LE MYSTICISME PRATIQUE
(27 Janvier 1912)
« PERE, QUE L'AMOUR DONT TU M'AS AIMÉ SOIT EN EUX ». (JEAN XVII, 26.) Et d'abord, qui est appelé au mysticisme ? Le conseil : « Soyez parfaits comme votre Père céleste est parfait » fut donné à tout le peuple, en conclusion irrésistible du Discours sur la Montagne. Il n'y a donc pas, malgré ce que disent Origène, Clément d'Alexandrie, saint Jérôme, entre autres, deux christianismes, un pour la masse, un pour l'élite; ou, plutôt, il ne devrait pas y en avoir quant au règlement de vie et à la discipline, si la communauté chrétienne voulait bien se réduire à sa simplicité primitive. D'après la doctrine formelle de l'Évangile, le disciple travaille et attend; il ne se permet pas de prendre sa récompense; il accepte le salaire que son Maître lui offre. L'Esprit seul distribue la connaissance des mystères et la puissance des thaumaturgies; les ministres du culte ne sont initiateurs et opérateurs que dans la mesure où cet Esprit leur en donne la faculté. J'entends quelques-uns se plaindre que le Ciel soit si lent à venir. Qui sont ceux-là ? Des tièdes; sur une myriade de pensées, à peine en fournissent-ils une qui aille vers Dieu; tandis que, inlassable, l'Ami les veille pour recueillir leurs plus faibles bonnes volontés. Les âmes ont mis des siècles par milliers à descendre jusqu'ici; pourquoi remonteraient-elles en un instant ? Ne faut-il pas qu'elles reconstruisent dans la Lumière les facultés qu'elles s'étaient bâties dans l'Ombre ? Ne faut-il pas qu'elles réparent au moins une partie des déprédations commises, qu'elles restituent leurs injustes butins ? Travaux délicats, négociations difficiles. Aussi les maîtres de la vie spirituelle abondent en conseils. Le grand oeuvre psychique réside dans la transmutation de l'homme naturel en homme divin. Au rebours des adeptes qui perfectionnent cet homme naturel, les mystiques pensent qu'en exaltant les facultés du moi, on exalte ce moi vers l'égoïsme transcendant, l'orgueil très intérieur, l'avarice mentale. Le temps ne peut pas devenir l'éternité; les grandeurs finies ne peuvent pas passer pratiquement à l'infini. Ainsi, les dieux vivants dont l'intelligence, la puissance, la sensibilité sont des millions de fois plus fortes, plus grandes, plus exquises que les nôtres, quelques-uns de ces êtres resplendissants furent des hommes un jour; ils ont progressé. Mais seul Jésus peut prendre une créature et la faire renaître dans l'Esprit absolu. Manou, Krishna, Fo-Hi, Moïse, Zoroastre, Bouddha, Lao-Tseu, Socrate, Mahomet sublimisent et affinent; Jésus seul régénère et crée à nouveau. La simple conversion de la volonté de l'homme suffit. * * * Cette conversion, c'est le repentir. Un chérubin a percé d'une flèche le coeur malade. L'homme connaît alors avec désespoir qu'il a prostitué, défiguré, torturé la si belle image dont il devait être le gardien fidèle; il aperçoit en lui un coeur ignoré qui aurait tant voulu demeurer pur. Il s'accuse donc avec la courageuse sincérité du coupable pleurant sa faute; il s'abandonne aux représailles des ministres de la Justice immanente. Cet effort multiple se résume dans la renonciation. C'est l'enfantement du rejeton divin; c'est l'accouchement de notre esprit par notre âme. Certes, la personne humaine est haute et vaste; mais elle se glorifie juste de ce par où elle touche au Néant : de son moi; et elle ignore les essences ailées qui l'enlèveront un jour jusqu'à l'Absolu. Or, dans l'histoire de toute âme une heure sonne où sur elle fond le vautour prométhéide; mais elle préfère une agonie orgueilleuse sur le roc solitaire à une vie insipide dans les plaines populeuses. L'orgueil, toutefois, est un explosif puissant. Plus la roche est dure, plus la dynamite a de prise; plus l'âme est vigoureuse, plus la lutte y fait rage, plus sa vitalité augmente. Si les grands meneurs d'hommes veulent que leurs disciples taisent joies, peines et désirs, c'est pour tonifier la fibre du caractère et rendre plus vive la détente de la volonté. La force n'est-elle pas impassible ? Cependant, si nous sommes des dieux, en un certain sens, nous sommes aussi - combien de fois ! - de petits enfants étourdis. Les grands mots pompeux par lesquels nous nous exaltons jusqu'à ce qui nous paraît être de l'héroïsme, ressemblent