriculture reste à la base de la fortune publique, mystiquement nos oeuvres sont une agriculture immatérielle; c'est pourquoi le Christ parle si volontiers des champs, des arbres et des campagnes. Nous voyons là de fraîches allégories, mais Lui, Il racontait simplement comment les choses se passent à Ses yeux.
On a dit avec raison que l'univers ressemble à un homme immense duquel les innombrables foyers vitaux sont reliés ensemble, comme nos viscères tiennent et correspondent au moyen des os, des muscles, des vaisseaux et de l'arborescence du système nerveux. Ce que les médecins appellent artères, veines et nerfs dans notre corps, l'Écriture l'appelle chemins, dans les créations. Le long de ces routes circulent tous les êtres, depuis l'infusoire jusqu'au soleil; et leurs voyages, ce sont leurs existences particulières. Quand ces existences sont conformes à la Loi, les chemins sont directs et commodes; quand elles sont asservies à leurs propres égoïsmes, les chemins deviennent inégaux, tortueux, raboteux. L'homme, roi des créatures, exerce sur elles une influence prépondérante; elles le regardent agir, comme des écoliers épient leur maître; il est donc rigoureusement obligé à donner l'exemple de l'obéissance et de l'amour.
Dans le coeur invisible du Monde, nous existons groupés en familles spirituelles. Les plus nombreuses de ces familles sont les moins avancées; elles marchent, par conséquent, par les routes les plus longues et les plus faciles. Il y a des familles très nobles qui ne comptent plus que deux ou trois membres; il y a même des hommes mystérieux, les Amis inconnus du Christ, qui n'ont plus de parents; leur labeur écrasant n'est connu que du Maître, ils fraient un sentier nouveau où des siècles ensuite passeront les foules moutonnières; car les hommes les plus grands sont les plus ignorés. Jean-Baptiste est de ceux-là.
Ainsi le travail commun, c'est d'aplanir sa propre voie, de la redresser, de la nettoyer, afin qu'au dernier jour Notre Seigneur puisse y paraître. Quelques rares disciples, quelques saints savent cultiver les champs spirituels en bordure de ces chemins. Quant aux cités mystiques dont la Jérusalem est le type merveilleux avec leurs édifices, leurs arts, leurs sciences et tous leurs enchantements, ce sont les grands voyageurs taciturnes, les solitaires pèlerins de l'Éternité qui en tracent l'enceinte et qui les font construire.
Les montagnes, les précipices, les abîmes marins montrent la colère souterraine dont tremble notre planète; ce sont les orgueils, les bassesses, les corruptions, les paresses de son régime géologique. Son régime spirituel offre les mêmes inégalités; et c'est de la conduite générale du genre humain humain que dépend l'harmonisation de ces excès. De même que nos vices sculptent nos visages, la forme physique de la terre annonce l'état de sa spiritualité; elle parviendra quelque jour à l'équilibre qu'exprime la sphère, figure géométrique de l'harmonieuse perfection.
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Saint Matthieu et saint Marc n'oublient pas de mentionner le Vêtement de poil de chameau et la ceinture de cuir du Précurseur, parce que c'était le costume d'Elie. Le Christ dira plus tard le rapport de ces deux grands serviteurs; contentons-nous de voir dans la simplicité de leur accoutrement, dans la frugalité de leur nourriture, l'enseigne vivante de la pénitence.
Si la mentalité contemporaine ne se montrait pas éperdument avide de superstitions et de merveilleux, on pourrait dire à quelle puissance cosmique le chameau sert de support et rendre compte de la vertu cachée dans les sauterelles et dans le miel. On n'apercevrait pas alors sans un effroi mêlé d'admiration la sévérité du régime psychique que s'imposent les ambassadeurs de l'Éternel et l'énergie implacable qu'ils déploient dans les luttes intérieures. Je ne sais rien d'êtres comme Jean-Baptiste; mais l'infinitésimale connaissance que j'en puis soupçonner me frappe d'une stupeur semblable à celle qui écrase le montagnard quand il mesure du regard les murailles verticales au bas desquelles il rampe comme un cloporte au fond d'un puits.
