L'ENFANT ET LES CHOSES DU CIEL

      

     La Mère-Nature ne corporise rien qui ne soit auparavant de toute éternité, dans l'Esprit.  Nous rechercherons donc, comme pendant de notre récente étude sur la Naissance, le type éternel de l'Enfant.  Nous nous guiderons par les paroles du seul Initiateur surnaturel; nous L'écouterons dans l'humble recueillement silencieux qui seul permet de recevoir dignement les échos terrestres des verbes éternels.  Permettez que je vous recommande cette attitude.  Nous ne lisons pas l'Évangile avec cet émoi sacré tout plein d'amour qui dessillerait les yeux de l'esprit et qui rendrait notre-coeur sensitif.  Songez que ces simples versets ont traversé, pour parvenir jusqu'à nous, les abîmes, les firmaments et les terribles déserts où chaque grain de sable est une étoile et chaque fauve un dieu formidable.  Les cohortes angéliques se sont crié ces proclamations divines de l'un à l'autre bord des mers astrales, d'une cime à l'autre des empyrées.  Au bruit de ces longues houles, dont l'écume étincelante féconde sans relâche les rocs planétaires, les dieux se sont prosternés, les démons se-sont enfuis.  Appelons, pour recueillir ces échos infinis du Verbe tout-puissant, appelons du sanctuaire de notre coeur à notre cerveau, à nos oreilles, tout ce qui dort en nous de grave, de noble, de vénérant et d'humble. 

     Nous découvrirons, dans l'enfance extérieure terrestre, l'image le l'humanité intérieure céleste; nous considérerons de quelle dignité Jésus couvre l'enfance, de quelle gloire Il décore l'homme spirituel; enfin comment il faut faire pour être transmué en cet être neuf, pur et libre.  « Prenez garde, dit Jésus, de mépriser aucun de ces petits, car, je vous le dis, leurs anges voient sans cesse, dans les cieux, la face de mon Père qui est dans les cieux.  » Quelles avenues cette déclaration ne nous ouvre-t-elle pas dans l'inextricable fort de l'Invisible !  Oui, chaque homme est confié aux mains scrupuleuses d'un ange, lequel communique immédiatement avec Dieu.  Il ne s'agit point ici de toute cette escorte d'auxiliaires, de surveillants, de guides, attachés à nos travaux matériels.  Collaborateurs temporaires, ouvriers à la solde des dieux, l'homme ne les intéresse que par ce qu'il produit de rémunérateur à leurs maîtres, et pour les bénéfices éventuels qu'ils en peuvent tirer.  Les anges gardiens sont tout autres.  Ils ne relèvent que de Dieu.  Ils sont Sa providence et Sa sollicitude vivantes.  Ils n'ont pas d'intérêts personnels; ils ne travaillent pas pour eux-mêmes, mais pour ceux qui leur sont confiés; et cela par obéissance; en s'occupant de nous, ils servent le Seigneur.  Cette obéissance les asservit; ils vont partout avec les hommes : dans les cieux de l'idéal, dans les enfers du crime, dans les marécages de la médiocrité.  Pendant des siècles parfois, ces créatures de candeur et de pureté se condamnent à souffrir les émanations putrides des bas-lieux où se complaisent les hommes dont ils ont la garde. 

     Bien rares les gardiens que l'accomplissement de leur office ne prive pas de la vision divine.  Si nous savions par combien de douleurs se traduit un de ces misérables plaisirs que sont nos péchés habituels, comme nous deviendrions vite des saints !  Les anges des tout petits enfants conservent à peu près seuls la faculté d'être à la fois au Ciel et sur la terre; les anges des régénérés possèdent aussi ce privilège.  C'est le signe de l'innocence parfaite. 

