LA PRIÈRE 

(24 Février 1912)
  « SI VOUS DEMEUREZ EN MOI ET QUE MES PAROLES DEMEURENT EN VOUS, 
DEMANDEZ TOUT CE QUE VOUS VOUDREZ, ET IL VOUS SERA ACCORDÉ.  » 
  (JEAN XV, 7.) 
   
   La prière est l'entreprise la plus difficile qui puisse être proposée à l'homme; cependant tout prie autour de nous.  Le minerai, la plante, l'animal demandent à la Nature l'entretien de leurs forces; tout acte est une demande; et tout être agit nécessairement puisqu'il vit.  Parmi les créatures, c'est l'homme qui refuse le plus souvent de reconnaître cette loi, et c'est pourtant surtout à lui qu'elle s'applique.  J'espère vous montrer combien une telle conduite est déraisonnable.   

 Comprise dans sa dignité réelle, la prière est un désir du Ciel et une conversation avec Dieu.  Elle est une grâce et la source des grâces; elle est une graine dans les terres de l'éternité; une oeuvre plus précieuse que tous les chefs-d'oeuvre, plus grande que le monde, plus puissante, pourrait-on dire, que Dieu Lui-même.  Ne vous étonnez point; nous quittons ici les royaumes policés de la raison; nous sommes dans les forêts luxuriantes de l'Amour.  Faites taire l'intelligence; ouvrez les fenêtres du coeur; contemplez les champs infinis des collines éternelles; que ne puis-je vous les rendre visibles !   

 Parce que la prière est l'acte suprême, elle ne vaut, elle n'existe que si la sincérité la provoque.  En tout temps des anges se tiennent autour de nous.  Quand nous pensons à Dieu, ils arrivent en plus grand nombre; les uns sont bénévoles; d'autres se postent pour recueillir ce que nous pourrons émettre d'égoïste dans notre demande.  D'autres, enfin, venus par un désir sincère de regarder Dieu à travers notre coeur, se scandalisent et se découragent si notre prière est mal faite.  Nous sommes responsables de tout cela.   

 Deux mouvements se produisent dans la prière.  Le désir s'humilie, s'exalte et se réfugie dans la miséricorde divine, qui est le Christ; la grâce lui répond, s'offre et se laisse dévorer par lui.  Ces deux sont la forme mystique de la foi; et plus le désir s'enfonce dans l'abîme d'humilité, plus il attire la grâce, plus notre coeur se nourrit, plus le Verbe Se développe au fond de nous.   

 La prière est l'effluence de notre personnalité vers l'Absolu; elle s'abandonne au Père, elle se jette dans Ses bras, elle converse avec Lui, mais sans paroles.  Elle n'use pas de l'intellect; c'est le coeur qui a enfin touché son complémentaire total, qui s'étonne, défaille, meurt et renaît, dans une béatitude infiniment croissante.   
  Si telle est la prière, vous comprenez qu'il ne faut prier que Dieu seul.  Cela se fait bien rarement.  On s'adresse d'ordinaire au dieu que l'on s'est choisi.  Une brave femme qui va à l'église demander au bon Dieu que son obligation sorte au tirage, tandis qu'elle a déjà de petites rentes, ce n'est pas Dieu que son coeur prie, c'est le dieu de l'argent.  Combien de fois ne nous conduisons-nous pas comme cette bonne vieille !   

 Or chaque dieu exauce ses fidèles, comme un roi garde les emplois lucratifs pour ses courtisans.  Un ambitieux, un avare qui prient pour leur ambition et pour leur avarice seront exaucés facilement par leurs dieux; mais ils s'enfonceront davantage dans leur fausse route.  Quand un coeur simple demande au Père quelque chose qui puisse faire dommage à son âme, le Père ne l'exauce pas; et c'est une des raisons pour lesquelles nos prières demeurent souvent stériles.   

 Ne priez pas non plus de créature, si même on l'a déclarée sainte.  C'est une impolitesse envers Dieu; c'est Lui dire : « Tu écouteras mieux ton favori que moi; tu ne feras pas attention à moi parce que je suis un inconnu ou un misérable ».  C'est douter de Son pouvoir et de Son amour.  Je ne critique pas ici le culte des saints; je répète seulement la doctrine canonique.   