au sabre de bois et à la cuirasse de fer-blanc grâce auxquels tout gamin s'imagine général. Quel homme, parmi les plus notoires, ne caracole pas sur un manche à balai ? Universalisez cette attitude, et vous apercevrez la grande figure compatissante du Renoncement. Laissez--moi, pour en préciser les contours, reproduire l'image vigoureuse et pathétique qu'en a tracée un peintre extraordinaire. * * * Parmi les types d'humanité supérieure que l'Espagne du XVIe siècle offrit au monde, il en est un qui, par la fougue de son élan, dépasse de loin tous les conquistadors de l'Idéal. C'est le réformateur des carmes, Jean de la Croix. Ce petit moine misérable, malingre, souffreteux, vêtu de loques, nourri d'ordures, opprobre de ses supérieurs, est un de ces génies en avance de plusieurs siècles sur le reste de l'humanité. Il ne s'élève pas par prudentes étapes successives; il ne se purifie pas par des disciplines mesurées; il n'allume pas une à une les lampes du sanctuaire intérieur. Non; tout en lui est soudain, jaillissant, définitif; il aperçoit l'Absolu, et il s'y plonge au même instant; il part, et, voici, d'un coup d'aile il est arrivé; il sonde la nudité terrible de l'Abîme primordial, et il se dépouille aussitôt; il pressent l'éternelle Lumière et, dans le même moment, il la saisit toute et nous la darde. Torche ardente, faite de toutes les torches qui brûlèrent dans ce pays de passion, ce moine résume les ténacités des Rouges préhistoriques, les âpres ferveurs des vieux rabbins, les fiertés des Arabes. Il dépasse sa patrie; il dépasse même sa religion. C'est pourquoi je puis parler librement de ce saint catholique devant un auditoire où les religions se mêlent. Suivons par la pensée le carme prononçant d'une voix tranquille les plus incendiaires paroles. Le trajet n'est pas long; mais le paysage est terrible. Deux chemins, dit-il, s'offrent au commun des mortels. Le premier conduit au bonheur terrestre; le second au paradis. Renoncer au repos, au plaisir de vivre, aux honneurs, aux joies plus ou moins matérielles que la civilisation nous présente : tous les moralistes, même les païens, enseignent que c'est là la sagesse. Mais notre moine nous pousse plus avant; il nous bouscule; il veut que nous buvions le même vin qui l' enivre : « Renonce à connaître les arcanes; renonce à conquérir, même pour un bien plausible, quelque « Rien, rien, rien, rien et rien; Et, du fond de sa cellule en torchis, le carme aux yeux brûlants jette sur cette quintuple ténèbre la mince clarté de l'espoir : Voici l'unité principiante de la perception, de l'intelligence et de l'action. Voici l'entremêlement de la vie purgative, de l'illuminative et de l'unitive, que les théologiens essaient d'analyser. Voici les diables subtils qui peuplent les cloîtres d'illusions. Voici enfin la seule plante, dans les interstices du rocher intérieur, qui produise des fruits : c'est l'attaque du moi jusque dans ses plus secrets refuges. Il faut se détacher de l'attrait de penser, de la douceur de sentir, même des objets désagréables. Il faut se forcer à vouloir quand on est las; et à ne pas vouloir quand on est plein de force. Il faut vivre comme on imagine que Jésus vivrait à notre place; ne rien percevoir ni se permettre qui ne tende à Dieu; prendre en tous cas le parti le plus déplaisant, le plus abaissant, le plus fatigant. C'est ici l'école de la vraie patience; vertu sans gloire qui pourtant nous redonne la royauté de nous-mêmes. D'ordinaire on se montre trop fort dans la pensée et trop faible dans l'action. Accepter ce que le Ciel nous envoie chaque jour, c'est la moitié de la besogne. Ceci demande de la confiance en Dieu, et c'est, en somme, un sentiment très raisonnable : Que savons-nous de nos désirs, même des plus familiers ou des plus nobles ? Que savons-nous de nos actes, même des plus héroïques ? Que savons- nous de nos suprématies ? Rien. Il est écrit : « Si vous voulez vous sauver, chargez-vous de votre croix..». et non : Ayez des visions, faites des miracles ou devenez des savants. Le mystique étudie ou plutôt expérimente le néant de soi-même, par le moyen d'une triple purifica- tion, que saint Jean de la Croix appelle une triple nuit. Si vos connaissances en symbolisme vous permettent d'établir ici une suite curieuse d'analogies, prenez