LA MANIFESTATION ROSICRUCIENNE AU XVIIe SIÈCLE
Le caractère protestant de la manifestation rosicrucienne de 1614 n'a échappé à personne. Les protagonistes du mouvement rosicrucien au XVIIe siècle : Valentin Andrea, Michel Maïer, Robert Fludd étaient protestants.
Mais ce caractère extérieur ne doit pas faire illusion. Il ne recouvre nullement une attitude strictement doctrinale. Les auteurs des premiers manifestes rosicruciens - de même que Dante (1) - se sont élevés contre la papauté uniquement pour des motifs d'ordre politique et d'ordre moral.
LES PRINCIPAUX ÉCRIVAINS ROSICRUCIENS
Nous avons longuement parlé de Jean-Valentin Andreae.
Plus jeunes de quelques années que lui, Michel Maïer en Allemagne et Robert Fludd en Angleterre furent les personnages les plus représentatifs du mouvement rosicrucien au XVIIe siècle.
Michel Maïer (1568-1622) fut un alchimiste de renom. II devint médecin particulier de l'empereur Rodolphe II, qui lui donna le titre de comte palatin et de conseiller impérial. En 1617, il publia à Francfort le Silentium post clamores (25), où il loue les Rose-Croix d'avoir répondu par le silence aux pamphlets de toute sorte lancés pour ou contre eux ; que d'ailleurs les adversaires des Rose-Croix sont des « braillards qui auraient voulu être reçus dans la Fraternité mais n'en ont pas obtenu de réponse ». Il expose que, de tout temps et chez tous les peuples, il existe des collèges de philosophie où l'on étudie la médecine et les secrets de la nature. Ces secrets étaient transmis de génération en génération par voie d'initiation. Maïer précise que ces collèges furent institués pour l'enseignement des secrets de la nature et non pour la propagation de doctrines ésotériques. La Rose-Croix a eu raison de révéler son existence par la Fama et la Confessio, qui disent bien ce qu'elles ont à dire sans heurter en rien la raison, la nature et l'expérience. Et il déclare que les vrais Rose-Croix sont en dehors de l'espace et du temps : qu'ils lisent au plus profond des coeurs ; que, par conséquent, nul n'a à se préoccuper d'une affiliation éventuelle qui ne peut être décidée qu'en dehors de lui. Au surplus, la Fraternité a raison d'observer strictement le silence, qui seul peut la défendre contre la profanation du vulgaire. Maïer affirme que : « sur six mille candidats la Fraternité en choisit à peine un ». Et il ajoute : « Beaucoup sont appelés, mais peu sont élus. Les maîtres de la Rose-Croix montrent la rose, mais ils offrent la croix. Ils éprouvent même les candidats les meilleurs par un silence de cinq ans pour la domination de leurs passions et de leur parole ».
Dans la Themis aurea (18), Maïer proclame que tout vice est intolérable chez les médecins et que les Rose-Croix sont exempts de tous les vices.
Le plus curieux de ses ouvrages est Atalanta fugiens (33) où il est traité, au moyen d'emblèmes, des secrets de la nature.
Buhle rapporte qu'en 1620, Maïer se rendit en Angleterre où il fit une active propagande pour la Fraternité des Rose-Croix. Il est possible qu'il y ait rencontré Robert Fludd.
Après sa mort, son traité Ulysses (34) fut publié par un de ses amis personnels. Celui-ci déclara ignorer si Maïer, qui avec tant de chaleur et de désintéressement avait défendu la cause des Rose-Croix, fut jamais reçu parmi eux, mais il assure qu'il fut un Frère de la Religion chrétienne, c'est-à-dire sans aucun doute de la Fraternité du Christ fondée par J.-V. Andreae.