 Voici encore pourquoi il est sage de ne s'adresser qu'à Dieu.  Le premier, le plus irréductible des ennemis de l'homme, c'est lui-même; Satan nous est moins dangereux.  L'un et l'autre de ces deux adversaires ont une marche également insaisissable; pour les combattre, il nous faut un point d'appui hors du monde, puisqu'ils remplissent ce monde, puisqu'ils constituent la force même de l'univers.  Cet appui ne peut être que Dieu.   

 Priez le Père; priez le Christ puisqu'II est Dieu.  Prier le Saint-Esprit est trop difficile; nous sommes encore trop enfoncés dans la matière pour être sensibles à cette présence infiniment subtile.  Et puis, il existe une créature que l'on peut prier sans crainte de contracter une dette ou de manquer au Père : c'est la Vierge Marie.  Comme elle est la plus humble de toutes les créatures, nous pouvons être certains qu'elle transmettra intégralement notre demande; et parce que son Fils lui accorde toujours ses requêtes, il y a, en s'adressant à elle, plus de chances d'être écouté.   

 Toutefois - permettez que j'insiste sur ce point important - , sans l'aide expresse de Jésus, nous ne pouvons rien.  Lui, le Verbe, à la création donne à tous la force vitale; Il la leur redonne de nouveau, par la rédemption.  Celle-ci est universelle à la fois et individuelle.  Il attend en silence à la porte de notre coeur et, au premier élan, Il nous ouvre Ses bras, ne laissant apercevoir de la clarté qu'II rayonne que juste ce que nos yeux malades peuvent supporter.   

 Dieu seul, dans Son aspect de Verbe, possède tous les détails du plan cosmique.  La destinée du microbe et celle de la nébuleuse Lui sont également présentes.  Rien en nous qui ne vienne de Lui; le désir même qui nous prend d'aller vers Lui, c'est Lui qui nous l'inspire; notre libre arbitre n'agit qu'au moment de notre décision.  Ainsi le pouvoir de prier est une récompense.   

 Or peu de personnes savent prier.  La cause apparente de cette ignorance, c'est l'éducation, les soucis pratiques, l'influence du milieu.  La cause réelle est plus ancienne et plus profonde.  L'homme ne peut rien accomplir si son esprit ne contient la faculté correspondante à cet acte et si son corps ne possède l'organe correspondant à cette faculté.  D'autre part, les facultés psychiques ne sont pas des abstractions; ce sont des organismes réels, objectifs, des membres et des viscères de l'esprit.  Dans le physique aussi bien que dans l'hyperphysique, tout commence par un petit germe que le travail, la souffrance développent lentement.  De même qu'un adolescent qui ne s'exerce pas à la marche a les jambes faibles, de même celui qui ne prie pas atrophie l'organe physicopsychique de la prière.  Si nous ne pouvons pas prier, c'est parce que nous avons passé des années, des siècles peut-être, avant d'atterrir ici-bas, sans penser à Dieu, sans l'inquiétude du Ciel.  Commençons donc tout de suite à réparer cette stupéfiante négligence; pas demain, pas ce soir, tout de suite; savons-nous si la Mort ne nous guette pas derrière cette porte ?  Donnons tous nos soins à cette entreprise; ramenons-lui tous nos mouvements, que toute circonstance nous devienne un prétexte à la poursuivre et à la parfaire.   

 Je n'ai ni le désir, ni le goût de prier; je n'en ressens pas le besoin, direz-vous.  Alors commencez à suivre le Christ par vos actes; essayez le plus simple des efforts; tout à l'heure, vous causerez avec vos amis : arrêtez la première médisance qui vous montera aux lèvres; arrêtez-la à tout prix.  Bientôt vous sentirez le souffle du démon de la perversité qui vous chuchotera : « Dis-le donc qu'un tel est ridicule, puisque c'est vrai; quelle importance cela a-t-il ?  » Et si vous voulez à toute force vaincre le tentateur, il vous faudra appeler à l'aide.  Et ce cri sera peut-être votre première prière.   