Jean obligeait ses auditeurs à déclarer leurs péchés publiquement. En effet, toute faute, étant un dommage infligé à une créature, demande d'abord le pardon de l'offensé, puis la réparation du dommage. Telle est la loi de cette cinématique morale. Il faudrait, pour lui obéir, rechercher l'offensé avec les témoins de l'offense, pour qu'ils entendent et l'aveu et le pardon. Cette convocation est impossible en fait, à moins d'attendre que le jeu des palingénésies remette en présence les personnages dispersés. Mais, dans le moment où prêchait le Baptiste, fin d'une époque, aurore d'un jour nouveau, il y avait grande réunion des âmes capables de voir la Lumière. C'était un règlement de comptes; beaucoup d'ennemis anciens se retrouvaient pour liquider leurs vieilles dettes, vivants ou morts, en corps et en esprit. Et le Baptiste savait cela, lisait sur les fronts les sombres histoires enterrées et conversait avec les morts; il n'était pas le juge, mais l'appariteur du Tribunal; et son baptême enregistrait seulement la conversion du pécheur.
Il avait le droit de confondre tous ceux qui l'écoutaient dans les mêmes virulentes apostrophes, car tous avaient sophistiqué la loi de Moïse, tous en avaient transformé l'esprit purificateur en formalismes venimeux, tous vivaient des mauvais instincts de tous, comme la vipère se nourrit de poisons ou transforme ses proies en venins. Tous se réclamaient d'Abraham, mais ils n'étaient plus ses enfants que selon la chair; ils avaient perdu leur filiation spirituelle. Les rabbins de ce temps-là enseignaient la révolution des âmes, comme les Kardécistes d'aujourd'hui et les disciples de l'Orient enseignent la réincarnation. Mais, en ce temps-là comme aujourd'hui, la paresse savait trouver son compte dans cette théorie; on envoyait déjà à Dieu cette espèce de sommation insolente qui exige de Lui une sorte de compte rendu de notre destinée; on s'acharnait déjà sur des pourquoi et des comment; on pensait déjà que, si Dieu ne nous donne pas une claire explication de Ses desseins, Il n'est pas juste, ni bon. Enfin, on était déjà de méchants enfants, indociles et irrespectueux. Nous non plus, nous ne serons pas sauvés parce que nous aurons mécaniquement récité des formules; des pierres de nos chemins Dieu peut aussi faire surgir des disciples fidèles à Son Christ; les premiers chrétiens ne furent-ils pas le rebut et la lie du monde romain ?
La foule venait donc au prophète parce qu'elle pressentait la justice divine, comme les serpents sentent venir l'inondation. Nous aurons plusieurs fois à parler des Jugements; ils viennent toujours, sous une forme ou sous une autre, après la dernière exhortation de la Miséricorde. Ainsi Josèphe nous raconte que, quarante années après Jean, Vespasien massacra cinquante mille Juifs sous les murs de Jéricho; et l'histoire mystique du dix-neuvième siècle montre que Dieu est toujours prodigue de pareils avertissements. Si le peuple de France les avait écoutés, ni l'Année terrible, ni la Grande Guerre n'auraient pu déployer leurs fureurs.
Cependant la Miséricorde ne s'en va jamais; elle se cache seulement derrière la Justice; de là elle nous veille, toujours prête d'accourir nous relever. Jean le laisse bien entendre : " La cognée, dit-il, est à la racine des arbres " ; le tronc stérile sera coupé et mis au feu, mais la racine reste dans la bonne terre patiente; elle poussera certainement après quelque repos un rejeton plus vigoureux; aucun être ne retourne au vide originel.
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Par de tels sous-entendus les intelligences sont préparées à la venue de Celui qui, plus puissant que le Précurseur et antérieur à lui, était son maître et son idéal. La vision du deuxième Jean, l'Évangéliste, exprime le même fait par la formule : " Je suis l'Alpha et l'Oméga. " Le Fils, en effet, coéternel au Père, puisqu'Il est aussitôt que le Père veut, et que le Père veut de toute éternité, le Fils est l'être originel, le premier. Puisque, d'autre part, Il est toutes les volontés du Père et que le Père, en tant que Seigneur des mondes, ne les retirera vers Lui que lorsque l'ensemble de Ses vouloirs, c'est-à-dire Son Fils, aura été réalisé, le Fils est l'être final, parfait, complet.