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Robert Fludd (1574-1637) fut un des savants les plus singuliers de son époque. Il étudia à Oxford la littérature, la philosophie, les mathématiques, la théologie et la médecine. Puis il voyagea en France, en Italie et en Allemagne. Il obtint à Oxford le grade de docteur en médecine. Il possédait une science encyclopédique ; il était renommé dans toute l'Europe à la fois comme philosophe, médecin, anatomiste, physicien, chimiste, astrologue, mathématicien et mécanicien. Tout en se montrant partisan des doctrines de la Kabbale, dont il avait sondé les mystères, il aimait les sciences exactes et il fit preuve, dans tous les domaines où s'exerça sa vaste activité, d'un rare esprit d'observation. II fut l'inventeur du baromètre et construisit des machines qui firent l'admiration de ses contemporains.
Sa philosophie est essentiellement religieuse. Dieu est le principe, la fin, la somme de tout ce qui existe. L'univers tout entier est sorti de lui, il est formé de sa substance et retournera à lui. Dieu, passant éternellement par le monde archétype où il se révèle à lui-même par le macrocosme (la nature) et par le microcosme (l'homme) offre, selon l'expression du Trismégiste, l'image d' « une sphère dont le centre est partout et la circonférence nulle part ».
Dieu a révélé la Sagesse primordiale au premier homme et celle-ci s'est transmise ensuite, par les patriarches, les prophètes, les sages et, en dernier lieu, par les Frères de la Rose-Croix. Le Christ a révélé à ses apôtres, particulièrement à saint Jean et à saint Paul, les mystères de la science suprême.
La Pierre philosophale, c'est le Feu, la Vie, la Lumière issue du Christ. L'alchimie consiste à ramener l'adepte à l'état de perfection dont Adam fut déchu. (2)
Le philosophe et physicien Gassendi prétendit réfuter Fludd dans son Exercitatio in Fluddanam Philosophiam, Paris, 1630. Le P. Marin Mersenne, l'ami de Descartes, l'avait tenté dans ses Quaestiones celeberrimae in Genesim, Paris, 1623. L'astronome Képler écrivit également pour combattre ses théories. Cependant la méthode expérimentale employée par Fludd rappelle, par sa rigueur mathématique, les principes de la philosophie naturelle de Newton.
Fludd écrivit plusieurs ouvrages véhéments pour la défense des Rose-Croix, notamment le Traité apologétique (1617) (35) et, sous le nom de Joachim Frizzio, Le souverain Bien (1628). (19)
Comme Maïer Fludd déclare qu'il n'est pas Rose-Croix.
Théophile Schweighardt, de Constance, est un des grands apôtres de la Rose-Croix. Son Miroir de la Sagesse rosicrucienne (27) est d'une importance capitale. II y exprime au mieux le caractère véritable de l'entreprise rosicrucienne :
« Vois ici représentés tout l'art du monde, toute sa science et tout son savoir-faire : cependant cherche d'abord le royaume de Dieu ».Dans le même ouvrage on lit : « Rentre en toi-même, repousse les choses de ce monde, considère les deux vieux traités de Thomas a Kempis écrits il y a cent cinquante ans, observe leurs directions. Si tu fais cela, tu seras déjà à moitié Rose-Croix... et un Frère se présentera bientôt en personne ».« Ora et labora ».
« Si tu ne comprends pas mes sincères leçons, tu ne comprendras aucun livre ».
« Beaucoup de personnes, appartenant à toutes les classes de la société, s'enquièrent avec instance de cette Fraternité. Il ne se passe pas de jours à Francfort, à Leipzig, dans d'autres lieux, mais surtout à Prague, où dix, douze et même vingt personnes ne se réunissent pour s'entretenir de ces objets, sans compter les personnes autorisées qui travaillent ensemble avec persévérance. Elles ont été trahies cependant par des faux frères ; c'est pourquoi l'auteur s'est décidé à mettre au grand jour l'esprit et les règlements de ce Collège. Il faut que le public sache que, bien que l'assemblée des Frères ne se tienne encore nulle part, un homme de coeur, pieux et loyal, peut facilement et sans grande peine arriver à leur parler ».
