LE SACRIFICE DE JÉSUS-CHRIST 


  
 Nous avons donc vu le sacrifice extérieur offrant à un dieu quelconque l'immolation d'une victime de matière dont l'âme libérée sert de véhicule à la puissance de ce dieu.  
 Mais le temps approche où se révélera aux hommes la possibilité d'un sacrifice intime par lequel les vrais adorateurs du Dieu-Un lui rendront un culte en esprit, c'est-à-dire sans victime corporelle, et en vérité, c'est-à-dire sans symbole ni figures.  
 Alors se dévoilera le véritable aspect du mystère de la Création : un Dieu indépendant de son oeuvre, transcendant à elle, infini, insaisissable, et dont le seul souci est le bonheur de cette création.  Puis un être humain, synthèse de toute cette création, dépendant et prisonnier de ses lois, limité, impuissant, et par là même saisi de crainte ou ivre d'orgueil illusoire, mais, dans les deux cas, égoïste et esclave de son Moi.  
 Pour intégrer cette créature en son Créateur, il faut sans doute un sacrifice. Mais, comme le principe de la faiblesse de la créature est son égoïsme, le sacrifice devra être de même ordre que cette force cupide, c'est-à-dire tout spirituel.  
  
 Comme la distance de cette créature finie à son Créateur infini, est infinie, il faudra une victime qui souffre la mort injustement, donc innocente, parce que sa douleur alors prendra une valeur infinie.  
 Comme l'Etre suprême qu'il s'agit d'atteindre est infiniment libre, il faudra un prêtre tout-puissant.  
 Comme les besoins de l'homme implorant, quoique innombrables et perpétuels, se réduisent tous au même besoin, il faudra un autel unique, permanent, et fait d'une substance éternelle.  
 Comme le morcellement de la Création qu'il s'agit de ramener tout entière à l'unité principe se propage jusqu'à l'indéfini du Néant, il faudra un feu pur, né de lui même et subsistant par lui-même.  
 La victime innocente et immortelle, c'est Jésus-Christ; 
 Le prêtre tout-puissant, c'est Jésus-Christ; 
 L'autel perpétuel, c'est Jésus-Christ; 
 Le feu pur, c'est Jésus-Christ, maître de l'Esprit. 
 

* * * 

 Le royaume de Dieu sur la terre, ou plutôt tout ce que la terre est capable de recevoir du Royaume de Dieu, c'est Jésus-Christ.  Le seul moyen d'imaginer ce que peut être la vie dans ce Royaume inconcevable, c'est de regarder ce que Jésus-Christ a fait ici-bas.  

 Jésus-Christ est la Réalité; tout ce qui a eu lieu avant Lui ne fut qu'intersigne et tout ce qui a lieu après Lui n'est que répétition ou commémoration.  
 Nous avons vu que, dans l'ordre religieux, le sacrifice est l'acte essentiel, et nous verrons que, aussi bien dans la liturgie que dans la vie intérieure et dans la vie extérieure du disciple, tout équivaut à des sacrifices.  En toute manière religieuse de vivre, il y a quelque chose qu'on offre à Dieu en espérant en retour une faveur quelconque.  
 Cette chose est d'abord choisie, et c'est la consécration.  
 Elle est ensuite présentée à Dieu, et c'est l'offrande.  
 Puis elle est effectuée, et c'est l'immolation.  
 Ensuite, elle reçoit la force divine, et c'est la consumation.  
 Enfin, elle est utilisée, et c'est la communion.  