 Bien souvent notre coeur de Lumière se débat en nous, crie et se plaint.  Mais notre conscience reste sourde.  Elle n'a pas construit ses oreilles spirituelles; elle a bien éduqué des cellules cérébrales propres à recueillir la voix de beaucoup de créatures, de génies, de sages ou de dieux; elle a négligé de recueillir la voix de l'Ami.  Vous entrevoyez sans doute ici pourquoi nos premiers pas vers le Ciel sont les déchirements du remords et du repentir.  Il faut que la charrue déchire le sol avant les semailles.   

 * * *

 La prière est un acte ineffable.  Parce qu'elle avoue n'être rien, elle peut tout; elle transfigure l'horrible, comble les abîmes et abat les montagnes.  Comme une rosée rafraîchissante, elle allège, lave et délivre.  Elle est le feu, l'enclume et le marteau.  Elle est inconnue et rien ne se manifeste sans elle; ignorante, elle nous apprend tout; si simple que les savants les plus remplis de science ne la comprennent pas; elle balbutie, et des cohortes d'anges se penchent pour l'entendre; misérable petite vibration, les mains prestigieuses des ardents séraphins la recueillent avec un tremblement; souffle exténué, elle fait renaître la vie.  Larmes incolores transmuées en gemmes chatoyantes, racine de la joie, sapience de la sagesse, douceur de la force, perfection de la parole, accomplissement de la promesse, médecine universelle, telle est la prière, telle est son incarnation toujours vivante, le Christ Jésus.   

 La prière est l'arme qui combat la justice de Dieu, la lime doublement trempée qui ronge partout où elle se trouve la rouille de l'iniquité.  Par elle, la parole de l'homme, le signe magnifique de sa grandeur, remonte vers son principe, s'élance vers Dieu et atteint les sources de la Vie.  Le verbe humain récupère sa force originelle, devient un acte, attire l'Acte divin et s'incorpore à ce Verbe, son créateur.  La prière véritable est fille de l'Amour; elle est le sel de la science vivante et la fait germer dans notre coeur, son terrain naturel.  Impétueuse, ardente, persévérante, elle ne doit pas plus connaître l'interruption que l'éternité ne connaît la changeante durée.  Le Ciel aime qu'on Le conquière « par la violence » et qu'on s'attache à Lui comme les racines de l'arbre s'attachent au sol nourricier.   

 Dieu tient Ses promesses.  « Demandez, et vous recevrez », a-t-II dit.  « Si vous, qui êtes méchants, donnez à vos enfants ce qu'ils vous demandent, combien plus le Père ne vous donnera-t-II pas ?  » 
- « Si vous demandez à mon Père quelque chose en mon nom, Il vous le donnera ».  - « Quoi que ce soit que vous demandiez à mon Père en mon nom, moi je vous le ferai ».   
« Dieu seul est bon ».  Parole immense, dont l'harmonie vibre d'un bout du monde à l'autre; je ne puis vous en énumérer les effets infinis; acceptez-la seulement, acceptez-la à titre provisoire et tout à l'heure, quand vous serez seuls, regardez le mystère de votre existence à la lueur de ce flambeau; vous concevrez pourquoi les saints ne parlent de Dieu qu'avec des larmes; peut-être l'Amour éternel frémira-t-il en vous; peut-être connaîtrez-vous son indicible douceur et la paix qu'elle engendre; et enfin apercevrez-vous, malgré les violences, les meurtres, les ruses et les longs martyres, combien la Miséricorde divine surpasse Sa Justice, depuis la venue de l'Ami. 

 * * *

 Quelles conditions la prière vraie doit-elle remplir ?   
 Elle est l'élan du surnaturel en nous vers le surnaturel hors de nous; du surnaturel, permettez-moi de souligner ce mot, de ce qui est au-dessus de la Nature, du Créé, du Temps, de l'Espace, des conditions, au delà des rites, dans cette atmosphère lumineuse où passent seuls les grands souffles libres de l'Esprit et les formes resplendissantes des anges de la Vérité.   