garde simplement que ce seront des similitudes et non des identités. La première nuit est la plus pénible, parce qu'elle surprend. Le disciple avait appelé l'Amour et c'est la Mort, sa sombre épouse, qui arrive. Les revers, les tristesses, les moqueries, les décourage- ments, les maladies, l'indifférence des désespoirs incurables, voilà des visites douloureuses, bien plus que la simple fin de ce corps. Mais ces souffrances sont salvatrices; elles revêtent notre interne de splendeur. Non seulement elles ne durent qu'un temps, mais elles descendent comme une grâce. Comprenez-le bien, le mystique ne reste pas dans cette obscurité; c'est comme l'ambassade de la Lumière et du Bonheur. Quand la Nature, les hommes, les idées, et nous ont perdu pour nous toute saveur, tout au fond de cette nuit, qui paraît sans mesure, se devine la lueur imperceptible de l'aurore. Ici notre impitoyable guide nous aiguillonne de nouveau. Avance, s'écrie-t-il; dès l'instant où tu prévois l'ineffable visite, fais-en le sacrifice; supplie ton Maître qu'II réserve la bénédiction de Sa présence à ceux qui n'en soupçonnent pas encore la possibilité; puisque toi, tu sais, par la certitude de la foi, la réalité de cette extase. Si la merveille se présente, accepte et remercie dans la plus écrasante humilité; si elle s'en va, remercie encore, dans la plus plénière et la plus souriante abnégation. Ah ! Messieurs, il faut avoir éprouvé l'inouï de la présence sensible du Ciel pour apprécier l'héroïsme d'un tel sacrifice. * * * Voulez-vous donc en esprit, c'est-à-dire en réalité, regarder Dieu ? Oubliez d'abord les livres. Plongez-vous dans la vie, maternelle, surabondante, féconde. Ecoutez avec votre coeur les battements du coeur universel. Laissez les analyses et les calculs; vos algèbres, ce doivent être les éclairs qui allument l'incendie de l'Amour; vos microscopes, ce seront les inquiétudes d'une charité toujours en éveil. Ce qui est défendu, ce n'est pas le savoir, c'est la déification de l'intelligence. Le premier des intellectuels, c'est Lucifer. Il porte vraiment une lumière; mais elle est glacée par l'orgueil; elle se meurt de la volupté d'être seule, et elle ressuscite sans cesse par une volonté tenace de domination. L'archange déchu est l'idéal de ceux que la force de leur pensée enivre; il fut créé pour la Vie et il en préféra l'image inversée, parce que dans celle-ci il règne, tandis que dans celle-là il lui faudrait servir. Nous subirons tous à un moment donné la redoutable épreuve de l'arbre de la science. Préparons-la en comprenant que Dieu n'est lié à aucune forme. Voici le crépuscule de la troisième nuit, la plus longue, la plus dévastatrice. Pour la supporter, dites-vous bien qu'il s'agit d'un coeur consumé du désir de l'Absolu. Résiste à ce désir, dit Jean de la Croix; si ton coeur se dessèche dans les déserts, subis; souffre le désespoir et la paralysie de ta volonté; c'est ton centre le plus intime qui va être labouré, bouleversé, écartelé. Toutes les tentations accourent, les plus dégoûtantes, les plus séduisantes, les plus grossières, les plus subtiles. Subis. Ne bouge pas. Reçois les rafales. Regarde en toi sans ciller. Tu te crois rejeté du Père parce qu'en ce moment tu te vois tel que tu es; ton esprit défaille dans des agonies sans cesse renaissantes de désagrégation, de dénudement, d'impuissance; il tombe tout vif en enfer. Aucun homme, aucune lecture ne peut t'aider; le remords, l'impossibilité de prier, de penser, d'agir, t'écrasent. Ces ténèbres sont inimaginables si on ne les a point expérimentées. Cependant leur horreur toujours croissante parvient à son extrême. Le Maître regarde le disciple. Et celui-ci, de toutes ses forces expirantes, maintient son coeur vers l'Etre auquel il s'est donné. Dans cet instant de silence total jaillit, comme un feu qui couve, le véhément, l'inextinguible Amour. Il consume tout dans le pauvre coeur meurtri, dans ce précieux coeur sur qui se baissent les mains miséricordieuses de l'Ami, enfin apparu. Tout s'éclaire, dans le ciel intérieur, depuis la moelle des os jusqu'à la cime de l'esprit. Cet Ami lave toute souillure et jusqu'au souvenir même de la souillure dans ce coeur emporté jusque devant le trône divin où il va recevoir l'initiation suprême : le baptême de l'Esprit. Mais combien de veillées désolées avant la pourpre de cette aurore ! Le chercheur constant la connaîtra, car il est écrit : « Sur la minuit, voilà l'Époux qui vient », et encore : « J'arriverai comme un voleur ». Messieurs, je prodigue les répétitions, je le sais. Mais il y a des idées contre lesquelles tout s'insurge en nous; il faut se faire violence pour leur permettre d'entrer; et celles-là sont en nous les semences les plus fécondes. Certaines redites me paraissent indispensables, et j'ai des raisons pour vous les imposer.