Il y a donc, entre Jésus et Jean, la distance qualitative du tout à la partie et du perpétuel à l'accidentel. Si baptiser signifie dénommer, Jean, qui baptise par l'eau, purifie ses néophytes selon le terrestre; il les mondifie; il les rend aptes à recevoir la purification intérieure que Jésus leur administrera, le nom nouveau éternel, la régénération par l'Esprit dans leur esprit immortel. Le premier lave des souillures matérielles, le second change l'essence, recrée, transmue le Moi.
On aperçoit dès lors l'économie de la divine thérapeutique. D'abord un baptême de la pénitence, délivré par les hommes qui en ont reçu le pouvoir, et qui ouvre la personne terrestre du disciple aux rayons de la Grâce. Puis un certain baptême de feu, reçu individuellement à la comparution devant le Juge aussitôt après la mort; puis un autre baptême collectif répandu au Jugement de la race; et enfin le dernier baptême, conféré par l'Esprit Saint, qui fait le disciple homme libre et citoyen de l'Éternité. Il est d'autres baptêmes encore, mais ceux-là suffisent comme points de repère à nos contemplations. Pour chacun d'eux, le divin Moissonneur nettoie Son aire, rassemble le froment et brûle la paille; pour les moissons des races et pour les moissons des individus, remarquez-le, seule la paille va au feu; la paille, le support, l'enveloppe, le terrestre enfin; ainsi aucun être n'est perdu en entier, aucun être ne va en entier au feu qui ne s'éteint pas; le froment est mis toujours aux célestes granges; c'est à nous de veiller à ce que notre esprit fasse le moins de paille et les épis les plus gros; nous souffrirons bien assez quand le chaume brûlera.
Et, en somme, tout cela n'est qu'un strict minimum d'une Justice enchaînée par la Miséricorde. L'Évangéliste homonyme nous le fait bien sentir, en nous affirmant que nous avons tous reçu de la plénitude du Verbe, nous qui sommes des vides, et cela gratuitement, et cela sans mérite. Rien de ce qu'accomplit la plus grande des créatures ne force Dieu à descendre; et de ce qu'elle reçoit de Lui elle ne peut jamais rien Lui rendre. C'est l'Amour de Dieu qui fait obéir Sa puissance; c'est notre amour versant sur nos frères gratuitement ce que nous avons reçu gratuitement qui, par une effrayante et inconcevable et adorable absurdité, se fait à son tour obéir par l'Amour divin. Avant Jésus, il y avait Moïse et la Rigueur; à Moïse furent montrées les directrices de l'Univers et ses systèmes d'équilibres jusqu'en leurs plus particulières ramifications, jusque dans le corps humain, jusque dans la poussière des solitudes. C'était la Loi; il fallait obéir; c'était la caserne. Jésus a ouvert les grilles, et ce fut le grand air libre et le zèle spontané de l'Amour. Moïse et ses pairs imposent des règlements d'hygiènes diverses; Jésus nous invite à aimer d'abord, parce que, ensuite, notre vie, toute en sacrifices, dépassera de loin les exigences de la Loi antérieure.
Ce qu'II nous apporte est gratuit; c'est essentiellement un don parce que rien d' humain ni de terrestre ne peut payer, ne peut même commencer a payer ce qui est divin et céleste. La loi au contraire, offrait à l'homme des récompenses de même nature que ses efforts : des lumières et des bonheurs en proportion de ses mérites. De même, dans l'ordre de la connaissance, Moïse ne pouvait enseigner que ce qui lui avait été appris; tandis que Jésus, venant de la maison du Père, Ouvrier de toutes Ses oeuvres, nous enseigne absolument la Vérité. La Vérité, ce n'est pas le savoir, pas plus que l'intelligence n'est la mémoire; nous aurons occasion d'approfondir ces points à propos d'autres paroles révélatrices.
