PRÉFACE

« Veillez, car vous ne savez ni le jour ni l'heure.. ou l'époux paraîtra »(Matthieu XXV, 13)


   La parabole des Vierges sages et des Vierges folles se renouvelle chaque jour. 
Regardons-nous agir : voyez-vous notre indolence, notre inattention à Dieu et la vitalité de notre égoïsme ? Voyez-vous, des uns envers les autres, le platonisme inopérant de nos amitiés mutuelles, et cette raideur qui empêche nos âmes de se verser les unes en les autres, et cette froideur qui nous rend incapables de nous exalter les uns par les autres ? Voyez-vous pour quelle cause nous parvenons si mal à réconforter les lassitudes, à secouer les indifférences des gens du dehors ?

C'est que nous sommes trop dans le vague, encore trop dans l'irréalité de nos préoccupations personnelles, trop dans la nonchalance de nos toutes petites convoitises. Il faut sortir de soi, à tout prix, et de propos décisif, ou sinon, un jour, de durs bergers nous pousseront, avec des lances en guise de houlettes.
Veiller, être éveillés, être vigilants : point de somnolences, point de rêveries, point de vague à l'âme, voilà ce que le Maître nous conseille. Ne fermons les yeux de notre esprit devant aucune laideur, ni aucune beauté, sous le trouble d'aucun plaisir, ni d'aucune douleur. Il faut se rendre compte de tout. Il n'est pas d'enquête ni d'analyse où le savant mette autant de précision, de liberté, d'honnêteté que le chrétien dans ses études sur lui-même et sur le monde.

Dans cette sphère partielle que la psychologie nomme le conscient, nous devons n'ignorer rien de ce qui s'y passe, nous devons tout y soumettre au contrôle de la Loi évangélique; ici, soyons les tyrans de nous-mêmes. Mais, lorsque nous avons reconstruit notre personne à l'image de Jésus, tel du moins que nous Le voyons, alors rendons la main à nos enthousiasmes pour appeler de toutes nos forces, que la discipline aura décuplées, une forme inconnue, plus haute, plus belle et plus vraie de Celui qui n'attend que notre cri pour descendre auprès de nous.
Joindre le Seigneur, c'est la chose la plus simple; c'est tellement simple qu'il nous faut de nombreux essais pour en découvrir le moyen. Revenons sans cesse aux éléments. D'abord acquérir la plus forte puissance d'attention; puis une persévérance invincible; ensuite cette liberté intérieure qui nous rend incapables de regrets, quelque peine que nous ayons eue à obtenir un résultat, si le fruit de nos efforts nous est enlevé; enfin, le calme courage de ne rien craindre.

Tout cela se résume en un mot : la patience, la force d'accepter, la force de pâtir. La patience parfaite nous sacre rois de nous-mêmes; c'est pourquoi certains se sont écriés : ou souffrir, ou mourir.
Si l'on pouvait voir l'avenir de splendeur que la souffrance nous prépare, comme on accueillerait cette dure visiteuse, comme on la rechercherait, comme on la saisirait avec transport. Mais ce geste mystique, que quelques-uns accomplissent, cet embrassement de la Croix, cet embrasement secret, je ne puis y contraindre personne, je ne puis même pas demander à l'Ami d'y incliner personne. Vous êtes libres; vous devez choisir et vous décider vous-mêmes; je puis seulement vous redire : la Vérité, la Réalité, la Vie, elles sont par là.

Je sais bien que nous sommeillons dans la nuit ; au moins que l'étoile unique de la foi y luise ; que les grands souffles de l'Amour l'embaument. L'allégresse n'est pas dans les choses; elle sera dans notre coeur, si nous en avons versé les impuissances et les scories dans le coeur incandescent de notre Maître, qui seul nous aime pour toujours.
Nous ne sommes faibles que dans la mesure où nous nous appuyons sur nous-mêmes; nous ne sommes tièdes que si nous n'alimentons pas notre feu; nous ne sommes craintifs que si nous restons seuls. Appuyons-nous sur le Très Fort; brûlons nos égoïsmes; attachons-nous au manteau du Grand Berger; Il n'est jamais plus heureux que lorsque nous L'importunons.
 