 Regardons maintenant Jésus-Christ.  
 Le Verbe, par obéissance à Son Père, S'incarne.  Il est ce que Dieu a de plus précieux, Son Fils bien-aimé et, en même temps, l'homme parfait, la fleur et le joyau de la Création tout entière. Choisi dès le commencement des siècles, en tant que Fils de Dieu, appelé, évoqué par les soupirs de tous les justes de la terre, en tant que Fils de l'Homme, Il apparaît de qualité unique et seule victime assez pure et assez précieuse pour contrebalancer les rigueurs de la justice divine et pour représenter devant elle l'ensemble total des créatures. Telle est Sa consécration.  
 Le seul être capable de prendre sur soi la somme effroyable et indéfinie du mal passé, présent et futur, commis par les créatures, devait être infini 
 et parfaitement indemne de la plus légère tache.  Jésus-Christ seul pouvait donc S'offrir à Dieu, et Il l'a fait en S'astreignant à accomplir en tout, à toute heure, de toute manière la volonté de Son Père.  Révérons ici l'accord parfait entre la décision du Père de donner au monde Son Fils unique et l'obéissance du Fils qui accepte les souffrances corporelles, puis ces souffrances spirituelles que la perversité des hommes Lui infligera jusqu'à la fin des temps.  
  
 Jésus-Christ a accepté la mort physique; Il S'est réellement immolé, succombant sous le faix du mal universel. La maladie, pour nous, n'est que la réaction fatale d'une désobéissance antérieure; nos souffrances sont des contre-parties et des pénalités. La souffrance du Christ est innocente et injuste.  Innocente, elle efface la perversité dans les coeurs; injuste, elle surmonte la justice immanente. Illogique, déraisonnable, antinaturelle, elle dépasse les lois, bondit par delà les univers, ébranle les portes de l'infini; elle bouleverse le Surnaturel et le force à descendre ici-bas avec la miséricorde et la libération.  
  
 Après sa mort, le corps du Christ s'est envolé de la terre, comme consumé par un invisible feu, le feu de l'Esprit-Saint.  Tel est le véritable aspect de la résurrection.  Le feu terrestre les feux subtils, les feux cosmiques ne sont que les fumées de ce feu surnaturel qui ne brûle pas, qui ne détruit pas, et qui subsiste par lui-même.  C'est lui qui a transformé le corps du Christ, qui l'a immortalisé, qui lui a fait surmonter les lois physiques, le ren-dant plus fort que toutes les chaînes et lui infusant cette liberté prodigieuse que nos philosophes s'imaginent être le privilège exclusif de l'Esprit.  

 Enfin, en Jésus se retrouve, excellente et parfaite, cette cinquième phase du sacrifice qui est le partage de la victime, alors saturée de la force divine, entre tous les assistants.  L'humanité, toutes les humanités connaîtront un jour le Christ; tous Le recevront. Mais pour que Lui, Dieu, l'Infini, puisse entrer dans Sa créature, ténébreuse et bornée, sans la réduire en cendres sous l'incandes-cence soudaine de Sa toute-pureté, il Lui avait fallu au préalable visiter ce séjour obscur, lui insuffler le pressentiment de la Lumière, l'habituer à Sa présence insupportable, émouvoir les inconsistants souvenirs de la patrie éternelle, lui rendre l'appétit du Ciel, ouvrir ses yeux sur sa propre misère; il fallait que le Christ vive d'abord la vie de tous les hommes.  

 S'il était permis de porter les yeux sur ces mystères, on pourrait dire que le Verbe, en prenant un corps humain, a complété la Création et, après être ressuscité, qu'Il a pris dans la gloire une vie inédite et effectué une troisième création plus inconcevable encore que n'était l'Éternité antérieure.  Nous sommes ici dans le domaine de l'impossible, nous le voyons par deux fois envahir le possible : d'abord quand le Verbe Se fait chair; ensuite quand le Verbe, disparu dans la Gloire, reparaît cependant dans le coeur de chaque disciple fidèle, et S'y réincarne. La cérémonie de la Messe n'est pas autre chose que le rappel constant de cette déraisonnable possibilité. Car les anciens ont eu les figures de la Vérité, mais les chrétiens ont la Vérité sous des figures.  En d'autres termes, la Messe est la forme terrestre du sacrifice éternel.  
  