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Le Baptiste ne se contente pas du repentir platonique; il veut des actes; il ne se contente pas de pénitences à effets personnels; il veut des pénitences utiles : qu'on partage avec le pauvre, qu'on agisse honnêtement, qu'on ne lèse personne. Déjà nous pressentons les préceptes si doux, si simples, si pratiques et en même temps si hauts que le Christ nous donnera en abondance. Car l'ambassadeur annonce explicitement la venue de son souverain; et, si les lévites qui le questionnaient avaient eu la moindre intuition des grandeurs éternelles, ils auraient compris à ses humbles réponses qu'un envoyé qui se place aussi bas ne pouvait être le héraut que du Seigneur suprême.
Ce héraut, proclamé plus tard par son Maître le plus grand des enfants des hommes, ne veut pas qu'on le prenne pour Elie, ni même pour un prophète; il ne veut être qu'une voix, un simple instrument. Il sait d'expérience que personne n'est rien, sans que le Ciel le fasse quelque chose. Ainsi, sous l'acception de l'immensité, la Création totale peut devenir, à chaque minute successive du temps, l'épouse de Dieu, et Lui donner un fils qui sera elle-même à la minute suivante. Ainsi, sous l'acception de l'individualité, chaque créature humaine peut devenir l'épouse de Dieu, et le fils qu'elle Lui engendrera sera elle-même sous son aspect définitif de régénération et de liberté. L'ensemble de toutes ces âmes unies au Verbe, ne vivant que pour Lui, instruments fidèles de Ses volontés, consacrant toutes leurs forces à construire dans la substance terrestre un corps harmonieux aux desseins providentiels, c'est la phalange sainte des Amis, c'est l'Église intérieure, ce sont les Laboureurs du Maître de la moisson, les Soldats du Seigneur de la Paix.
Pour parler d'eux justement, il faudrait les connaître. Mais ils se taisent; seules leurs oeuvres parlent. Aussi beaucoup, qui prennent leurs aspirations pour des actes, se croient-ils à tort appartenir à ces fraternités de Lumière. Il ne suffit pas de savoir que Jésus est le Fils unique de Dieu, il ne suffit pas de soupirer après la béatitude, il ne suffit pas de ne pas faire le mal. Il faut une foi vivante, il faut donner aux autres de son propre bonheur, il faut faire le bien. Aussi une hiérarchie juste existe-t-elle dans cette mystique Assemblée; tous les membres paraissent appliqués aux mêmes besognes, mais la valeur de celles-ci diffère selon des niveaux nombreux. Les chefs seuls sont impeccables, libres et consciemment unis avec le Seigneur; à eux seuls s'appliquent les titres de Laboureurs et de Soldats, parce qu'eux seuls voient clairement les causes, les méthodes et les résultats de leurs travaux, de l'origine à la fin; parce qu'eux seuls sont capables d'un sacrifice complet : comme le soldat offre sa vie corporelle, eux aussi donnent la leur à l'occasion; de plus ils donnent sans cesse leur vie sentimentale, leur vie spirituelle. Jean-Baptiste était l'un d'eux et des plus grands. C'est pourquoi il ose dire que sa joie est parfaite. Qui a jamais rencontré un homme heureux ? Et, pour nous faire entendre de quelle incompréhensible sorte est sa joie, l'ami de l'Époux ajoute aussitôt : Il faut qu'Il croisse et que je diminue.
En effet, nos bonheurs ne sont misérables que parce que nous les cherchons, parce que nous les croyons cachés dans ce qui se passe. L'Ami voit le sien dans ce qui ne passe pas, et il l'atteint en se sacrifiant. Nous autres, nous courons après des fumées, en refermant sans cesse sur elles nos mains maladroites mais que les déceptions ne lassent pas. Lui, il se place dans le Réel unique, et s'ouvre et se donne et s'abandonne. Il gagne ainsi l'Absolu, la Plénitude et la Perfection, d'un double geste définitif. Le Bonheur, il est là; aucun joyau n'est plus proche de nous, puisqu'il siège en nous. Pourquoi n'imitons-nous pas le Précurseur ?