 On ne peut prier qu'au moyen des facultés dont on possède la conscience.  Beaucoup donc prieront avec leurs nerfs, leur intellect, leurs cupidités passionnées, avec l'esprit de leur chair et de leurs os.  Pour ceux-là les observances liturgiques sont excellentes, indispensables même; et, en somme, lequel d'entre nous peut affirmer que sa prière est pure de toute vapeur de la chair et du sang ?  Mais c'est la perfection qu'il faut vouloir; c'est pourquoi je parle comme si nous étions capables d'un surhumain effort.   

 Où peut-on prier ?  Partout où il est possible de se recueillir.  Selon le conseil du Christ, s'enfermer dans sa chambre, au matériel et au spirituel.  Au matériel, parce qu'ainsi Dieu seul et Ses anges nous voient.  C'est une grande force que le bien accompli en secret; il est pur.  Nos amis, les membres de notre famille même, qui nous voient nous retirer dans notre chambre, peuvent croire que nous allons nous livrer au repos; nous éviterons ainsi, par cette discrétion, la récompense fallacieuse de leur estime.  Au sens spirituel, « s'enfermer dans sa chambre », c'est rentrer en soi, fermer les portes des sens et de la mémoire qui mettent le mental en communication avec le monde externe, avec les soucis, les préoccupations, les projets, les réminiscences.  Et ceci demande déjà un travail sérieux.   

 Dans les églises, on profite de l'orientation du milieu fluidique, de l'entraînement collectif, des artifices sensibles, comme la pénombre, la lumière féerique des vitraux, l'élan que nous versent les musiques, l'atmosphère souvent séculaire que les générations précédentes ont peuplée de soupirs et d'actions de grâces.  Tout cela, c'est une grande force; il n'est pas défendu d'en profiter.   
 Si vous priez mieux à l'église, allez à l'église.  Si la Nature vous aide, priez dans le calme et la beauté de la campagne.  Si votre refus d'aller à l'église scandalise quelqu'un, sacrifiez vos aises et faites comme tout le monde.  Mais si cependant vous voulez avancer plus vite, choisissez pour parler à Dieu l'endroit qui vous oblige au maximum d'attention.   

 Croyez-vous à la vertu des lieux consacrés, des formules liturgiques, des rites, êtes-vous foncièrement attachés à un culte, faites ce que vous croyez bien.  Vos prières n'arriveront au Ciel qu'après avoir traversé les corps collectifs spirituels auxquels vous vous êtes liés, mais elles arriveront, au bout du compte.  Il est difficile et rare de recevoir l'influence divine directe et on ne parvient à cette union immédiate qu'après s'être longtemps servi de tous les aides cérémoniels.  Pour que les observances minutieuses, l'emploi de certaines formules, les longues psalmodies du brahmane, du shakteia, du soufi, du moine, nous deviennent inutiles, il faut les avoir usées.  Et.  d'ailleurs, toutes ces forces auxiliaires ne valent que si la sincérité ardente du coeur les vitalise; l'éternel n'est accessible qu'à l'éternel.  Peu à peu, le Ciel nous débarrasse de ces impedimenta; en face du sivaïsme, du brahmanisme, voyez comme le catholicisme est déjà simple; celui qui a entrevu la pauvreté spirituelle peut encore simplifier; mais il faut pour cela travailler dix fois plus que le commun des mortels.  Néanmoins la puissance d'une telle prière dédommage de bien des martyres.   

 Quand faut-il prier ?  Je répondrai avec toute l'assemblée des mystiques : Toujours.  A l'homme croyant tout est un motif de prière, c'est-à-dire de remerciement et de demande.  Dès que vos yeux s'ouvrent, remerciez Dieu du repos qu'II vous a ménagé; si la nuit a été mauvaise, remerciez-Le encore plus pour avoir eu l'occasion d'une souffrance, c'est-à-dire d'une purification, et d'un repentir.   