Notre esprit éprouve des lassitudes comme notre corps. Ce sont des ralentissements prévus et presque inévitables; il faut seulement s'efforcer d'en raccourcir la durée et d'en réduire au minimum la paresse.
La tiédeur est le résultat ordinaire d'une négligence habituelle des petits devoirs. Elle est dangereuse à cause de son apparente innocuité. Quand on ne monte plus sur la voie étroite, c'est qu'on roule en arrière vers le précipice. Il est écrit : « Plût à Dieu que vous fussiez tout à fait froids ». Et encore : « Les tièdes, je les vomirai de ma bouche ». Saint Bernard pensait que la conversion d'un criminel est moins difficile que celle d'un moine tiède.
Il faut se forcer à l'accomplissement minutieux de nos devoirs. Qui méprise les petites fautes tombera dans les grandes. Il faut aussi se forcer à prier, toutes les fois qu'il y a lieu et malgré qu'on ne puisse y avoir goût.

Quand on est distrait dans la prière sans souffrir de ces distractions; quand on est sec, dégoûté; quand on ne donne plus à ses devoirs le temps normal; quand on commet des fautes sans que cela nous inquiète; ne lire que pour tuer le temps : ne travailler que pour ne pas se faire remarquer; chercher ses aises : voilà la tiédeur.
Le remède, c'est l'action.
Agir avec des intentions pures : pour Dieu, pour nos frères.
Agir avec ordre, exactitude et calme.
Agir avec ferveur; sans négligence; avec courage, même si l'oeuvre à faire ne nous intéresse pas.
Agir avec persévérance; ne pas laisser l'ouvrage inachevé.
Or, ce n'est pas par l'intellect qu'on agit; c'est par le sentiment, par la passion, par le centre animique, par l'amour, en un mot. La volonté n'est qu'un amour; qu'il jaillisse de l'instinct, qu'il s'enveloppe dans les robes somptueuses de l'intelligence, qu'il disparaisse sous l'armure de l'orgueil, le principe essentiel de la volonté reste l'Amour.

L'Amour n'a besoin pour s'épanouir que de soi-même; plus il se donne, plus fort et plus splendide il renaît. Il ne s'enquiert pas des chances de réussite, il ignore les temporisations prudentes, les combinaisons adroites, les précautions timides. Des qu'il aperçoit une larme, il s'élance pour la sécher; entre l'agresseur et la victime on le voit s'offrir et, bien que faible, nu, sans armes, il triomphe finalement de toutes les violences. Sa force réside dans sa spontanéité, parce qu'il est, par sa racine, identique à l'Esprit.

L'Amour, la ferveur, le feu, voilà ce que nous devrions demander tout les matins et tout le long des jours.
Presque tout est possible à celui qui veut; tout est possible à celui qui aime. Mais il faut aimer constamment, uniquement, et à chaque heure un peu plus qu'a l'heure précédente. Il faut évoquer sans cesse en soi ce visage sensible de Dieu qui est l'Amour. Il faut se forcer à aimer. Et, quand notre sensibilité se révolte devant certaines horreurs physiques ou morales, il faut se forcer à faire au moins les gestes de la divine et humaine fraternité.
Beaucoup d'âmes anémiques prétendent ne pas pouvoir de tels efforts et attendent tout du Ciel. C'est une erreur. « Aide-toi, le Ciel t'aidera ». Il faut de l'énergie, une énergie disciplinée, systématique; notre nature doit être domptée, puis dressée comme un chien de police. Sans quoi ses élans accidentels ne provoqueraient en somme que des chutes décourageantes. Quand le dressage sera parfait, alors nous pourrons céder à nos enthousiasmes, puisqu'ils ne s'élanceront désormais que vers Jésus.