 La religion est toute spirituelle, ou plutôt le sera, ainsi que l'annonce le Christ Lui-même.  Un dieu de la Nature est honoré, appelé, remercié par des actes naturels.  Dieu, auteur de la Nature, n'est honoré, appelé, remercié que par des actes surnaturels, c'est-à dire contraire à l'égoïsme, et spirituels, c'est-à-dire par les mouvements les plus purs de notre volonté.  Le vrai sacrifice sera donc spirituel, et cela est écrit en toutes lettres dans l'Évangile.  Ceci est la doctrine constante de l'Église, saint Ambroise et saint Augustin l'ont for-mulée les premiers, je crois, et saint Thomas après eux.  

 Dieu est un; Sa création est une; mais, comme elle cherche la multiplicité avec une ardeur sans cesse croissante, Dieu endigue ce vertige par des ouvrages d'unification.  Ainsi, en Son Fils, Jésus-Christ, Il Se joint à l'humaine nature; par l'Assemblée des disciples, Il réunit les âmes en un seul organisme; par Son Esprit, Il réunit à Lui-même l'esprit de l'homme individuel; par la loi de charité, Il réunit ensemble les esprits divergents des humains; par le sacrifice, Il unit à Son Fils, qui est Lui même, l'âme, l'esprit et jusqu'au corps des fidèles.  Tout est en Dieu, et rien de ce qui s'agite hors de Lui n'a d'existence véritable.  

 Aussi dans le sacrifice, qui est l'essence même des rapports de l'homme avec son Créateur, Dieu Se trouve partout.  
  D'abord, c'est à Lui et à Lui seul qu'il doit être dédié : à Lui, principe premier, origine de tout, fin de tout.  
 Il y faut un prêtre : un homme exceptionnel, pourvu de qualités insignes.  Un homme assez haut d'intelligence pour comprendre les pensées de la foule et les réunir, un homme assez bon pour compatir à toutes les souffrances, pour rester indulgent à toutes les faiblesses, pour sympathiser avec tous les désirs, un homme assez maître de soi pour qu'aucune renonciation, aucune crainte, aucune ténèbre ne fassent hésiter ses pas.  Parmi les milliards qui ont vécu, qui vivent et qui vivront jamais, il n'en est point qui remplisse complètement ces conditions; il n'en est point, sauf un seul : Jésus.  
 Jésus est aussi la victime parfaite. Voici comment. Il est homme et tout ce qui trouve accès à la nature humaine trouve accès en Lui.  Il reçoit toutes les visites : celles des anges et celles des démons, celles des vertueuses oeuvres et celles des perverses, celles des intelligences et celles des substances matérielles. Rien n'a lieu sur la terre et dans l'univers, aucun soupir, aucune larme, aucun enthousiasme, aucun ricanement, aucune noblesse, aucune bassesse, rien ne bouge qu'à travers Son corps spirituel. Il présente tout le bien à Son Père, Il travaille tout le mal, en en subissant l'opprobre, pour le convertir en bien.  Il a été une fois physiquement égorgé pour les péchés du monde; mais Son esprit, Son âme, Son intelligence continuent d'être égorgés pour ces péchés, et continueront de subir jusqu'à la fin de ce monde le supplice de la croix.  