Sous le pseudonyme de Florentinus de Valentia, il répondit à une attaque de F. G. Menapius du 3 juin 1617 et donna, dans sa Rose fleurissante (36) d'importants détails sur l'esprit qui anime les Frères. Ils font, dit-il, le contraire des savants qui disputent sur la logique et non sur la chose.
« Menapius dit que les Rose-Croix sont des sorciers, des magiciens noirs, des diables incarnés. Cela est faux, car ils aident tous les jours sans interruption le monde, mais anonymement.Florentinus de Valentia prend ensuite la première personne ; il dit :» Ils ont, en mécanique, les miroirs d'Archimède.
» En architecture, les sept merveilles, les automates d'Archytas, de Bacon, d'Albert, les miroirs, le feu perpétuel, le mouvement perpétuel.
» En arithmétique, la rythmomachie, l'usage et la composition de la roue de Pythagore, sa méthode pour donner un nombre à toute chose jusqu'à Dieu.
» En musique, celle de la nature et de l'harmonie des choses.
» En géométrie, la quadrature du cercle.
» Les Rose-Croix cherchent le Royaume de Dieu, la régénération en Jésus-Christ en lisant le seul Livre de la Vie ».
« Nous écoutons la Parole en esprit dans un sabbat silencieux.Irenaeus Agnostus parait être le pseudonyme de Gotthardus Arthusius, de Dantzig, qui fut vice-recteur du Gymnase de Francfort-sur-le-Main et que Semler croit avoir été chancelier de Westphalie. II signe un de ses livres (24) « l'indigne notaire de la Fraternité pour la Germanie ». Dans Fons Gratiae (37) il reprend les enseignements de la Fama : « Lutter contre les défauts et les vices, vivre dans l'humilité, la justice, la vérité, la chasteté, comme les premiers frères. Après la préparation, qui pourra durer cinq ans, l'homme, ayant porté la croix, connaîtra la rose ».» Le livre qui contient tous les autres est en toi, et dans tous les hommes.
» C'est lui qui conduit à la sagesse, qui guide les sages, qui m'a donné la connaissance de tout, de la création, des temps, des étoiles, des animaux, des pensées, des hommes, des plantes.
» Le royaume de Dieu est en vous (Luc XVII, 21).
» La Parole est la sagesse de Dieu, son image, son esprit, sa loi, le Christ en l'homme.
» De même que le petit doigt mis devant l'oeil empêche de voir toute une ville, de même un petit défaut empêche de voir le trésor de la Régénération...
» Adam n'a chu que par sa propre volonté..
» Je veux ne rien être et ouïr tout, m'abandonner à Dieu comme un enfant, accommoder ma volonté à la sienne, le chercher avant tout, laisser agir son royaume en moi » (36).
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Ce « pacifique Inconnu » est un personnage énigmatique. Les ouvrages publiés sous son nom sont des apologies de la Rose-Croix (3). Or, un des opuscules signés de lui (4) s'en prend violemment à l'ouvrage également publié sous son nom qui est mentionné ici (note 3). Certains auteurs, Buhle, Waite, ont assimilé, mais sans preuves, Irenaeus Agnostus à un des adversaires de la Rose-Croix, comme F.-G. Menapius.
Un autre anonyme signe Rhodophilus Staurophorus (l'ami de la rose porteur de la croix). A. Peeters-Baertsoen l'identifie sans preuves avec Irenaeus Agnostus. Rhodophilus Staurophorus est l'auteur d'une brochure de 15 pages, écrite en août 1618: Le Rapt philosophique (38). Il signe « l'indigne serviteur de la Fraternité de la Rose-Croix ».
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Citons encore Julianus de Campis, auteur de la Lettre datée de Belbosco 24 avril 1615 (39) qui fut publiée avec la Fama dans l'édition de 1616 et dans celle de 1617. Kazauer (8) prétend qu'il s'agit de Julius Sperber, conseiller d'Anhalt-Dessau, auteur de l'Écho de la Fraternité Rose-Croix (40).