Parce que nous ne sommes que de la Terre; nous ne pensons qu'à elle, nous ne parlons que d'elle. Et nous sommes les innombrables. D'En Haut, par contre, ne vient qu'un seul : le Christ. Il est le Premier, le Prince, la Tête; aussi personne ne L'écoute, sauf, çà et là, quelque rêveur qui se souvient, quelque blasé qui ne croit plus ni à l'argent, ni à la gloire, ni à la science, ni à aucun dieu, quelque ingénu qui ne voit pas la laideur. Ceux-là ont raison, car Jésus nous apporte tout; Son Père Lui a tout donné pour nous. Le Père donne toujours du superflu, ou plutôt Il offre; c'est à nous de prendre; et prendre les dons du Ciel, c'est croire au Ciel, non seulement de coeur, mais d'action; c'est faire la volonté du Ciel. C'est cela qui lève vers Dieu les bras de l'Homme-Esprit; c'est cela qui remplit ses mains de gemmes et de perles; c'est cela qui dès maintenant fait couler dans nos veines, aussi fort que notre personne périssable les peut supporter, les flots transfigurateurs de la Vie éternelle. Nous pouvons bien alors tout perdre : fortune, amis, santé, puissances; tout nous est rendu d'avance au centuple.
* * * *
Les déclarations de Jean-Baptiste ne semblaient pas suffire à emporter la confiance du peuple. Jésus voulut que l'ambassade du prophète reçût de Lui-même une éclatante confirmation. Il voulut authentifier ce baptême de la Pénitence;
Il voulut donner dès le premier jour à tous les chefs, à tous les évêques, à tous les princes futurs, l'exemple complet des devoirs que le supérieur est tenu de par Dieu à rendre à ses inférieurs. Jésus descendit au Jourdain pour Se faire baptiser du baptême extérieur, Lui, chef de tous les baptêmes, dénominateur de toutes les créatures, pénitent volontaire de tous les péchés qu'Il ne commit jamais.
Il rejoint Jean entre Béthanie, le lieu de la grâce, et Béthabara, le lieu de la barque, le lieu du passage : entre la justice distributive de l'ancienne Loi et la faveur gratuite de la nouvelle. Jean Le désigne comme l'agneau de Dieu qui enlève le péché du monde, en le prenant sur Soi. Par un mystère, en effet, dont Ses Amis les plus intimes ont seuls la notion pratique, Jésus, la Toute-Pureté, a permis que se répandent en Lui les hordes des impuretés, afin que désormais, à côté de chaque tentation, les pauvres êtres trouvent une vertu pour la vaincre; afin que, au moment de payer chacune de leurs dettes anciennes, les pauvres humains en soient partiellement déchargés, afin que, en toute circonstance, faste ou néfaste, leur esprit, enivré ou craintif, puisse se reprendre sur un modèle impassible, sur ce calme divin, sur cette ineffable sérénité. Depuis cet Agneau, il n'est plus, il ne sera jamais plus d'épreuve d'aucune sorte, en face de laquelle nous ne trouvions, si nous le cherchons par les yeux de la foi, l'exemple surnaturel donné par Jésus; et ceci, sur la terre et en tous lieux jusqu'à la consommation des siècles.
Mais, seule, la foi nous introduit dans ce mystère. Croyons d'abord, croyons contre la logique, croyons contre la vraisemblance, forçons-nous à croire, saisissons le Doute et terrassons-le sans écouter ses chuchotements. Songez donc : le Baptiste déclare qu'il ne connaissait pas Celui dont il avait mission d'annoncer la venue. Quelle ignorance incroyable et quelle étreinte puissante de l'Impossible ! Et quelle audace dans l'initiative de ce missionné qu'on aurait pu croire simplement un serviteur obéissant : " Je ne Le connaissais pas, dit-il, mais c'est pour qu'Il fût manifesté que je suis venu baptiser avec de l'eau ". Encore un mystère ici : la mise en présence de l'ordre divin et de l'accept humain. Dieu désigne un de Ses serviteurs et Il commande; on croirait que celui-ci ne peut qu'obéir; non; il reste libre d'examiner; parfois il refuse, car l'homme n'est qu'un homme. Moïse a été indocile; Elie a eu peur. Toutefois, si le serviteur obéit, son obéissance, qui est un don de Dieu, lui est comptée par ce même Dieu pour une décision libre. La tendresse du Père le veut ainsi pour que nous ayons, en même temps que le mérite d'obéir, celui de prendre une responsabilité. Mais j'en dis trop peut-être, ou pas assez; nous nous promenons ici dans les paysages de l'essentielle Étrangeté, dans l'Inconnu propre, dans cet univers qui préexiste à la raison, qui subsiste après la raison, mais où on n'aborde qu'après avoir exploré toute la raison.