* * * Tous les tableaux étranges devant lesquels nous venons de passer ne sont que les voiles du drame mystique réel. La prudente Église veille, même quand elle semble rendre à ses enfants leur liberté. Qu'est-ce donc que le vrai mysticisme ? Ici je ne puis répondre expressément, à cause de certaines convenances, à cause de l'impuissance où le langage humain se trouve réduit devant les scènes du Royaume éternel. L'effort réclamé par l'Évangile est un déracinement, une transplantation. Parmi les myriades d'anges qui servent le Christ, il en est une partie envoyée auprès de chaque disciple pour changer la trame de son destin, lui apporter des aliments spirituels, l'instruire, le soigner, l'encourager, refaire enfin une à une toutes les cellules de son être physique, mental et psychique. Mais la collaboration de l'homme qu'ils aident leur est indispensable. Pour qu'ils puissent semer en nous les graines que Jésus leur confia, il faut que, par la volonté d'ascétisme, nous labourions notre coeur. Les effets de ces soins mystérieux ne s'enregistrent pas distinctement dans la conscience, surtout au début. Ils se fondent dans le sentiment peu analysable de la présence divine. Un philosophe trouvera des preuves à cette présence; un dévot, par une méditation ardente, s'en construira une image animée (I). Tous ces efforts appellent la vraie Présence et nous rendent capables de la supporter; mais elle ne se laisse pas forcer; elle demeure toujours indépendante, gratuite. La meilleure formule pour faire venir cette merveilleuse douceur, c'est la pratique plénière de la charité. Un disciple vrai s'achemine déjà vers la liberté; il voit Dieu partout; il ne Le croit point soumis à des conditions d'heures et de lieux. Le mystique est nourri d'un aliment particulier. Toute créature se sustente dans le milieu d'où elle provient; voyez le végétal, l'animal, notre corps fluidique, notre corps mental. Et c'est le même milieu extérieur dont il est formé et avec lequel il se répare, que chacun de nos corps perçoit. Donc pour sentir Dieu, même d'une façon extrêmement ténue, il faut que notre moi se nourrisse d'un aliment divin. La pauvreté d'esprit est cette manne, et le renoncement nous la procure; nous l'avons vu tout à l'heure. Le disciple recherchera donc ce que le monde fuit : l'insuccès, le mépris, les difficultés. Miracles, arcanes, magnificences lui sont indifférents; le sacrifice constitue sa vie même, et l'amour en est la flamme. Le mystique est l'antithèse de l'adepte. Il ne veut rien conquérir; sa liberté, ses sentiments les plus intimes, il les abandonne; il tâche à devenir la plus ignorante, la plus faible, la plus esclave des créatures. De même que le Verbe S'immole sans cesse et partout, de même que les globules du sang meurent pour rendre de la vie aux cellules agonisantes des muscles, le mystique, dans sa sphère, donne sans relâche. Il finit par ne plus s'apercevoir qu'il donne. Forces, temps, argent, goûts, affections, opinions, réputation : il les offre à quiconque croit y trouver quelque réconfort ou quelque profit; jusqu'à son désir de l'éternelle Beauté, il le donnerait pour arracher n'importe lequel de ses frères à la Ténèbre. Où l'homme peut-il prendre une telle vigueur? C'est son Ami qui la lui donne. Le serviteur de Dieu vit, souvenez-vous-en, dans un monde extraordinaire : le monde de la Foi. Il se sent aimé de Dieu. Logiquement, pratiquement, il adopte la série des affirmations que la foi promulgue; son Dieu est un dieu vivant, aimant, tangible et qui communique la Vie; Il nous donne le sens au moyen duquel nous L'apercevrons. Car si Sa clarté ne pénètre pas, ne remplit pas notre âme, comme l'étoile de Bethléem fit des regards des bergers, nous ne croirons pas. C'est parce que