L'un des plus savants parmi les écrivains rosicruciens est l'auteur de L'Âge d'or restitué (41), Henri Madathanus (Adrian Mynsicht). Originaire du Brunswick, il s'intitule Frère de la Croix d'Or. Il fut médecin et chirurgien du duc Adolphe Frédéric de Mecklembourg. Il travailla avec son famulus, Hermann Datich, à unir l'oeuvre de Boehme et celle des hermétistes (5).
Le philosophe français Michel Potier, qui vivait en Allemagne, s'est enthousiasmé pour la Rose-Croix. II dédia aux Frères son Nouveau Traité de la Pierre philosophale (42) et sa Philosophie pure (43), déclarant que, devant eux, il est un ignorant. II les invite à prêcher leur doctrine dans son pays.
En 1622, on trouva placardée aux murs des principaux carrefours de Paris une affiche ainsi libellée : « Nous, Deputez du Collège principal des Frères de la Roze-Croix, faisons séjour visible et invisible en ceste ville, par la grâce du Très Haut vers qui se tourne le coeur des justes. Nous monstrons et enseignons sans liures ny marques à parler toutes sortes de langues des païs où voulons estre, pour tirer les hommes nos semblables d'erreur et de mort. »
Quelques jours plus tard une nouvelle affiche fut apposée. On y lisait : « S'il prend enuie à quelqu'un de nous voir par curiosité seulement, il ne communiquera jamais auec nous mais, si la volonté le porte réellement et de fait à s'inscrire sur le registre de nostre confraternité, nous, qui jugeons les pensées, luy ferons voir la verité de nos promesses, tellement que nous ne mettons point le lieu de nostre demeure, puisque les pensées, iointes à la volonté reelle du lecteur, seront capables de nous faire cognoistre à luy et luy à nous. »
Buhle, qui prend ces affiches pour une pasquinade, ne soupçonne pas combien elles dévoilent la véritable nature et les pouvoirs de l'adepte. La présence invisible, l'enseignement intérieur, le don des langues, la faculté de faire percevoir la lumière aux intelligences droites sont les privilèges d'une très haute initiation.
Gabriel Naudé, publiciste, secrétaire intime du cardinal Mazarin, écrivit une Instruction à la France sur la vérité de l'histoire des Frères de la Roze Croix, Paris, 1623, où il prétend raconter ce qu'il a pu savoir sur les origines de la « Fraternité » ; il expose la légende de Christian Rosencreutz et il ironise sur la prétention des Frères de la Rose-Croix de réformer le monde.
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En même temps un pamphlet grossier : Effroyables pactions faites entre le Diable et les prétendus Invisibles (1623) renchérit encore sur les calomnies de Naudé. Sous prétexte de renseigner ses lecteurs sur les « Invisibles », l'auteur anonyme impute aux Frères de la Rose-Croix des histoires d'assassinats, d'évocation du diable, de serments infernaux, des scènes de sabbat avec la présence d'Astaroth, etc...
Le P. Jacques Gaultier, de la Compagnie de Jésus, consacré aux Rose-Croix un chapitre de son livre Table chronographique de l'Estat du Christianisme depuis la naissance de Christ, Lyon, 1633. Il déclare que la Rose-Croix est « un rejeton du luthéranisme, mélangé par Satan d'empirisme et de magie ».
Quant au P. François Garasse : La doctrine des beaux esprits de ce Temps ou prétendus tels, Paris, 1624, il va jusqu'à demander pour eux la roue et le gibet.
Descartes servit pendant quelque temps en Allemagne dans l'armée du prince Maurice de Nassau. Il entendit vers 1619 parler des Rose-Croix et chercha à entrer en rapport avec eux ; mais il n'en trouva pas. Ce qui n'empêcha pas qu'à son retour en France, en 1623, il s'entendit reprocher de s'être enrôlé dans la dite société. Il ne voulait toutefois pas les condamner sans être mieux renseigné à leur sujet.
Leibniz n'a jamais considéré la Rose-Croix que comme une fiction. Pour lui, Les Noces Chymiques sont un roman où il a déchiffré une énigme dont le mot était : Alchimia.