L'acte initial de la vie publique du Fils fut magnifié par la présence du Père et de l'Esprit. Jésus veut S'anéantir, et Jean se prosterne devant un ordre de l'exécution duquel le plus sublime des archanges ne serait jamais qu'infiniment indigne. Or cette double folie d'humiliation -- Jésus l'exprime avec force -- ,c'est la justice de Dieu, c'est la Toute-Justice, incompréhensible à notre logique, parce qu'elle réalise l'accord ineffable de l'Infini avec le Fini. Aussi Jean est-il le-seul à " voir " l'Esprit et à " entendre " le Père glorifier le Fils.
On pourrait de l'immense simplicité de ce texte partir en très hautes spéculations sur les rapports de l'ouïe, de l'entendement, de la foi, du sans-forme, du nombre, essence de la vibration, du temps enfin et de la durée avec le Père; sur les correspondances de la lumière, de l'oeil, de l'atmosphère, de l'oiseau, de l'espace avec l'Esprit. Mais il ne manque pas de cerveaux amoureux des métaphysiques pour s'absorber dans ces subtiles recherches; notre domaine, à nous autres, c'est l'amour et l'action; nous sommes certains que, lorsqu'il sera nécessaire, l'Esprit nous apprendra tout en un clin d'oeil, et que, si nous vivons la Vérité du coeur et la Vérité des mains, la Vérité de l'intelligence nous sera gratuitement offerte.
Me permettrez-vous d'ajouter une touche à cette esquisse. en transcrivant ici une légende que se transmettent les chrétiens du Liban ? Il se peut qu'elle soit tout imaginaire; je l'ai trouvée suggestive et peut-être vous ouvrira-t-elle une perspective sur l'organisation spirituelle de notre terre.
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A deux mille cinq cents lieues de notre patrie, plus loin que la Palestine, que Chiraz et que Mascate, au delà de l'Indus et de l'effroyable Bikanir, une fois dépassées les merveilles de Delhi, toute rose dans son atmosphère d'or, le voyageur, laissant sur sa gauche les lieux où s'épanouit autrefois l'enchantement du Paradis terrestre, monte à travers le Népal et prend pied sur la route sans fin qui court de Bénarès aux solitudes tibétaines et jusqu'aux gorges du Pamir.
S'il continue de s'élever vers les neiges éternelles, si, par impossible, il affronte les glaciers inconnus, si les anges lui fraient le chemin, il verra lui barrer l'horizon une montagne irréelle que les Délivrés mêmes n'ont jamais aperçue.
Des précipices vertigineux l'entourent de toutes parts; ses assises verticales la défendent invinciblement et les bises meurtrières expirent à ses pieds. C'est elle sans doute que les hymnes des Rishis védiques proposent à la vénération des peuples de Bharât sous le nom sacré de Mérou.
Son sommet s'arrondit en cirque verdoyant; un soleil, invisible encore aux peuples occidentaux, y maintient une température printanière dont quelques zéphirs accentuent la douceur. Le sol disparaît sous un souple gazon; des fleurs innombrables le parsèment dont le frais éclat fait penser aux jardins célestes où chantent les bienheureux.
Un lac occupe le centre de cette immense prairie, et une île repose en son milieu. La transparence miraculeuse de l'eau reproduit avec délicatesse les herbes des talus et les frondaisons élégantes des arbres riverains; une imperceptible palpitation intérieure de la masse liquide communique à ces reflets le vague des paysages enchantés; les roches multicolores du fond, le bleu permanent du ciel font paraître dans l'eau profonde des amas mobiles d'émeraudes, de saphirs sombres et de mourantes turquoises.