c'est Dieu qui nous fait voir, que les vérités de la foi demeurent invisibles aux yeux de l'intelligence. La foi est aussi l'unique instrument pour les oeuvres mystiques. Le disciple a des amis invisibles, d'autant plus nombreux que se font rares ses amis visibles. Ce sont ses anciens esclaves; ce sont toutes ces créatures extra-humaines que, pendant les siècles de son évolution d'égoïsme, il avait pliées à sa tyrannie. Il les a libérées, et il prend à tâche de les indemniser progressivement des services qu'elles lui rendirent autrefois. Il comprend qu'il n'est aujourd'hui que la résultante de son passé; que sa personnalité actuelle n'est qu'un agrégat sans consistance, puisqu'elle est construite dans les mirages de la « lumière noire » et dans les fantômes du moi. Selon la mesure, au contraire, où, dès aujourd'hui, le disciple s'essaie à ne plus vouloir que la volonté du Père, ses actes deviennent réels, vivants, définitifs, féconds; ses prières réelles, actives, victorieuses. Peu à peu, il entre dans un monde de gloires où les sentiments que l'on nomme ici charité, foi, humilité, résignation, bonté sont des substances palpables, réelles, nourricières, des formes organisées, des êtres vivants, des sociétés complètes d'individualités inconnues. Son esprit devient une résidence favorite pour telles de ces hautes créatures et, petit à petit, toute sa personne, jusqu'au corps, change la qualité de sa vie, s'éloigne des attractions obscures et se fixe dans le royaume de la clarté, de la pureté, de la paix. * * * Je voulais, Messieurs, vous dire avec plus de détail les prérogatives du mystique. Le temps me manque. Les prochaines causeries fourniront toutes les occasions d'ailleurs de combler cette lacune. Il faut nous résumer. Nous ne venons de décrire que les caractères généraux du sentier mystique. Chaque pèlerin y garde sa physionomie originale; chaque disciple est un monde à part. Mais le sentiment net du divin les relie tous. Quelque chose en eux dépasse l'humaine nature et les dépayse parmi les génies dont s'honore et s'éclaire notre race. Leur point de vue est inaccessible, leur regard est spécial, leur mobile au delà des buts communs. Ils ignorent ce que tout le monde connaît ou prétend connaître; mais ils savent ce que tout le monde ignore : que le Père envoie Son Fils partout où on Le Lui demande. Et leur existence est une demande ininterrompue. Les privilèges du disciple ne sont pas des déséquilibres maladifs, mais des floraisons naturelles, favorisées par la discipline morale et engendrées par l'intervention directe du Verbe. Les phénomènes extraordinaires n'apparaissent que comme accidents de transition; ainsi sainte Thérèse parvenue au sommet de l'union divine n'a plus d'extases; Ignace de Loyola conserve le sentiment net de la présence divine tout en s'entretenant avec un cardinal d'affaires administratives. Tels, que j'ai connus comme possédant les clefs du Trésor de Lumière, étaient de braves pères de famille que rien ne distinguait de leurs voisins. Cette robuste santé psychique, cette maîtrise permanente de soi-même, cet admirable bon sens pratique, cette bonté vraie, plongent toujours leurs racines dans une âme passionnée. Les médiocres et les tièdes ne produisent jamais rien. François d'Assise rêvait la gloire; Loyola, qu'il ne faut pas juger sur son oeuvre altérée par des causes secrètes, était un coléreux; François de Borgia était un ambitieux; je pourrais vous citer des exemples semblables par dizaines. Le tempérament physiologique prédispose aux visions, aux extases; mais l'union essentielle reste indépendante de la complexion et possible pour toutes les mentalités. Ainsi on n'arrive au mysticisme que par la pratique de la charité, de la résignation, de la confiance en Dieu, de l'humilité. Une telle méthode est trop simple au goût de la foule; à vrai dire, elle est très dure. Les yeux qui peuvent fixer le soleil sont rares. La masse ne peut comprendre et employer que la religion extérieure et cérémonielle. Certains, qui se croient plus intelligents, s'efforcent de conquérir l'ésotérisme. Le Père regarde avec le même sourire les efforts de tous Ses enfants. A tous, à ceux-là mêmes qui Lui tournent le dos, Il dispense une lumière proportionnée à la faiblesse de leurs organes, une nourriture