 Jésus est encore Celui pour qui le sacrifice est offert.  N'a-t-Il pas dit que le pauvre, le malade, le vaincu, le prisonnier, le persécuté, le désespéré, quiconque enfin souffre de n'importe quelle manière, c'est Lui-même ?  Or, comme personne ne souffre qu'à cause du mal antérieurement commis, Jésus Se met par ces paroles à la place du pécheur, Il prend en Lui et sur Lui le péché, Il S'identifie au pécheur, et Se présente devant le Père, tout ployé sous l'opprobre universel, écrasé de misères et saignant de mille plaies.  Le Père alors, recon-naissant sous cette monstrueuse détresse le visage bien-aimé de Son unique Fils, S'émeut et accorde un pardon que n'auraient pu lui arracher les tièdes repentirs des hommes ni leurs égoïstes lamentations.  
 Le temple éternel, c'est encore Jésus-Christ.  La plénitude divine habita dans Sa personne humaine terrestre et habitera toujours Sa personne spirituelle.  De plus, toutes Ses pensées, toutes Ses paroles, toutes Ses actions humaines furent toujours des invocations vivantes adressées à Son Père et faisant descendre en Lui les souffles de l'Esprit. Mais, si l'on considère le Verbe, le Dieu, et non plus l'homme, le Verbe à la fois créateur et rédempteur, cet être immense à la fois omniprésent et insaisissable, sans lequel rien de ce qui existe n'a été fait, on s'apercevra qu Il constitue encore le double temple du Père dans le temps et dans l'éternité, dans l'espace et dans l'illimité, puisqu'Il est, dans toute créature, ce par quoi elle peut remonter vers le Père.  

 L'ensemble, parmi les créatures, de toutes celles qui ont obéi jusqu'au bout à la douce influence de ce Verbe qu'elles portaient, ce sont les disciples, les saints, les laboureurs du Christ, Ses soldats, Ses amis; c'est l'Église intérieure, le corps mystique du Verbe sur la terre, le temple réel et vivant dont chaque pierre est un être pur et qui, après que tout sera consommé, continuera de vivre avec une splendeur, une force, une joie infiniment accrues, dans le royaume du Père.  

 Il est difficile, il est impossible de parler du monde divin avec exactitude. Vu d'ici-bas, il apparaît comme immuable, immobile et homogène.  On devrait plutôt le décrire comme infiniment mobile, infiniment fertile, comme se renouvelant sans arrêt. Dans la Nature, l'existence s'alimente par la souffrance et par la mort; personne n'y subsiste que par la mort d'une foule inférieure. Dans l'Incréé, chacun se donne sans cesse et retrouve dans la plénitude même de ce don une vie plus belle et plus haute. Ici l'on progresse pas à pas, moyennant mille blessures et mille fatigues.  Là haut on s'agrandit sans mesure, dans la joie croissante de s'anéantir en obéissant et en aimant.  

 Aussi les immolations perpétuelles du Verbe, sous toutes les formes sensibles que Sa bonté veut bien revêtir, si elles sont pour ces formes des souffrances, ne procurent à Son essence que cette paix et cette joie qu'Il offre à Ses amis terrestres. Comment donner de ce paradoxe une explication raisonnable ?  Tout, en Jésus-Christ, n'est-il pas ténèbres pour la logique autant qu'évidente clarté pour le coeur ?  

 L'ivresse du sacrifice possède donc le Verbe; Il est le sacrifice même en son entier.  Si le Père réserva dès l'origine une partie de la ville éternelle aux hommes justes, c'est que le Verbe L'y détermina.  Si, plus tard, le Père agrandit Son palais, afin d'y recevoir un plus grand nombre d'amis de Son Fils, ce fut ce dernier qui L'y obligea.  Les hommes n'ont jamais rien inventé.  S'ils ont bâti des villes, des maisons et des temples, c'est parce que les anges au Ciel ont bâti des villes, des maisons et des temples, dont toutes les pierres sont des êtres vivants, intelligents et libres.  Si, dans nos temples, il y a un vestibule, une nef, des autels, un tabernacle, c'est parce que le temple éternel comporte diverses parties et notamment un saint-des-saints où siège le Père, où nul n'a encore pénétré, et où seul Jésus-Christ Se présentera au jour de la délivrance universelle.  
  