Mentionnons Thomas Vaughan, dont le pseudonyme était Eugenius Philalethes.
Il était né en 1622. On l'a supposé originaire d'Écosse. Il étudia à Oxford et eut un grand renom de chimiste et d'alchimiste. Il s'attacha à pénétrer les secrets de la nature. Il s'appelait « philosophe de la nature » ; il se donnait pour disciple d'Henri Corneille Agrippa et se targuait d'hostilité à l'endroit d'Aristote et de Descartes.
En 1652 il traduisit en anglais la Fama et la Confessio. Voici comment il s'exprime dans l'introduction de ce livre : « je suis en mesure d'affirmer l'existence et la réalité de cette chimère admirée, la Fraternité des Rose-Croix... » et, dans la préface : « je n'ai, pour ma part, aucune relation avec ces gens-là... L'attention que je leur donne fut d'abord éveillée par leurs livres, car je les y ai reconnus pour de vrais philosophes... Leurs principes sont entièrement d'accord avec l'antique et primitive sagesse ; ils sont même conformes à notre propre religion et en confirment tous les points... La sagesse et la lumière sont venues de l'Orient ; c est à cette source vivante que les Frères de la Rose-Croix ont puisé leurs eaux salutaires ».
Entre autres ouvrages il a écrit La Porte ouverte du Palais fermé du Roi. (44 )
Il ne faut pas confondre Eugenius Philalethes avec son disciple George Starkey, dont le pseudonyme était Irenoeus Philalethes.
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Quant à Jean-Valentin Andreae, déçu par l'attitude de ses concitoyens, indigné par les abus que les enthousiastes firent de ses principes, par la polémique soulevée autour de la Rose-Croix, par la persécution aussi dont lui-même fut l'objet de la part des dirigeants de l'Église luthérienne (6), il résolut de se retirer du mouvement Rose-Croix. Il alla même jusqu'à déclarer, dans le Menippus (46), dans Mythologia christiana (47), que la Fraternité est une farce, bien plus, que la Rose-Croix n'a jamais existé.
Mais, dans Turris Babel (48), il précise son attitude: « Je quitte maintenant la Fraternité, mais je ne quitterai jamais la véritable fraternité chrétienne qui sous la croix sent les roses et évite les souillures du monde ». Et, en un autre endroit : « Je ne veux être qu'un frère du Christ et des vrais chrétiens, respecter les institutions du Christ, aimer la sagesse chrétienne et goûter les roses du Christ ; je veux porter la croix des chrétiens et vivre leur vie ; je veux vivre et mourir en chrétien ».
Au reste, dans son Autobiographie (31), il a exprimé son repentir d'avoir ri aux dépens des Frères de la Rose-Croix.
En 1617 et en 1618 il publia une Invitation à la Fraternité du Christ (49) ; puis, en 1619, sous le titre Description de la République de Christianopolis (50), le programme d'une Union chrétienne où il reprit les thèses de la Fama et de la Confessio : la réforme du monde par l'établissement d'une société vraiment chrétienne. II exhorta ses amis à s'unir par un véritable amour fraternel et à préparer le règne du Saint-Esprit par l'imitation de Jésus-Christ dans la vie de chacun. Mais cette Société ne vit jamais le jour.
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Nous terminerons ce chapitre par quelques anecdotes.
Voltaire, dans son article Alchimiste du Dictionnaire philosophique, raconte les historiettes suivantes :
« Le nombre de ceux qui ont cru aux transmutations est prodigieux ; celui des fripons fut proportionné à celui des crédules. Nous avons vu à Paris le seigneur Dammi, marquis de Conventiglio, qui tira quelques centaines de louis de plusieurs grands seigneurs pour leur faire la valeur de deux ou trois écus en or.