 Priez quand vos devoirs vous en laissent le loisir, car la plus vivante des prières est d'abord le bon exemple.  Mais utilisez tous vos moments.  Une seconde - je dis bien : une seconde - d'élan ou de recours vers le Ciel agit et sur notre univers invisible et sur l'organe physico-spirituel de la prière.  Cet organe ne se construit pas d'un seul coup, mais cellule à cellule; la physiologie de l'esprit ressemble à celle du corps: dix mouvements faciles développent le muscle plus que l'effort disproportionné.   

 Si votre travail quotidien vous laisse du temps, le soir, employez la nuit à votre entraînement d'oraison.  Dès que le soleil disparaît, beaucoup de forces changent; mais la mêlée de céleste et d'infernal s'accentue durant la nuit.  Il y faut donc redoubler de prudence; et c'est avec raison que l'Église indique des prières spéciales pour le sommeil et les veilles nocturnes.  Si nous faisions un cours méthodique, ce serait ici le lieu d'examiner les raisons d'être des heures canoniales nocturnes : matines et laudes, que les moines doivent réciter à minuit et à trois heures du matin; et des combinaisons de psaumes, d'antiennes, d'hymnes, de capitules, de collectes et de répons qu'elles comportent.  La règle de saint Benoît, qui date du VIe siècle, offre au chercheur la mine la plus précieuse.   
 Mais restons dans notre plan séculier; les mystères n'y abondent pas moins et les Lumières aussi.   

  * * *

 Il y a une préparation lointaine à la prière, qui est l'accomplissement de la Loi, les bonnes oeuvres, la résignation.  S'il faut aimer pour prier, il faut d'abord être vertueux pour aimer.  Il faut des fondations au temple, et des racines à l'arbre; il faut donner de l'appétit à l'âme; il faut, s'adressant à Dieu, employer le langage du Ciel, et on ne l'apprendra qu'en vivant de la vie du Ciel, de la vie de sacrifice.  Il faut quitter le temporel pour partir vers l'éternel; pour que le Père fasse notre volonté, il faut d'abord obéir à la Sienne.   

 Le Royaume des Cieux, vers qui nous tendons nos mains suppliantes, est le royaume de l'harmonie; une paix active, féconde, multiforme y déploie des splendeurs sans limites.  Si l'homme veut s'élever jusque-là, qu'il fasse donc d'abord la paix autour de lui et en lui.  Au point de vue de l'Esprit, il vaut mieux perdre de l'argent que gagner un procès, et perdre des amitiés que faire souffrir quelqu'un.   

 Soyez en paix aussi avec les événements; qu'importe s'ils sont néfastes, puis-qu'alors ils nous libèrent?  Qu'importe s'ils sont fastes, puisqu'aucune joie ne dure ?  Soyons reconnaissants de tout ce qui arrive.  Faites enfin la paix en vous-mêmes.  Calmez vos inquiétudes, obéissez à votre conscience pour que le remords ne vous ronge point; on peut combattre sans s'affoler, avec un coeur magnanime et une confiance tranquille.  En réalité, cette pacification préalable demande, quand on la veut parfaite, un immense effort; cette lutte contre les instincts les plus profonds de notre nature dépasse en intensité et en durée tous les autres labeurs.  Pour triompher, il faut avoir rompu toutes nos attaches égoïstes; avoir le coeur libre, c'est-à-dire n'aimer les créatures qu'en Dieu; enfin avoir l'intelligence nue, prête à tout recevoir et à tout oublier.   

  Celui qui prie sérieusement, profondément, est comme un soldat au fort de la bataille, comme un nageur se débattant parmi les herbes traîtresses.  L'intelligence peut s'évanouir; le corps peut défaillir de terreur ou de fatigue; il n'y a pas lieu de se troubler; que le centre de l'esprit reste ancré sur le Ciel; avec cette borne d'attache, rien d'irrémédiable ne se produira.   

 Se bien conduire, vivre dans la paix, être reconnaissant, voilà donc les trois habitudes qui disposent les forces intérieures pour la prière.   

 Pour dresser ces forces en faisceau, bander l'arc mystique et faire toucher le Ciel aux flèches du désir, il faut encore être attentif, humble, confiant, persévérant.   

 Le manque d'attention est un manque de ferveur.  Etre attentif, c'est vouloir; et impossible de vouloir sans aimer.  En vérité l'Amour est la clef de toutes les portes.   