 Je m'excuse de m'étendre si longuement sur cette identification du Temple éternel avec l'un des corps glorieux du Verbe; mais, en religion, l'endroit où s'effectue un acte sacré prime l'impor-tance de cet acte.  Ce n'est pas l'offrande qui sanctifie l'église, c'est l'église qui sanctifie l'offrande.  De même que le climat de la montagne ou du littoral communique à ses habitants des qualités particulières, de même l'enceinte où vivent les serviteurs de Dieu, où ils prient, où ils se dévouent, communique à tout ce qu elle reçoit une vertu spéciale.  
  
 Ainsi, comme rien n'est plus pur et plus près du Père que Son Fils bien-aimé.  Il sera d'abord temple, et cela dès l'éternité antérieure, puis, plus tard, prêtre, victime et peuple pieux.  Car le Verbe, Jésus Christ, contient tout ce que nous pouvons concevoir ou imaginer de Dieu.  

* * * 

 Jean l'Évangéliste raconte avoir vu sous l'autel céleste les âmes de ceux qui étaient morts pour le service du Père.  Or, ceux-là, ce sont les serviteurs du Christ devenus membres de Son corps de gloire.  L'autel du temple divin, c'est donc encore une forme du Verbe.  
 Tout ce que les hommes font de bien, tout ce qu'ils peuvent offrir à Dieu, hommages, recon-naissance, supplications, renoncements, et surtout dévouements, ils ne le peuvent offrir qu'en les présentant à Jésus-Christ : « Nul, dit-Il, nul ne vient au Père que par moi ».  Ici encore, le Christ est l'autel.  La doctrine constante de l'Église catholique, s'appuyant sur l'Apocalypse de Jean, affirme cette identité.  Il est dit, dans le rituel de l'ordina-tion des sous-diacres, que Jésus est l'autel élevé devant Dieu.  

 Corporellement même, le Fils de l'Homme ne fut-Il pas l'autel construit des éléments les plus purs que les anges aient pu trouver dans l'univers, aussi purs du moins que l'impureté de ce monde-ci pouvait le permettre ?  Nous voyons vivre les hommes supérieurs par une sorte de dédoublement grâce auquel ils se regardent agir et ils agissent.  Jésus était en état de dissociation constante, puisqu'Il jouait simultanément des rôles plusieurs fois opposés : commandant et suppliant, méditant et agissant, guérissant et reprenant, aimant et se fai-sant aimer, toujours seul et toujours au milieu d'une foule visible et invisible, Se donnant et demandant qu on se donne.  
 Ainsi, prêtre et victime, dieu et fidèle, 
 pierre du sacrifice et hostie de communion, Jésus--Christ médiateur entre les hommes et Son Père, médiateur des hommes entre eux, Jésus-Christ Se trouve toujours tout entier dans chacune de ces fonctions, parce que Son être immense contient les types de toutes les formes de la vie, parce que cha-cune des substances pondérables ou impondérables qui le composent se trouvent en Lui à leur stade de perfection propre, parce qu'aucune durée, aucun espace ne sont pour Lui des liens.  
 Si le temple de Dieu est le corps cosmique du Verbe, le coeur de Jésus-Christ est l'autel de ce temple.  Toute bonne oeuvre, toute demande, tout remerciement va du coeur de l'homme à Jésus-Christ et à Son coeur. De ce coeur, le Père l'accepte, et Il n'accepte rien qui ne soit passé par ce coeur, qui n'ait été purifié, sublimisé par les soins indul-gents de notre éternel Ami.  