» Le meilleur tour qu'on ait jamais fait en alchimie fut celui d'un Rose-Croix qui alla trouver Henri Ier, duc de Bouillon, de la maison de Turenne, prince souverain de Sedan, vers l'an 1620 : « Vous n'avez pas, lui dit-il, une souveraineté proportionnée à votre grand courage ; je veux vous rendre plus riche que l'empereur. Je ne puis rester que deux jours dans vos États; ; il faut que j'aille tenir à Venise la grande assemblée des Frères. Gardez seulement le secret. Envoyez chercher de la litharge chez le premier apothicaire de votre ville ; jetez-y un grain seul de la poudre rouge que je vous donne ; mettez le tout dans un creuset et, en moins d'un quart d'heure, vous aurez de l'or ».» Le prince fit l'opération et la répéta trois fois en présence du virtuose. Cet homme avait fait acheter auparavant toute la litharge qui était chez les apothicaires de Sedan et l'avait fait ensuite revendre chargée de quelques onces d'or. L'adepte, en partant, fit présent de toute sa poudre transmutante au duc de Bouillon.
» Le prince ne douta point qu'ayant fait trois onces d'or avec trois grains, il n'en fit trois cent mille onces avec trois cent mille grains, et que, par conséquent, il ne fut bientôt possesseur dans la semaine de trente sept mille cinq cents marcs, sans compter ce qu'il ferait dans la suite. II fallait trois mois au moins pour faire cette poudre. Le philosophe était pressé de partir ; il ne lui restait plus rien, il avait tout donné au prince ; il lui fallait de la monnaie courante pour tenir à Venise les États de la philosophie hermétique. C'était un homme très modéré dans ses désirs et dans sa dépense ; il ne demanda que vingt mille écus pour son voyage. Le duc de Bouillon, honteux du peu, lui en donna quarante mille. Quand il eut épuisé toute la litharge de Sedan, il ne fit plus d'or ; il ne revit plus son philosophe et en fut pour ses quarante mille écus ».
Hargrave Jennings raconte, d'après les meilleures autorités, l'histoire suivante. Un étranger arriva à Venise, un été de la fin du XVIIe siècle. Son train de vie magnifique, ses manières élégantes le firent bientôt admettre dans la meilleure compagnie, bien que personne ne sût rien de ses antécédents. Sa figure était de proportions parfaites, la face ovale, le front large et proéminent ; les cheveux noirs, longs et flottants ; son sourire était enchanteur quoique mélancolique, et l'éclat profond de ses yeux semblait parfois refléter les époques disparues.
Sa conversation était extrêmement intéressante, quoiqu'il fut discret et peu causeur ; on le connaissait sous le nom de Gualdi. Il resta quelques mois à Venise ; le peuple l'appelait le « Sober Signor » à cause de la simplicité de ses manières et de son costume. On remarqua qu'il avait une petite collection de magnifiques peintures dont il faisait les honneurs à tous ceux qui le désiraient ; qu'il était versé dans toutes les sciences et tous les arts, parlant de toutes choses comme s'il y avait été présent ; enfin il n'écrivit ni ne reçut jamais aucune lettre et n'eut de compte chez aucun banquier ; il payait toujours en espèces et disparut de Venise comme il y était venu.
II se lia avec un seigneur vénitien, veuf et père d'une jeune fille remarquablement belle et intelligente. Ce gentilhomme désira voir les peintures de Gualdi. Ce dernier fit au père et à la jeune fille les honneurs de sa collection ; ils en admirèrent en détail toutes les parties, et ils allaient se retirer lorsque le gentilhomme, levant les yeux, aperçut un portrait de Gualdi qu'à de certaines particularités il reconnut être du Titien. Or le Titien était mort, à cette époque, depuis près de deux cents ans, et l'étranger semblait avoir tout juste atteint la quarantaine. Le Vénitien fit part de sa remarque à Gualdi, qui répondit assez froidement que beaucoup de choses étaient difficiles à comprendre.
Cet incident fut raconté dans la ville, et, lorsque quelques personnes voulurent voir cet étrange portrait, le signor Gualdi avait quitté Venise en emportant la clef de la galerie des tableaux.