Mais, je vous le répète, il faut subir d'abord une préparation, une mundification, une purification.
La préparation, c'est le désir que tous vous avez de bien faire.
La mundification, ce doit être la discipline corporelle, morale et mentale.
La purification, ce sera les épreuves venues des mondes inférieurs, convoyées par les agents du Destin en afflux plus ou moins lents, selon notre force de résistance et notre bonne volonté. Ce sera aussi le travail invisible des anges de Jésus sur notre coeur froid et dur pour l'adoucir et l'échauffer.
Les pages que vous allez lire se rapportent à la seconde de ces trois périodes, laquelle réside toute dans le dressage du Moi.

Nous devons alors obéir à la maxime du renoncement dans toute sa rigueur. Chaque fois que l'on sera sur le point de faire quelque chose qui ne soit pas manifestement un devoir ou une charité - même la chose du monde la plus insignifiante - , chaque fois qu'une impulsion irréfléchie naît qui ne soit pas du dévouement, on devra la refréner, se forcer à l'acte contraire. Notre Jésus S'est condamné à toute une vie de sensations, de travaux, de promiscuités insupportables à la finesse exquise et à la subtilité de Sa nature.

Forçons nous donc : soyons sans indulgence pour le moi; nourrissons-le copieusement, mais nourrissons-le de ce qu'il n'aime pas. En face de chaque acquisition, de chaque expérience, de chaque aise que la vie nous offre, demandons, nous d'abord : Est-ce que j'aime cela ? Est-ce que je ferais cela volontiers ? Si oui, refusons, prenons le parti contraire; mangeons ce qui nous déplaît. Notre esprit s'allégera et s'illuminera après chacun de ces petits calices amers et deviendra du même coup capable de toucher un nombre d'esprits de plus en plus grand.

Dès lors l'Amour commencera de répandre autour de nous sa très pure clarté; nous n'aurons plus besoin de syllogismes pour parvenir à l'action. La vraie vie sera en nous. En face des créatures et des événements notre intelligence comprendra tout de suite, notre coeur sera tout de suite ému, nos bras se tendront d'eux-mêmes pour alléger le fardeau des faibles.

Ce ne sont pas les héroïsmes prestigieux les plus difficiles; ce sont les petits sacrifices. Ce sont donc ceux-là les plus riches. Ce sont eux les infimes cristaux qui, fondus par milliards au foyer de l'Amour, forment les murailles impérissables de la Cité divine. L'ascèse mystique est un fait admirablement un. Il suffit que vous pensiez à Jésus pour que vos oeuvres les plus vulgaires, vos préoccupations les plus lointaines se rassemblent d'elles-mêmes vers ce but, à la fois tout proche et infiniment éloigné. Et, si vous vous souvenez qu'entre tous les mondes, par centaines de mille, peuplés de créatures intelligentes et responsables, cette terre compte parmi le petit nombre de celles qui, jusqu'aujourd'hui, ont porté le Verbe, vous comprendrez pourquoi ceux qui peuvent se sacrifier peuvent aussi se faire entendre de Celui qui est la Parole du Père.

Les thèmes que je vous propose dans ce manuel sont donc destinés à nous faire reprendre souffle au milieu du combat, à remettre de l'ordre en nous-mêmes, à nous remémorer les principes, à rassembler notre attention, à resserrer le contact intime avec Notre Maître. Ce sont des exemples : vous pourrez vous en choisir d'autres; l'essentiel, c'est que le disciple ménage par intervalles à sa pensée des détentes grâce auxquelles il disposera ses forces avec plus de calme, de lucidité, d'assurance et qu'il s'habitue ainsi à conduire ensemble aux labeurs du service mystique les énergies de sa raison, de son corps et de son coeur selon une harmonie de plus en plus profonde. L'unité de notre être sera le résultat magnifique de cette triple discipline.