 Pour lutter contre la distraction, priez à haute voix.  Si votre coeur est sec, priez en méditant, c'est-à-dire en réfléchissant avec votre raison logique sur chaque parole prononcée, la pesant et l'examinant.   

 Quand on prie, beaucoup de créatures visibles et invisibles nous regardent, nous entendent et se pressent à la porte de ce temple qu'est notre coeur; beaucoup ne perçoivent Dieu que par l'image que ce coeur en contient.  Pour ces frères attardés, il est utile que des paroles soient dites à voix haute et c'est une façon de donner à notre prière un corps terrestre.   

 Malgré ce conseil de prier tout haut, ne croyez pas que les répercussions de la voix dans l'impondérable servent à grand'chose.  Les mantras-yogis, certains soufis attachent de l'importance à cette acoustique occulte; mais le disciple du Christ n'en a que faire.  Cette science d'ailleurs, constituée pour une certaine époque et pour certains pays, est inexacte pour nous autres.  Les vieux rabbins enseignaient qu'une prière dite avec des cris de détresse et des larmes enfonce les portes des palais supérieurs,.  Il y a du vrai dans ceci; mais c'est le sentiment qui lui donne cette force et non les vociférations.  C'est la sincérité seule qui rend la prière valable.   

  On peut prendre, au cours de la journée, quelques précautions efficaces pour développer le pouvoir d'attention.  S'abstenir de paroles inutiles, repousser la rêvasserie et, par-dessus tout, se corriger de ses défauts.  Devenir saint; ces deux mots contiennent le secret de tous les développements moraux, spirituels et même intellectuels; mais, hélas !  je crains que la recette ne soit trop simple; le mystérieux a tant d'attraits pour nous !   

 Il suffit d'écarter les distractions avec le plus grand calme, sans se lasser; si trois heures s'écoulent avant d'avoir pu dire convenablement le Pater, ç'auront été trois heures excellemment employées; aucun effort ne se perd.  La prière peut être pénible, sans goût, ennuyeuse; elle n'en aura que plus de mérite. 

* * *

 L'humilité est la cinquième condition.   

 Etre humble, c'est se juger le dernier des hommes, le moins digne et le moins méritant.  C'est trouver justes les calomnies, les injures, les attaques les plus injustes; c'est les recevoir avec joie, c'est ne pas les fuir, c'est aller au-devant d'elles.  Ceci dépasse l'opinion commune.  Cet abaissement est difficile d'une difficulté surhumaine; on ne peut pas descendre tout seul le long de ces pentes à pic; il y faut le bras d'un ange ou le pourchas d'un démon; au reste, ange et démon n'arrivent jamais l'un sans l'autre.  Soyez donc sans crainte.  Quand on a goûté la liqueur douce-amère de l'humiliation, un tel changement s'opère dans les principes de notre être que nous en venons à aimer le persécuteur, à le remercier, à demander aux bénédictions du Ciel de descendre sur sa tête; nous savons avec certitude qu'il nous est bienfaisant.  C'est alors que notre prière monte jusqu'au trône de Dieu.   

 Bien que tout ceci puisse paraître manquer de mesure, souvenons-nous combien nous sommes incapables et infirmes.  Notre orgueil, en vérité, est illogique; cette force selon le moi est de la faiblesse selon l'Esprit.  Le dernier mot de notre superbe libre arbitre, c'est le mot de la Vierge : 
« Qu'il me soit fait selon Votre volonté ».   

 Et dès que cet abandon est consenti, quelque chose d'inconnu, d'obscur et de très fort se lève en nous.  Cette énergie mystérieuse, c'est la foi.   
 Tout au moins, sa chrysalide.  La confiance en Dieu est nécessaire quand on prie.  Si vous saviez ce que c'est que la foi, plus rien ne vous paraîtrait difficile.  Quand Jésus affirme que la foi peut déplacer les montagnes, Il ne parle pas par métaphore, Il énonce un fait physique.  Quand Philippe de Néri, je crois, ordonne à un maçon qui tombe d'une tour de s'arrêter et que cet homme reste suspendu à mi-chemin; quand le curé d'Ars envoie la directrice de son orphelinat visiter le grenier vide, et qu'elle le trouve rempli de sacs de blé, ces saints possédaient de la foi « gros comme un grain de chènevis ».  Ils n'avaient pas appelé d'esprits, ni prononcé de mantrams; ils avaient demandé au Père et le Père avait envoyé des anges.   