     Ces veilleurs tutélaires possèdent un triple mode de perception.  Par en haut, ils voient et entendent le Père; par en bas, ils voient et entendent nos actes et nos paroles; par la région médiane, ils voient et entendent les agents de notre destin, les clichés invisibles.  Ils ont donc en main toutes les commandes utiles à la machinerie compliquée de la Grâce.  Il nous faut donc agrandir l'idée que nous nous faisons de la vie.  Ainsi deux personnes s'entretiennent d'une troisième, absente; ce n'est pas deux interlocuteurs seuls en présence, c'en est six : car l'esprit de l'absent est là, et les trois anges gardiens aussi.  Que je méprise un enfant, son ange et le mien en seront affectés.  Ils ne le vengeront pas, ils ne tenteront rien contre moi; mais ma faute les empêchera d'avoir contact avec moi.  Le péché élève un mur entre nous et le Ciel; il nous laisse seuls en face des impitoyables ministres du Talion, lesquels prennent alors barre sur nous au moyen du germe morbide que ce mal effectué développe dans notre interne. 

     Le mépris est toujours une petitesse; et il devient grave dans la mesure où l'être que nous en accablons est humble et innocent.  Apprenons à apprécier la grandeur de l'enfance. 

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     Apprenons à respecter la candeur de l'enfance. 

     Jésus dit encore : « Qui scandalise un de ces petits qui croient en moi, il vaudrait mieux qu'on lui attachât au cou une meule d'âne et qu'on le jetât au fond de la mer ». 

     Les plus purs poètes et les plus sensitifs n'ont pu dire quel parfum précieux, quelle fleur de rêve, quelle aube ineffable est la foi de l'innocence.  Les élancements vers Dieu d'un coeur inapte au mal, la fervente étreinte dont il embrasse le Verbe, la joie bienheureuse dont la baignent les souffles de l'Esprit, la fixité des regards éblouis qu'il projette vers les cieux, ce sont les beautés les plus pures que la création entière puisse offrir.  Les souiller, c'est un crime presque irréparable. 

     Plus tard, quand l'Esprit nous aura initiés, nous saurons de quelle meule et de quel océan le Christ parle dans ce verset. 

     Quiconque converse avec un autre reste responsable de cet enseignement et des conséquences de cet enseignement, dans le coeur, dans l'intelligence, et dans les actes de son élève, jusqu'à la consommation des siècles.  Enseigner, ce n'est pas seulement prononcer des paroles qui frappent l'oreille physique de l'auditeur.  Tous les centres internes qui s'émeuvent chez le maître pendant sa leçon parlent à leurs correspondants chez le disciple.  Et il est impossible à l'homme de ne parler qu'avec son larynx et, en parlant, de n'émettre que des ondes acoustiques.  Nous parlons simultanément avec tout ce qui, en nous, est ému par le mobile affectif qui nous incite à parler.  Et plusieurs sortes d'oreilles recueillent les diverses espèces de paroles. 

     On parle aussi  - et de la façon la plus vivante  - par nos sentiments tacites, et surtout par nos actes.  L'éloquence de l'acte est grande, elle est terrible, si l'on en dénombre les ramifications. 

     Or, combien plus souvent nos mobiles ne sont-ils pas plus mauvais que bons ?  Et notre responsabilité persiste jusqu'à ce que la dernière ride du dernier ricochet exécuté par le caillou de l'acte à la surface de l'océan des effets soit éteinte.  C'est pourquoi nous souffrons si longtemps parfois pour réparer une seule minute de péché. 

     Celui donc qui apprend le mal à un innocent, combien son boulet ne doit-il pas être lourd ?  Il corrompt le présent, il corrompt l'avenir, il voue cet être jusqu'alors paisible à une suite indéfinie de luttes, de chutes, de salissures et de larmes.  Bien plus, il en corrompt le passé spirituel, puisqu'il tue en lui le germe de vertu.  La meule et le fond de la mer ne sont certes pas des termes exagérés. 

