CHAPITRE XI

SOCIOLOGIE



Le petit livre appelé Tintinnabulum Sophorum (Le Grelot des Sages), par Carolus Lohrol de Henneberg, dit explicitement que les Rose-Croix cherchent à reconnaître le Fils de Dieu et la nature, à régulariser, à perfectionner les sciences et les arts, à prévoir les directions du siècle futur et à les faire concorder avec le passé, enfin à réformer l'État social.

Michel Potier (43), après avoir rappelé que Dieu a promis la sagesse à tous ceux qui la lui demanderaient, dit :

1 ° Les Frères de la Rose-Croix sont de la religion orthodoxe.

2° Ils se servent des mêmes sacrements que le Christ a institués (Baptême et Cène) avec tous les rites rénovés de ]'Église primitive.

3° Ils reconnaissent César et la tête de la chrétienté en politique. Très hiérarchiques, ils n'excitent pas le peuple à la révolution.

4° Ils promettent leur aide et celle de Dieu aux gens de bonne volonté.

5° Ils s'efforcent de secourir le prochain.

6° Ils ne se réfèrent pas à quelque hérésie, mais aux saintes Ecritures.

7° Par cet enseignement ils poussent les hommes à la seule piété.

8° Ils rendent service à ceux qui souffrent

9° Ils promettent de purger les arts libéraux du faux et de leur rendre leur splendeur primitive.

10° Ils ont en horreur la lecture des faux alchimistes ; ils promettent un catalogue des vrais ouvrages d'hermétisme et détournent ceux qui n'ont pas la connaissance de la nature de toute étude de ce genre.

11 ° Ils rendent à Dieu la gloire qui lui est due en reconnaissant que de lui seul ils tiennent leurs trésors et leurs mystères.

La Fama Remissa (60) de 1616, après avoir protesté contre l'opinion de ceux qui tiennent la Rose-Croix pour une invention des jésuites, explique longuement qu'ils se proposent de rendre la religion, la police, la santé, la société, la nature, le langage et l'acte en harmonie avec Dieu, le Ciel et la Terre.

Die Löbliche Bruderschafft zum Lichtt Schiff, traduction supposée d'un manuscrit latin de 1489, décrit un état social idéal où tout le monde fait son devoir.

Mais nul mieux que Robert Fludd n'a élucidé les rattachements mystico-philosophiques de ces rêves généreux. Car la sociologie des Rose-Croix dérive de leur éthique et n'en est que l'agrandissement. On verra, dans le suivant article de Fludd, ce en quoi ils faisaient consister I'initiation de l'individu. De là nous passerons au millénarisme, et les espoirs politiques et sociaux de cette Fraternité découleront tout naturellement de leurs conceptions mystiques préalables.

***

Quelqu'un peut-il, dans l'espace de temps compris entre la résurrection du Christ et son avènement, surgir, par la vertu de l'Esprit vivifiant, de la mort pour entrer dans la vie éternelle ?

« Le Christ nous donne le premier exemple de résurrection, car tous les autres hommes, soumis par leur naissance au péché, doivent ressusciter dans le Christ et par son esprit vivifiant ; lui seul, qui était né sans la tare du péché, mourant innocent pour les péchés des hommes, en lui-même et par lui- même principe de toutes choses, Dieu véritable, ressuscita d'entre les morts, triomphant du diable, des ténèbres et de la mort.

» Il résulte de là que tous ceux à qui la force vive du Christ sera inspirée pourront facilement ressusciter ; c'est un fait certain prouvé par l'expérience. II est dit en effet que, quand le tombeau du Christ fut ouvert, beaucoup de corps de saints qui dormaient se levèrent ; car ces corps morts et ensevelis furent touches par de nombreux rayons de cet Esprit vivifiant. Ainsi, par son seul passage, pendant que le corps du Christ se levait, l'Esprit fit ressusciter et purifia les corps de nombreux saints. Et il n'est pas douteux que le cadavre de n'importe quel homme, mis en présence de la force vive de l'Esprit, ne puisse revivre autrement, dans le temps qui sépare la résurrection du Christ de son avènement, c'est-à-dire jusqu'au jour où il fera se lever tous les morts par l'éclatante lumière de sa face, devant tout l'univers, et qu'il transfigurera les vivants et les purgera de toute tare.