Le Dr Robert Plot (51) raconte l'histoire suivante : Un paysan, en creusant une tranchée dans un champ, heurta de la pioche à une petite profondeur une grande pierre rectangulaire qui, débarrassée des herbes et de la mousse, laissa voir un gros anneau de fer rivé à son centre. Croyant découvrir la cachette d'un trésor, il souleva cette pierre, après beaucoup d'efforts, et découvrit une large excavation dans laquelle s'enfonçait un escalier de pierre. Il en descendit les degrés, après quelques hésitations, et se trouva bientôt plongé dans des ténèbres profondes, mais dont la noirceur semblait s'éclaircir d'une lointaine lueur. À la profondeur d'environ cent pieds, il se trouva dans une cellule carrée d'où partait un long corridor ; après l'avoir suivi, il descendit un autre escalier de deux cent vingt-deux marches, essayant chaque degré avant de s'y risquer, au milieu de l'obscurité ; seule, une légère odeur aromatique arrivait par bouffées dans l'air froid du souterrain. En explorant la cellule où aboutissait le second escalier, il trouva sur sa droite un troisième escalier, au bas duquel brillait une pâle lumière immobile. Quoique un peu effrayé, il s'engagea dans cette troisième descente. La paroi devenait humide et les marches glissantes comme si aucun pied ne les avait foulées depuis des époques lointaines. Il entendait un sourd murmure, comme celui d'un galop lointain ; la lumière était maintenant visible à peu de distance. La peur gagnait peu à peu notre héros et ce n'était plus qu'avec de grandes hésitations qu'il continuait sa descente. À un tournant de l'escalier il aperçut subitement une grande chambre carrée, de plafond assez bas ; dans chaque coin, une rose en pierre noire était sculptée, et une lumière dorée comme celle du soleil levant, éclairait en plein la personne de l'explorateur stupéfait, Mais son étonnement se changea en terreur lorsqu'il aperçut un homme assis dans une chaire de pierre, lisant un grand livre posé sur une sorte d'autel rectangulaire, éclairé par une grande lampe antique en fer. Un cri de surprise que ne put retenir notre paysan fit se retourner vers lui l'homme assis ; celui-ci se leva, et, avec une expression de colère, fit le geste de lui interdire l'entrée de la chambre ; mais, comme le nouveau venu ne tenait pas compte de cette injonction, il brisa, d'un coup d'une verge de fer qu'il tenait à la main, la vieille lampe qui s'éparpilla en mille morceaux, laissant la place dans une obscurité profonde.
De sourds roulements semblaient passer dans de lointains corridors. Le paysan remonta précipitamment les escaliers, et, rentré dans son village, raconta son aventure souterraine ; et la colline où il avait mis au jour l'entrée du souterrain fut appelée, dans tout le Staffordshire, « le tombeau de Rosicrucius ».
(1) Vide supra, p. 28. Voir également, p. 29, la déclaration de Stanislas de Guaita : « Jamais les Rose-Croix n'ont renié le catholicisme... ».
(2) Dans la seconde partie de ce livre on trouvera plusieurs extraits caractéristiques de Robert Fludd.
(3) par exemple: Miroir de la Constance ou Exhortation nécessaire à ceux dont les noms sont déjà donnés à la sainte et bénie Fraternité du Rose-Croix, qu' ils ne doivent pas se laisser induire en erreur par certains écrits méchants et pervers, mais doivent se tenir fermes et demeurer confiants. Par Ireneus Agnostus (5 août 1618).
(4) Le Grelot des Sages, ou Découvertes ultérieure et fondamentale de la pieuse et bénie Fraternité de l'illustre Ordre du Rose-Croix. Dirigé... contre le Miroir de la Constance, lequel est écrit d'une façon très ironique et extravagante. Par Ireneus Agnostus (13 juin 1619).
(5) On trouvera des fragments de Madathanus dans la seconde partie de ce livre.
(6) Se reporter notamment à son Turbo (45).