     Prenons garde lorsque nous nous présentons devant des enfants.  Les plus jeunes voient tout, entendent tout, remarquent tout.  Prenons garde à notre langage, à nos regards,   à nos gestes, à notre tenue, à notre physionomie.  Il n'y a pas d'observateur plus attentif et plus fin que l'enfant.  Il faudra, hélas !  puisque nous habitons la terre, il faudra que le jour vienne où cet enfant apprendra le mal.  Mais qu'au moins ce soit le plus tard possible, quand les racines de la vertu seront déjà en lui profondes et fortes. 

     Inclinons-nous maintenant devant la majesté de l'enfance.  Elle est déconcertante.  « Qui reçoit un tel enfant à cause de moi, dit Jésus, me reçoit...  ».  Sondez la profondeur de cette substitution.  Et le suprême Initiateur ajoute : « Et qui me reçoit, reçoit Celui qui m'a envoyé.  » Quoi donc !  voilà, au jardin public, un marmot qui a mal aux dents et qui pleure; je me trouve là juste pour l'empêcher de donner du nez contre la bordure du gazon; je le relève, je l'essuie, je l'amuse, pendant que sa bonne bavarde; je fais cela parce que c'est de la pauvre petite chair maladroite et souffrante, parce que mon Maître, le Christ, m'a appris à aimer la vie, par ce qu'Il m'a montré la compassion, parce qu'Il a eu Lui1même mal aux dents, et qu'Il a dû trébucher souvent sur les cailloux du désert.  Je console ce petit en pensant à l'autre petit d'il y a deux mille ans, au petit enfant dont la mère était si jeune et le père grisonnant, au petit enfant blond qui ne savait pas parler encore, mais qui avait déjà lancé sur le néant de si formidables paroles; au petit enfant en chemise, jouant sur le pas de la porte, le même, le même être jouant aussi sur le seuil de l'Éternité, avec les mondes comme osselets, et les dieux immenses pour hochets. 

     Et, parce que mon imagination s'est complue à ces faciles rapprochements, parce qu'elle a soulevé en moi un peu d'attendrissement, l'insignifiante caresse que j'ai faite à ce bébé, c'est le Verbe qu'elle touche !  C'est le Père qu'elle émeut !  Effets infiniment disproportionnés à leur cause, selon la logique.  Mais l'amour n'a pas de logique; il en possède d'autant moins qu'il est davantage de l'amour, davantage éloigné de l'homme, davantage proche de Dieu. 

     Il est donc possible, Seigneur Jésus, Vous que je sais m'aimer et que j'ai cependant trahi, il est donc possible que les plus pâles lueurs sur les grisailles de mon âme Vous atteignent ?  Oui, c'est possible, oui, cela est, puisque Vous êtes tout amour.  Vous avez protesté quand on Vous a qualifié de « bon »; en effet, Vous n'êtes pas bon, Vous ne savez pas que Vous êtes bon; c'est la seule chose que Vous ignoriez, et Vous l'ignorez justement parce que vous êtes l'Amour.  Vous êtes l'Amour, et aucune des étincelles les plus fugaces de l'amour, chez les créatures les plus lointaines, les plus proches du Néant, ne peut Vous échapper. 

C'est pourquoi Vous avez promis, lorsque deux ou trois d'entres nous, nous réunirons en Votre nom, que Vous serez au milieu d'eux.  Voilà pourquoi Vous avez obtenu que Vos disciples, Vos amis, Vos enfants soient un entre eux, par là un avec Vous; et, étant un avec Vous, un avec Votre Père, ce Père que Vous nous avez fait connaître. 