L'île semble flotter sur le miroir circulaire où elle se contemple. Ses contours élégants, le désordre harmonieux des bouquets d'arbres qui la décorent, la grâce diverse de leurs attitudes, l'éclat des fleurs immenses dont, çà et là, quelques-uns sont couverts, l'haleine parfumée des corolles, le gazouillement d'oiseaux étincelants : tout concourt à produire un ensemble de parfaite beauté.
On n'aperçoit aucun insecte; mais des animaux semblables à des antilopes, à des cerfs, à des moutons, d'une élégance de formes incomparable, détachent sur le vert vigoureux de la prairie leurs robes fauves ou argentées.
A demi vêtues de plantes grimpantes, des tours se cachent derrière de grands arbres; les feux du couchant, reçus tout le long des siècles, les ont teintes de leurs pourpres et de leurs ors. Les unes rondes, les autres polygonales, leurs mesures, divinement proportionnées, raviraient les constructeurs de l'Acropole; on n'y aperçoit aucun assemblage de pierres; elles semblent de larges colonnes de marbre ou de porphyre, directement jaillies du sol rocheux. Ce sont des tombeaux. Sous leur base reposent les restes de patriarches antédiluviens; et leur emplacement, leur forme, leur couleur expriment les arcanes mêmes dont ces patriarches disparus furent les incarnations.
Rangées en cercle, au nombre de vingt-quatre, elles montent la garde autour d'une sorte de longue tente centrale ou de dais d'une étoffe somptueuse et qui semble certainement l'ouvrage des patients génies qui tissent les robes des anges. Les aurores boréales l'ont imprégnée de leurs teintes magnifiques. Elle tombe en nobles plis abondants qui paraissent, non pas drapés sur une charpente, mais bien suspendus à plusieurs grosses torsades d'or, que l'oeil suit dans l'air radieux, mais sans toutefois apercevoir la rosace immatérielle où ces cordages se rejoignent.
Sous ce dais s'étend une grande table de pierre, couverte de rouleaux et de livres, et autour d'elle va et vient un personnage dont l'aspect déconcerte.
Ce n'est pas un homme semblable à nous; ce n'est pas non plus un de ces fantômes qui hantent les lieux funèbres. Il est bien vivant; sa chair spiritualisée rayonne un éclat auprès duquel les plus beaux des habitants de la terre paraîtraient des malades aux portes du sépulcre. Il est dans la force de l'âge; une étoffe d'un jaune soufré tombe en plis nombreux de ses larges épaules. Il ressemble à ces pasteurs fils de rois que racontent les légendes sarrazines; une mélancolique douceur attendrit ses regards qui ont vu trop de choses, mais la, sérénité des archanges habite son front qu'une épaisse chevelure ombrage de ses reflets bleus.
A chaque instant tombent sur la table, venant on ne sait d'où et comme s'ils se matérialisaient soudain, des papyrus couverts d'écritures. L'homme les lit, puis, après en avoir recopié des passages sur son grand livre, les brûle à un brasier qui flambe au ras du sol.
A l'autre extrémité de la tente ont voit une sorte de char à trois roues, fait d'une matière translucide et dure, orné de toutes sortes d'arabesques hiéroglyphiques. Enfin, sous la table, on devine un sarcophage où repose un corps à la ressemblance du scribe mystérieux.
Que sont ce lac et ce jardin ? Qui est cet homme dont l'aspect sublime couronne les beautés environnantes ? Ce dais suspendu à quelque étoile, ce feu perpétuel qui brûle sans aliment, ce char de rêve qui semble attendre ses licornes ? Serait-ce pas l'invisible patron des inaccessibles Rose-Croix, le thaumaturge du Carmel, cet Elie revenu sous le nom du Baptiste, le plus grand parmi les fils de la femme ?
C'est lui, en effet. Il demeure là jusqu'aux derniers temps; il recueille tout ce que les hommes élaborent de saint dans les domaines de la pensée, de la science et de l'art; il livre au feu ce qui est impur et accumule ainsi les trésors du Vrai et du Beau dont se nourriront plus tard les élus de la Jérusalem nouvelle.