 Ainsi la foi est bien en nous une force divine, surnaturelle, qui crée là où il n'y a rien et qui trouve là où il n'y a rien de créé.  Cette magnifique et complète définition est de Jacob Boehme, le savetier.  Comment celui qui n'est pas sûr que Dieu lui accordera veut-il recevoir ?  Est-ce que l'irrésolution, la timidité, la crainte, le scepticisme n'empêchent pas tous les jours des milliers d'hommes de réussir dans ces entreprises temporelles si faciles au regard des efforts du combat spirituel ?   

 Le doute est une des grandes armes du diable.  Si la foi représente la réalisation actuelle d'une des vertus de l'éternité, le doute est l'illusion mentale d'une des apparences du temps.  Quand on se trouble devant un obstacle, on se prépare une chute certaine; mais si on l'envisage avec résolution, il s'évanouit.  Un sceptique n'arrive jamais à rien, à moins qu'il n'ait foi dans son scepticisme.  Que ne ferait pas l'homme qui croirait en Dieu, de toutes ses forces, puisque pour avoir cru en un autre homme, en une femme, en une idée, certains ont accompli des gestes héroïques ?  Il est difficile d'avoir la foi ?  dites-vous.  Non, cela ne vous paraît impossible que parce que vous avez lié vous-mêmes les mains de votre esprit; vous vous êtes vous-mêmes enfermés dans un cachot où vous gémissez.  Veuillez avoir la foi, et vous l'aurez à l'instant; chassez l'hésitation, et vous agirez comme si vous aviez la foi; chassez l'orgueil, et vous verrez que le doute n'est pas autre chose qu'un mirage qui intercepte les communications divines.  Alors votre foi ne sera pas comme celles des surhumains, le poison le plus mortel à votre âme, mais au contraire son tonique tout-puissant.   

 Il ne suffit pas de croire à la puissance de Dieu, il faut encore ne pas douter de celle qu'II nous communique.  Si un homme se purifie, le Ciel lui donne le droit de demander; mieux, Il lui en impose le devoir.  Prions, dès lors; en priant nous suscitons de la joie dans les cieux.   

 Et puis, nous ne sommes pas seuls.  Notre Ami est là.  Il prie avec nous; Il est le désir de la demande, le messager et la réponse.  Sa personne tout entière n'est qu'une vaste symphonie de demandes.  Quand autrefois Il bénit cette terre de Sa très douce présence, Ses paroles, Ses pensées, Ses actions furent toutes des prières irrésistibles.  Chaque cellule de Son corps, chaque étincelle de Son être interne, fut une prière vivante.  Ce qui prie en nous, comprenez-le donc, c'est Son esprit; et nos soupirs n'ont de vertu que si nous nous sommes au préalable incorporés en Lui, par l'habitude de nos sentiments, de nos pensées et de nos actes, tous offerts à Son service.   

 Cette confiance que je vous demande de créer en vous - car on peut tout sur soi-même - et qui est indispensable à l'exercice du sacerdoce mystique, ce n'est pas la foi intellectuelle, c'est la foi vivante, celle qui affronte chaque jour l'impossible dans la vie pratique; celle qui demeure sereine dans les pires catastrophes; celle qui fixe la mort sans ciller et dont l'aspect des plus noirs démons ne ralentit pas la marche.  Cette foi là, les plus grands d'entre les hommes ont tout juste fait quelques pas sur la route qui y conduit et cependant je vous invite avec instance à la créer en vous; elle est plus proche de nous actuellement qu'au moyen âge; elle couve; un effort et elle s'allume.  Faites cet effort à la première occasion.   