     Si une telle merveille a lieu dans l'interne d'un passant quelconque, à propos d'un enfant quelconque, combien plus ne se reproduira-t-elle pas, si des époux en reçoivent un pour l'amour du Verbe, et en Sa mémoire ?  Pour l'initié, l'enfant arrive de telle sphère, par le moyen de tel aspect astrologique, en vertu de telles dispositions des phalanges spirituelles.  Pour le disciple de l'Évangile, l'enfant arrive du Ciel et parce que le Père l'a envoyé.  L'initié ne se trompe pas, pour son observatoire propre.  Mais le disciple est dans la vraie vérité; il voit les choses sous leur angle d'éternité; c'est lui qui a raison, absolument parlant.  Parents, admirer vos enfants, selon l'esprit; vénérez-les intérieurement; ce sont des êtres-précieux; ils sont translucides à la Lumière éternelle; ils ignorent tout de l'extérieur; ils sont ouverts, ils sont confiants, ils ne sont rien, et ils ont la force : un geste, un sourire, une petite plainte et tout le monde se précipite. 

     Ainsi, vu de la terre, apparaît le Verbe, et se manifeste dans le monde la Lumière.  C'est une petite lueur, qui semble courir çà et là, sans raison, sans but, sans utilité; elle va et vient, disparaissant dans cette caverne, tombant dans ce puits, voletant sur ces tourbières; personne ne peut l'atteindre; et si, d'aventure, elle touche quelqu'un, elle lui reste insaisissable.  Cependant, sans que nous, observateurs grossiers, nous en doutions, elle bouleverse, elle vivifie, elle réorganise, elle donne des ailes, et tout lui obéit. 

     Voilà pourquoi le Père aime les petits enfants.  Il a envoyé Son Fils, non pas pour augmenter la vigueur des forts, mais pour aider l'impuissance des faibles.  Le Père aime les petits.  C'est chez eux qu'Il dépose Ses dons les plus précieux.  Les médecines les plus actives s'extraient des herbes que chacun foule aux pieds, et non pas des grands arbres majestueux.  C'est pour un petit agneau que le pasteur laisse là toute sa bergerie.  C'est pour un pécheur converti qu'il éclate au Ciel plus de joie que pour le salut de cent justes.  C'est pour l'enfant prodigue que le patriarche tue le veau gras.  Et c'est l'ouvrier de la onzième heure que le maître favorise de sorte si injuste, humainement parlant. 

     Quelles explications donner à tous ces illogismes ?  Une seule, la même pour tous : c'est l'amour.  C'est le Père qui nous a tous créés; aux uns Il a donné des rôles moins ingrats qu'aux autres; ceux-ci, Il les a dirigés sur des routes plus commodes que ceux-là.  N'est-il pas évident qu'II aimera davantage ceux qui auront plus de travail, ou moins de facilités ? 

     Croyez-moi donc quand je vous affirme que, si le Père voyait l'âme innocente d'un de ces petits en danger, Il renverrait Son Fils S'incarner une seconde fois plutôt que de la laisser périr.  « La volonté de mon Père n'est pas qu'aucun de ces petits périsse.  » Et, pour concevoir toute la valeur de ce geste, souvenez-vous de l'immensité, de la complexité, de la quantité de mouvements et d'efforts que nécessita le voyage cosmique du Verbe depuis la création du monde jusqu'aux jours d'Hérode.

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     Les précisions ne manquent pas dans l'Évangile.  Enumérons-les au hasard des textes.  J'en trouve sept définitions. 

     D'abord, ceux qui procurent la paix.  La paix, c'est l'harmonie.  L'harmonie, c'est l'unité : non pas le un arithmétique, mais l'unité organique.  Le monde de l'unité, c'est le Royaume; et Dieu en est le roi.  Tout enfant imite son père.  L'enfant de Dieu s'efforce d'installer la paix autour de lui, comme il voit que le Ciel l'établit sur de plus vastes espaces.  Mais comment ?  Par cinq moyens dont l'emploi annoncera, proclamera précisément sa filiation divine, parce que ses moyens sont les méthodes mêmes du Verbe. 

     L'enfant de Dieu aime ses ennemis.  S'il leur rendait leur haine, il intensifierait le combat.  Mais il les aime; il ne veut pas qu'ils fassent mal plus longtemps, ni qu'ils se fassent mal davantage.  Il leur donne ce qu'ils réclament, tout ce qu'ils réclament : « Si on vous demande votre manteau, donnez encore votre tunique...  ».  Et le combat cesse faute de combattants. 