 Tout ce que l'homme peut sortir de plus beau et de plus net reste tout de même humain, troublé, étriqué.  Ce que nous appelons à tort nos mérites, il faut que le grand Alchimiste le prenne, le recuise, le transmute en précieuse quintessence; alors seulement ces mérites peuvent résister à ces fulgurations de l'Esprit-Saint, qui les réduiraient en cendres.  Voilà ce que c'est que sanctifier une chose : c'est la transmuer, c'est la transplanter du naturel dans le surnaturel, du local dans l'universel, du temps dans l'éternité, de la mort dans la vie.  Et nul ne peut faire cela que le Seul qui soit des-cendu de là-haut jusqu'ici.  
 Incidemment, apercevons ici pourquoi l'alchimie promet plus qu'elle ne peut tenir.  
 Quoi qu'en pensent les métaphysiciens, le créé est incapable de rentrer de lui-même dans l'incréé.  Entre un homme parfait, comme le fut Jésus, et le Verbe, il y a un abîme, que seule l'in-carnation de ce Verbe et Son sacrifice ont comblé.  Aussi le prêtre, commémorant ce sacrifice par les cérémonies de la Messe, devrait-il voir le Verbe dans tout ce qui l'entoure : dans l'édifice, dans l'autel, dans les espèces, dans les livres sacrés, dans les paroles rituelles et les chants, dans les reliques et les parfums, dans les fidèles, dans Lui même; toutes ces choses, ce sont des formes du Christ, des fonctions du Verbe.  Et la saine théologie autorise ces contemplations qui dépassent l'intelligence.  
 De même que le Dieu est uni à l'Homme, en Jésus-Christ, non pas juxtaposé, mais mêlé, conjugué, combiné, de même ce que nous présentons à Dieu est pris par Jésus-Christ, assimilé par Lui, combiné avec Sa substance.  Et l'ordre divin du sacrifice nous démontre ainsi comment l'amour dont notre Maître nous enveloppe en nous pénétrant, envahit du même flux l'univers tout entier, réalise l'impossible et nous béatifie en nous transfi-gurant.  

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 Si le Seigneur à qui s'adresse le sacrifice est le Verbe vu sous Son rapport avec le Père, le feu qui consomme le sacrifice est ce même Verbe dans Son rapport avec l'Esprit.  
 Il faut nous l'avouer : nous employons les termes de Père, de Fils, d'Esprit, pour spécifier des fonctions, des attitudes ou des aspects de l'Etre inconnaissable. Mais nous ne pouvons concevoir que des symboles ou des analogies quand nous réfléchissons sur le Mystère suprême et, entre les trois personnes divines, c'est l'Esprit la plus insaisissable.  
  
 Dans l'ordre religieux, de l'Esprit-Saint descendent toutes les larmes et toutes les joies, et partout Il rassemble les extrêmes. Il souffle partout et nulle part, entre le Lieu non localisé où trône le Père et tous les points du Monde où passe le Fils. De même que l'Amour se comporte en ennemi de celui qu'il possède, puisqu'il le pousse à la souffrance et à la mort, l'Esprit est l'ennemi du Fils, puisque c'est par amour que le Fils S'est immolé. Par contre, dans le monde de la Gloire, c'est le Fils le Maître de l'Esprit. En mourant, Jésus a légué à Sa Mère le genre humain tout entier et, par sur-croît, au genre humain Il a légué l'Esprit ou, comme Il L'appelle, le Consolateur. « L'Esprit souffle où Il veut »; Il est le libre par excellence, Il est la liberté, Lui seul délivre les créatures.  Il est un ouragan dont la violence est telle qu'on ne la sent plus.  Il est un feu dont l'ardeur est tellement incandescente qu'elle consume le disciple et le recrée enfant de Dieu sans qu'il s'en aperçoive.  Car Dieu vient toujours en nous comme un voleur, à l'improviste, et Il entre où nous ne sommes pas sur nos gardes d'obstination.  L'homme ne résiste à Dieu que par un endurcissement, une pétrification, donc en se mettant lui même en prison.  Mais Jésus guette et, soudain, par une fissure, Il fait passer l'Esprit.  Alors commence le travail de notre libération : influence douce, souple, et tenace.  Et cette libération est gratuite : la grâce, le don du Ciel, et la liberté progressent de pair en nous.  