assimilable, un travail qu'ils puissent à peu près mener à bien. C'est cette adaptation ininterrompue de la Vérité essentielle à notre intelligence, cette réponse sans cesse renouvelée à nos questions, qui constitue la descente silencieuse et très occulte de l'Esprit Saint sur la terre. Nombreux sont les interprètes de ce suprême Initiateur; mais ils restent souvent en deçà de leur tâche. Ses agents les plus actifs ne sont pas ceux dont le nom s'impose à la mémoire des hommes, même dans la phalange d'élite des écrivains mystiques. Celui dont tout le monde fait l'éloge n'est jamais grand que selon la Nature; celui que tout le monde persécute, il y a bien des chances pour qu'il soit grand selon Dieu. Deux sources laissent couler sur terre l'eau de la Vérité divine : l'Évangile et la Conscience. Si elles ne nous désaltèrent pas comme nous l'espérions, c'est que notre moi de ténèbres, qui devine en elles son unique rafraîchissement, y buvant à longs traits, les corrompt par son seul contact. Notre conscience a donc besoin de réconfort, et le Ciel a voulu que rien d'important ne soit faussé dans le seul témoignage qui nous reste de Son Ange Jésus : dans l'Évangile. Quand je dis que l'Évangile contient toutes initiations, écrites et orales; qu'il renferme la sagesse des Kings, des Védas, des Avestas, des Pyramides et de la Thorah, les savants souriront d'incrédulité. Et, en effet, l'affirmation paraît téméraire de ma part, moi qui ne me réclame ni de la science, ni de l'ésotérisme. Je suis certain de ce que j'avance; et peut-être contemplerez -vous avec surprise, au cours de ces causeries, les perspectives qu'ouvre telle parole simple et bénigne de I Ami des créatures.
* * * Voici les derniers traits de l'esquisse que je vous avais promise. Veuillez prendre en considération toutes ces fresques, quelque imaginaires qu'elles puissent paraître. Ne pensez pas seulement à votre propre culture, mais aussi aux besoins du temps où nous vivons. Quand une époque se peuple de voyants, de prophètes et de thaumaturges, il ne faut pas la mépriser à priori. Beaucoup de causes diverses entrent ici en jeu. Les puissances d'En bas peuvent projeter une lumière aussi éclatante à nos yeux ignorants que les puissances d'En haut. La terre n'est pas isolée; elle échange sans cesse avec les autres astres; elle est un caravansérail; quoi d'étonnant à ce que, de temps à autre, les âmes qui viennent travailler ici-bas arrivent des royaumes de la magie, des sciences occultes, des vices spirituels ? Perdues dans la foule des simples curieux, des amateurs d'arcanes, des ambitieux de sociétés secrètes, des orgueilleux d'adeptat, des âmes plus nobles se trouvent qui, après un détour dans la science extérieure ou dans l'ésotérisme, reviennent enfin à l'air vivifiant et au soleil sain du Royaume de Dieu. Dans cette confusion de chercheurs, le signe auquel on reconnait les vrais, c'est la foi en Jésus-Christ. Quels que soient les écarts de ceux qui se sont groupés à l'ombre de la croix, ils viennent toujours à résipiscence; ils ne se trompent jamais définitivement; ils ne vont jamais à gauche plus de quelques siècles; des prestiges peuvent les éblouir, car ils ne sont pas à l'abri de la séduction; mais ils conservent des notions vraies sur les points capitaux. Le Ciel veille donc toujours sur les coeurs sincères. Cherchons la vérité de toutes nos forces physiques, de toutes nos puissances cérébrales, de tout notre amour; elle se manifestera bientôt à nous comme identique au Verbe, elle croîtra en nous et nous mènera jusqu'au Père. Je vous ai montré des cimes, Messieurs. Personne ne peut les atteindre d'emblée. Si même notre coeur s'embrase en une seconde, il faut un certain temps pour que l'incendie se propage dans le reste de notre être. Ainsi, que ces héroïsmes dont je viens de vous entretenir ne vous découragent pas. C'est la qualité de l'effort qui vaut, et non sa quantité. Je vous l'atteste, le Père ne laisse pas le moindre sacrifice sans une récompense immédiate. Le plus fugitif élan rapproche les anges de nous. La charité la moins coûteuse, pourvu qu'elle soit oublieuse d'elle-même, allume une clarté en nous. Vivons dès tout de suite dans l'éternel; chacun peut s'y hausser; et l'on recevra toutes les confirmations et toutes les consolations. |