» Tous ceux qui sont morts dans le Christ ressusciteront dans l'Esprit. Or, comme Jéhovah fait tout par le Verbe avec l'Esprit, comme le Verbe est la vraie lumière et la seule vie des hommes, il est nécessaire que nous obtenions notre vie seconde de ce seul Esprit vivifiant, vie seconde par laquelle noùs serons ressuscités et sans laquelle la résurrection des morts est impossible, puisque seule cette vie éternelle peut dominer la Mort et ses ministres.
» Heureux celui qui peut s'unir à l'Esprit, car tant dans son corps, vivant ou mort, que dans son âme il aura la béatitude et la félicité, la félicité sincère, par laquelle seule nous pouvons être exaltés à la vie éternelle, non autrement qu'Hénoch et Elie ne mourant jamais ou Moïse après sa mort.
II n'est donc pas impossible que cet Esprit s'unisse aux corps de quelques illuminés, les attire à soi par la résurrection et les retienne avec leurs âmes près de lui pour l'éternité.
» Car il faut savoir que cette lumière se répand partout dans le monde ; par la faute de notre propre obscurité, elle né nous est pas perceptible, mais elle est sensible pour les illuminés et leur apporte plus d'illumination encore.

» Les illumines sont donc destinés à recouvrer ce souverain bien, à nul second. L'Esprit les illuminera de plus en plus par son union avec eux, par leur attrait vers lui, et enfin les retiendra près de lui pour l'éternité.

» Tel est le principe de la régénération, de la résurrection de l'âme et du corps, de la sublimation des corps terrestres en nature céleste, de la séparation du grossier et du subtil, de I'impur et du pur, de la transmutation de l'être de nature visible en nature invisible ; tei est le principe de la vraie teinture qui seule teint les métaux et les corps. »

Fludd répète ici ce qui a été dit que les Rose-Croix aiment mieux voir leur nom inscrit sur le Livre d'immortalité que faire de l'or (1). Et que d'ailleurs on ne peut même pas faire de l'or si l'on n'a la connaissance de la lumière dont il est question tout au long de ce chapitre. Le mystère de la Rose-Croix n'est pas le mystère alchimique.

Sur la marge d'un hiéroglyphe rosicrucien on trouve la devise Jesus mihi omnia, qui figure également dans le titre d'un ouvrage très connu d'Andreae (36). Et c'est Jésus qui, par le symbole du soleil, annonce la perfection.

Les Rose-Croix se réfèrent à ces préceptes du Trismégiste :

« L'homme est un grand miracle qu'il faut honorer et adorer, car il passe en la nature divine et lui-même est un quasi-Dieu. »

« Il est dit que la nature des hommes est consanguine de la nature des dieux et qu'elle s'y apparente par la divinité.

» Et c'est ce qu'il faut comprendre des hiéroglyphes rosicruciens et non y voir l'oeuvre d'un vulgaire souffleur. » (61)

Et encore :
« À celui qui possédera le Verbe proféré de la nue, et s'unira à l'Esprit rutilant de splendeur divine appartiendra la destinée de Moïse ou d'Elie.

» C'est un effort dont sans doute sont incapables les hommes de ce siècle, pécheurs prostrés sous la masse énorme de leurs fautes et qui, plutôt que de l'appeler, poussés par une rage diabolique, chassent l'Esprit avec le bâton de l'ignorance et du blasphème.

» Nous appétons la mort par l'erreur de notre vie et nous gagnons la perdition par l'ouvrage de nos mains. Car Dieu n'a pas créé la mort et il ne se réjouit pas de la perdition des hommes. Il créa l'homme immortel ; c'est la jalousie du diable qui a introduit la mort.

» Nous périssons par l'injustice, qui est la modalité du diable, lequel est le Prince de ce monde, d'où il a chassé la justice ; et telle est la raison qui nous rend incapables d'immortalité. Étant justes, nous serions immortels comme la Justice elle-même, dont la nature est d'être à perpétuité et sans laquelle nous ne pouvons ni nous régénérer ni revivre.
 

Cependant, un certain nombre d'hommes ne sont pas exclus de la bénédiction ; le mystère de la résurrection habite dans leur âme, et ce sont ceux-là qui ont le privilège d'être comptés au nombre des fils de Dieu, car ils perçoivent la lumière qui règne dans le monde et que le monde ne voit pas ; ils la voient, la connaissent et l'attestent. »

Et, en un autre endroit :

Le Christ a dit : Je bâtirai mon Église sur cette pierre.

Fludd explique qu'il ne s'agit pas là d'une pierre matérielle, mais du Christ lui-même et de toute l'humanité.

« Le Christ habite en l'homme ; il le pénètre tout entier ; et chaque homme est une pierre vivante de ce roc spirituel. Les paroles du Sauveur s appliquent ainsi à l'humanité en général. C'est ainsi que se construira le temple, dont ceux de Moïse et de Salomon furent les figures. Quand le temple sera consacré, ses pierres mortes deviendront vivantes, le métal impur sera transmué en or fin, et l'homme recouvrera son état primitif d'innocence et de perfection. » (19)
Ces idées sont extrêmement remarquables. On aperçoit dans ce texte pourquoi la Fraternité rosicrucienne s'occupait de politique, de sociologie et de civilisation ; quelle était sa méthode et son programme, tous deux empruntés textuellement à l'Évangile.