 Tel est le combat de l'homme avec Dieu; Dieu reçoit inlassablement tous les coups; mais, quand l'orgueil est arrivé à sa limite de tension, alors commence notre défaite.  Dès ce moment, Jésus S'éloigne, comme fait la mère pour encourager la marche hésitante du tout petit; et le Consolateur, qui suit Son Maître, S'infiltre peu à peu en nous, comme l'air pur à travers les fentes de la hutte.  A nous dès lors de contrôler les impulsions récalcitrantes du Moi, et d'obéir à celles de l'Initiateur divin.  De Lui nous viennent la confiance, l'espérance et l'amour, l'illumination de notre intellect, la force de notre bonne volonté.  C'est à Son opération très secrète que le saint doit cette paix, cette douceur, cette patience, cette bénévolence, cet équilibre qui attirent sans effort les malheureux auprès de lui.  C'est Lui en effet de qui la vertu subtile rénove peu à peu tout notre être, donne à toutes nos ombres la clarté, et nous apprend à tirer du Cep éternel les nourritures que nous demandions auparavant à la matière, au savoir, à l'or, à l'amour humains.  
 L'action de l'Esprit sur l'homme consiste essentiellement à faire passer de puissance en acte les semences d'éternité que nous portons à notre insu, par delà le conscient, le subconscient et le surconscient.  

 En ce qui concerne l'accomplissement du sacrifice, l'Esprit procède d'une façon analogue; Il pénètre la victime spirituelle, que ce soit l'une des substances du Verbe, ou l'une des formes de notre Moi, Il la sature, il la transforme, la transmue, la régénère et l'emporte ainsi, devenue libre et pure, jusque devant la face de l'Éternel.  L'oeuvre propre du Père, qui consiste à envoyer perpétuel-lement Son Fils construire le monde, le soutenir, remédier à ses fautes, le ramener vers l'harmonie de l'Amour, conduire les créatures vers l'unité au moyen des gestes de la fraternité pratique, leur inspirer le désir du Ciel, les prosterner dans la reconnaissance, cette oeuvre, commencée au pre-mier jour de la Création et qui ne se terminera qu'au dernier jour, c'est l'Esprit-Saint qui la réalise.  

* * * 

 Tout l'immense dispositif de l'univers, les innombrables mouvements de la Nature, les travaux de tous les êtres visibles ou invisibles vont vers un seul objectif : la synthèse, l'harmonie dans l'unification totale.  Pour le genre humain, cette harmonie se nomme la fraternité.  Le genre humain étant le coeur de l'univers et le pivot par lequel Dieu Se communique à toute l'immense machine, on com-prend que l'amour fraternel soit l'unique moyen, nécessaire et indispensable d'une part, suffisant et complet d'autre part, pour ramener à Dieu le grand enfant prodigue qu'est cet univers.  
 Pratiquement, tout en revient à la charité. Le sacrifice ne sera parfait que s'il devient charité, c'est-à-dire don de soi, volontaire, libre et généreux.  La condition de la victime, esclave enchaînée, rend tous les sacrifices antiques imparfaits et incapables d'atteindre l'Absolu, domaine par excellence de la liberté. Dans le seul sacrifice de Jésus-Christ, la victime est libre, innocente et volontaire; seul, ce sacrifice-là touche l'Absolu.  Les sacrifices partiels des disciples de Jésus-Christ touchent aussi l'Absolu, 
 par l'intermédiaire unique de ce même Christ, dans la mesure où ils sont offerts avec spontanéité, humilité, charité.  
 Le Père voit les oeuvres, bonnes ou mau-vaises, de Ses créatures, non pas tant sous leur grandeur ou leur volume, mais Il les juge bien plu-tôt selon l'esprit dans lequel on les a effectuées.  Un ermite peut bien s'imposer les pénitences les plus cruelles; c'est son humilité, son amour qui les ren-dront fructueuses.  Jésus, parce que Sa personne physique était toute parfaite, a souffert infiniment plus que nous; à Sa place, aurions-nous souffert des mêmes fatigues, des mêmes veilles, des mêmes supplices et des mêmes animosités ?  Mais Sa péni-tence surhumaine a été multipliée à l'infini parce qu'une compassion infinie L'animait à toujours.  Cette petite phrase du catéchisme : Jésus nous aime..., tant de millions de fois répétée, banalisée, incomprise, inentendue, c'est le Grand Arcane, le secret des secrets.  
 Le prêtre offre son holocauste dans l'intention générale de l'ensemble des fidèles, et dans les intentions particulières de quelques-uns d'entre eux.  Mais le pontife éternel, le Verbe, voit rangés devant Lui l'humanité totale, les générations disparues, celles d'aujourd'hui, celles de l'avenir, les foules terrestres et les autres nombreuses foules qui peu-plent ces astres énormes que nos savants déclarent inhabités; chacun de ces milliards d'individus est présent, distinct, et vivant sous le regard de ce Christ dont toute la bonté est nécessaire pour que nous ne tremblions pas devant Sa formidable gran-deur.  