Par intervalles descend du haut des airs un être à forme humaine qui n'est, comme Elie, ni un corps ni un fantôme. Son visage vermeil brille de jeunesse; mais les longs cheveux qui ondulent sur ses épaules sont tout argentés; il n'a point d'ailes; cependant il plane comme soutenu dans les mille plis d'un nuageux vêtement bleuâtre. Il est imberbe; un sourire de tendresse et de paisible joie éclaire ses traits; ses mains divines retiennent son manteau qui flotte au vol rapide des courses éthérées et nul mortel pécheur ne supporterait l'insondable innocence de ses limpides regards.
C'est le Voyant, Jean le Vierge, le Bien-Aimé, le fils adoptif de Marie. En attendant le retour de son Jésus, il parcourt l'univers, recherche les bénédictions que le Sauveur sème, les apporte à la terre aride, et remporte du livre d'Elie ce que les autres mondes peuvent en recevoir.
Un troisième visiteur paraît encore sur ce mont singulier : c'est Moïse. Le théocrate porte sur son visage les flammes de l'Horeb et les majestés du Sinaï. Les cornes de la puissance thaumaturgique grandissent son front sourcilleux; sa main d'athlète tient le bâton du pontife; sur sa poitrine brillent les Urim et Thummim authentiques qu'il ravit autrefois au Soleil-des-Nombres. Il marche à pas longs dans le tintement des sonnettes sacerdotales, et les oiseaux étonnés se taisent sur son passage. Sa stature est courte; ses épaules de Titan remplissent l'ampleur d'un manteau pourpre. Un nimbe d'immutabilité l'auréole; l'énergie éclate dans ses gestes et semble animer jusqu'aux plis de son vêtement. C'est la vivante figure de l'Acte et du Vouloir.
Mais le Scribe, le Sacerdote et le Voyant n'agissent pas seuls; ils sont pour ainsi dire les circonférences de sphères dont les centres demeurent ensevelis dans la gloire vivante du Soleil-des-Ames. Ils forment trois couples unis par la plus intime collaboration. Comme la nouvelle Alliance parfait l'ancienne, de même qu'en Christ les pénibles efforts des justes s'épanouissent selon la splendeur de l'allégresse éternelle, de même derrière Elie se tient Enoch, le septième fils d'Adam, l'inventeur de la Science, descendu en droite ligne du Soleil-des-Formes.
Derrière Moïse se tient le prêtre sans parents, le roi de Justice, Melchissédech, fils du Soleil rouge; derrière Jean, Jacques, l'autre fils du Tonnerre, contemple et prie dans la retraite la plus occulte. Aucun de ces six n'a subi la mort terrestre. Et tous ensemble, ces six sont un seul être et un seul esprit; ces trois sphères sont une seule sphère : la forme du futur règne de Dieu ici-bas.
Un septième être les contient tous, quoiqu'il se distingue d'eux par le mode même de son existence et la qualité de sa Lumière; il les dirige et les emploie comme il le juge à propos. Il peut aller partout; aucun palais qui ne s'ouvre devant lui; aucune cime qui ne lui soit accessible; aucun abîme océanien où il ne descende; aucun être qu'il ne scrute jusque dans sa racine primitive. Il s'occupe de tout; il prend toutes les formes; il ressemble à tout le monde et il est seul sur cette terre; les passants le croisent peut-être dans la rue; les saints dans leurs extases le voient comme identique aux figures éternelles. Son apparence anonyme constitue son mystère, sa défense et sa toute-puissance. On le nomme le Seigneur de la Terre.
Par Enoch et par Elie parviennent aux créatures les eaux célestes qui les nourrissent; par Jacques et par Jean, les clartés qui les illuminent; par Melchissédech et par Moïse, les bénédictions qui les guérissent. Et tous les disciples de Jésus, quels que soient leur race, leur rite ou leur intimité, se rattachent à l'un de ces trois couples, formant ainsi dans l'Invisible un monde complet de lumières, d'eaux vives et de souffles embaumés.
Enfin, assez proche également du lieu où fleurirent, à l'aurore des siècles, les délices du Jardin d'Héden, mais dans la direction septentrionale, s'élève une autre montagne de légende, où habitent les Maîtres de la Perversité.