 Je ne crois pas que le génie soit une longue patience; mais, sûrement,  une persévérance invincible force le génie à descendre sur nous.  Pour cela, il faut désirer réussir comme un homme qui se noie cherche de l'air; aucun mécompte ne doit provoquer d'autre mouvement qu'un renouveau de courage.  Celui qui veut passer Maître en cet art divin, qu'il s'attende à plus de misères intérieures que jamais; peu à peu, tout ce qu'il y a en lui d'énergies personnalistes deviendront autant de démons enragés; aucun repli de son esprit où ils n'allumeront leur feu dévorateur.  Que cet homme persévère; entreprendre pour abandonner est un suicide plus mortel que celui du corps.  La douleur n'a que l'importance que nous lui donnons.  Et puis, quarante ans de travaux nous paraissent sans fin; à peine serons-nous depuis trois jours dans le royaume des morts, que cette longue existence nous semblera avoir été fort courte.   

 L'homme intérieur est semblable à un jardin jonché de feuilles mortes que le vent d'automne éparpille à chaque minute.  Le jardinier balaie sans cesse et ratisse; et, s'il veut que les allées soient nettes pour que le Seigneur s'y puisse promener, il faut qu'il recommence tout le long du jour.  De même devons-nous recommencer inlassablement à ranger en nous les distractions, les souvenirs, les convoitises que soulève en tourbillons le vent capricieux de notre nature personnelle.  Voilà quelle sorte de persévérance il faut avoir.   

* * *

 Ces préparations, externes et internes, c'est le repentir.  Elles labourent profondément la terre spirituelle intérieure; elles mettent le coeur en désarroi; elles l'affament; et, en réponse aux gémissements que l'angoisse lui arrache, le Verbe lui apporte le pain et l'eau de la vie éternelle.  Une telle prière est efficace.  Comme la rosée du matin, elle revivifie tout; elle arrête les catastrophes, les maladies, les malheurs; ou au moins les modifie.  Elle construit en nous un séjour au Père; elle    
 est souveraine contre la tristesse, car elle nous oblige à l'humilité; elle est la donneuse de toutes les Lumières; elle nous défend, nous harmonise et nous détend.  Tout autour de nous en profite; elle sanctifie nos vêtements, nos aliments, nos meubles, les murs de la chambre, les fatigues du corps, tous les actes de la personne.  Elle renouvelle la bienveillance; elle peut rendre l'impie, religieux; le colère, doux; l'insensible, bienfaisant; le désespéré, courageux; le malade, sain; le mort même, ressuscité.   

 Les arbres, les fleurs au milieu desquels on passe en priant, le pavé où l'on marche, la colline et le ruisseau que l'on regarde, le chien qui suit, le passant que l'on croise, tous reçoivent quelque chose.  Nos ancêtres, dont les mânes se reposent au foyer, nos enfants futurs, dont les esprits descendent sur la chambre où ils vont naître, tous les témoins invisibles de notre existence, ceux qui nous vénèrent, les géants qui nous tourmentent parfois, les bons qui nous aident, les mauvais qui nous égarent, tous bénéficient de notre prière.   

 Plus encore, cette prière elle-même, jaillissant au centre de la vie en nous, dirigée vers le Maître de la Vie, cette prière est un être vivant.  Cette chambre, cette dalle, ce roc, où quelqu'un prie aujourd'hui, conservent cette clarté dans leur mémoire; et leur mémoire est plus fidèle que la nôtre.  Dans dix ans, dans dix siècles même, les hommes qui passeront par ce lieu pourront ressentir inopinément quelque émotion inexplicable et salutaire.   

 Mais il me faut finir.  Aussi bien avons-nous noté à peu près tous les signes distinctifs de la prière.  Ma crainte, c'est que ma parole ait été trop pâle; j'aurais voulu enflammer vos coeurs de ce Feu vivant que les Amis de Dieu se passent de siècle en siècle, et de la splendeur duquel mes yeux resteront toujours éblouis.  Au moins, suppléez aux lacunes de mon discours par vos propres élans et vous trouverez par vous-mêmes et en vous-mêmes l'ineffable Présence à laquelle j'ai voulu vous rendre attentifs.