 Or, les multitudes qui s'intitulent chrétiennes, non seulement la foule éreintée par la fatigue du pain quotidien, et qui trouve à peine le soir la force de tendre les bras vers le seul Dieu dont presque toutes les paroles vont aux misérables, non seulement cette foule harassée, toute poignante de la plus douloureuse beauté, mais surtout l'autre partie des chrétiens à qui un destin plus clément, mais peut-être plus cruel, permet de prendre du repos et du plaisir, ces multitudes errantes entre l'indéfini de leurs vagues aspirations et le défini de leur mécontentement plausible ou injustifié, elles devraient recevoir, dans leurs coeurs incertains, la certitude du mystère suprême : cet amour que Jésus offre à chacun et qui peut remplir l'infini de chacun sans que personne ne trouve sa part diminuée.  
  
 Voilà la figure saisissable et terrestre du sacrifice indescriptible que le Verbe célèbre devant le trône de Dieu à tous les moments de l'éternité.  Pour nous ici-bas, et pour toute créature, même pour la plus magnifique, ce mot de sacrifice éveille un sentiment pénible de gêne et de privation.  Mais, dans le royaume de Dieu, nous serons tellement comblés de béatitudes, de beautés, de puissance, que, semblables à des enfants dont la jeune vigueur débordante exhale son trop-plein en bondissements et en clameurs joyeuses, notre vie sera un chant perpétuel de reconnaissance et d'adoration. Chacun de nos regards découvrira une merveille inédite qui engendrera un ravissement nouveau, et chacun de nos désirs se trouvera aussitôt rassasié pour faire place à un désir nouveau plus pur et plus rempli de félicité.  
  
 Nous serons uns avec le Verbe, nous agirons avec Lui, nous L'aimerons et Il nous aimera à découvert, nous nous aimerons les uns les autres, et aucune joie ne béatifiera plus l'un de nous que tous les autres n'en ressentent immédiatement une exaltation de leur propre joie.  

 L'existence présente ne doit être qu'entraînement vers la vie éternelle. Aujourd'hui, nous devons lutter, nous devons triturer l'égoïsme, nous devons faire de nos corps et de toutes nos facultés les images aussi ressemblantes que possible de ce que nous devinons de leur transfiguration future. Nous devons être des victimes et pour nous mêmes et pour nos frères; nous devons appeler sur nous le feu du Ciel, qui est l'Esprit-Saint, qu'Il transmue en esprit tout ce qui est matière, en splendeur tout ce qui est obscurité, en joie tout ce qui est souffrance. Et cet Esprit, qui Se nomme aussi le Consolateur, par un effort supplémentaire de la tendresse du Christ à notre égard, nous infusera de Sa force, et nous rendra capables de nous sentir heureux au milieu même des soucis et des misères terrestres.  

 Comment nous rendre capables de cette paix singulière, c'est ce dont nous essaierons de nous rendre compte à notre prochaine réunion.  

(3 MAI 1926)