***

Des signes antécédents de l'avènement du Lion. - De son avènement. - Ruine du Pseudo-prophète. - Rénovation du monde. Purification et union de l'univers sous le règne éternel, d'où l'injustice sera pour toujours chassée et où s'établira la perpétuelle justice.

« Que l'on sache que nul, ni homme, ni même ange, ne peut savoir l'heure de l'avènement du Lion. C'est un secret qui reste au giron du Père. Ce que Dieu a laissé savoir à ses élus, ce sont les signes médiats et immédiats qui le précéderont, pour qu'ils en soient avertis, et leur devoir est de ne jamais se laisser détourner de leur vigilance, en attendant les signes promis.

» Veillez donc, car nous ne savons ni le jour ni l'heure. Veillez, car Dieu a promis qu'il illuminerait la chair de son esprit prophétique, et que les choses demeurées occultes seraient dévoilées à ceux qui en sont dignes.

» Le temps où le signe apparaîtra sera vers la fin de l'Église sixième ou Philadelphique, ou dans le commencement de la septième ou Laodicéenne, qui sont décrites dans l'Apocalypse (111, 7-22). « Celui qui possède la clef de David, qui ouvre et personne ne ferme, qui ferme et personne n'ouvre, et qui est saint et vrai a dit ces choses. »


Voici comment la Confession des Frères de la Rose-Croix annonce ces temps :

« Nous devons observer avec vigilance et rendre manifeste à tous ce que Dieu a résolu de donner et de concéder au monde avant sa fin (qui suivra immédiatement ces choses). Il y aura la vérité même que posséda Adam, la même vie, la même lumière, la même gloire qu'au paradis terrestre. En ce moment finiront toute servitude, toutes ténèbres, toute fausseté, tout mensonge.

» Et voici ce que vous écrivez encore, ô frères. Ce sera le moment où les Romains impurs qui ont vomi le blasphème contre le Christ et ne s'abstiendront pas encore du mensonge dans la claire lumière du soleil divin déjà resplendissant, devront être repoussés dans le désert et les lieux solitaires, Tels sont les signes médiats de l'avènement du Christ : mais d'autres succèdent qui annonceront immédiatement l'heure et le jour et dont les principaux sont d'abord un tremblement de terre d'une telle violence qu'il n'y en eut jamais de pareil ; les hommes seront lancés du sol et les cités renversées et la grande Babylone viendra en mémoire devant Dieu pour lui présenter le calice d'indignation.

» Ce sera le temps où une pierre détachée de la montagne, sans le secours de la main humaine, viendra frapper les pieds de fer et d'argile de Nabuchodonosor et jettera le tout en bas, de sorte qu'une seule mixture réunira l'or, l'argent, l'airain, le fer, l'argile et aussi la boue.

» Ce sera aussi le temps où l'Ancien des Jours viendra et donnera le pouvoir de Justice au sein des cieux élevés, qui auront le règne et le commandement.

» Ce sera le temps où se révèlera cet inique, opérant le mystère d'iniquité, qui combattra et s'élèvera sur tout ce qui est dit Dieu, et s'assoira dans le Temple de Dieu, se donnant pour Dieu ; mais Notre-Seigneur Jésus le tuera du souffle de sa bouche et le détruira par son avènement. Car il y aura vraiment un pseudo-prophète et ce que nous venons de dire est l'explication du symbole de la pierre roulant seule de la montagne, comme de plusieurs autres symboles que l'on trouve dans l'Apocalypse ».

Suit une longue citation de l'Apocalypse, relative au dernier jour.

Et Fludd conclut:

« Que le monde peut être tiré de son sommeil par les Frères de la Rose-Croix, qui sont seuls capables de la préparer à l'avènement du Lion. » (2)
Valentin Andreae a développé ces idées dans de nombreux passages.

C'est dans le Menippus (46) qu'il a laissé transparaître le plus clairement ses projets de réforme universelle, d"amélioration des lettres, des arts et des sciences, de la religion et de la politique. On y trouve un tableau précis et pénétrant des vertus et des vices des hommes, dans toutes les classes de la société.


(1) Cf. Louis FIGUIER: L'Alchimie et les Alchimistes, Paris (Hachette), 1860.
(2) Tractatus theologo-philosophicus, livre III, ch. 8.