     L'enfant de Dieu bénit ceux qui le maudissent.  Et il imite en cela son Père doublement.  Maudire, c'est semer la mort; bénir, c'est semer la vie.  La mort et la vie sont même ici d'une espèce plus intense; car on peut détruire sans colère et faire croître sans amour.  Mais la malédiction ne part que poussée par la haine, et la bénédiction que soutenue sur les ailes de l'Amour.  Ainsi l'enfant de Dieu trouve la méthode la plus énergique de « rendre le bien pour le mal ».  Ceci d'ailleurs est sa formule par excellence.  Dans ces six mots se trouvent indiqués tous les mystères de la grâce, toutes ses énergies, toutes ses opérations.  Chacun de ces mots est un raccourci de mystères.  Chacune des vingt et une lettres de ces six mots est une porte à des arcanes.  La terre engendrera quelque jour des lignées de grands contemplatifs, analogue aux vieux rishis de l'Agarttâ, aux visionnaires vibrants de la Petite Assemblée Sainte, que les Anges de Jésus prendront par les cheveux et transporteront dans cet univers surnaturel, inconnaissable, incompréhensible, et insoupçonné jusqu'à l'ère chrétienne, et devant les yeux ravis desquels défileront les indescriptibles merveilles de l'Amour pur.  Cet univers, l'incarnation propre du Saint1esprit, les voyants que j'annonce l'exploreront, protégés contre l'éclat de ses soleils par les ailes de leurs guides; et, revenus ici-bas, ils entendront un sens plus clair, un sens plus vaste, un sens plus vivant, en relisant les paroles immuables de l'Évangile.  C'est alors que, dans les caractères d'une sentence connue : « Rendre le bien pour le mal », les autres hommes apprendront à découvrir toutes sortes de secrets.  Mais par des secrets ésotériques; pas des énumérations, des subdivisions, des classifications; pas des descriptions, ni des formules.  Des secrets vivants, des secrets qui seront comme des contacts, des entrées dans l'être même de l'Esprit, des baisers de l'Esprit, des ivresses versées par l'Esprit; et les coeurs se jetteront dans ces incandescences pour y mourir, pour y renaître, infiniment, indéfiniment, selon le mode ineffable de la Vie éternelle. 

     Parvenu à « faire du bien à ceux qui le haïssent , le disciple ne trouve plus de grandes difficultés.  Il peut prêter sans attendre rien en échange; sa fortune, son temps, sa science, sa sagesse, son coeur d'ami, tout cela et bien d'autres choses encore, il sait que cela ne lui appartient pas, qu'il n'en est que l'intendant.  Dirai-je que cette abnégation devient bientôt sans mérite ?  Pourquoi n'oserai-je pas dire cela ?  Si le disciple est un enfant de Dieu, ne possède-t-il pas la pleine certitude que son Père ne le laissera jamais manquer ?  C'est d'ailleurs parce que la foi nous enlèverait le mérite de l'effort, qu'elle ne nous est pas donnée. 

     L'enfant de Dieu « prie aussi pour ceux qui l'outragent » .  Il prononce trois prières.  La plus facile, c'est : Mon Père, je vous demande de pardonner à mes insulteurs.  La seconde, c'est : Mon Père, je vous remercie de m'avoir envoyé cette humiliation; je vous demande de ne pas en punir les auteurs.  La troisième prière, ce sera : Mon Père, je vous demande pour ces ennemis, mes bienfaiteurs, qui m'ont dit mieux que des amis ce que je suis, je vous demande de leur donner vos bénédictions et vos bienfaits. 

     Enfin, le dernier signe de l'enfant de Dieu, c'est qu'étant un ignorant selon la science humaine, il sache des choses « cachées aux sages et aux intelligents ».  Et ce privilège s'explique bien simplement.  Le savoir est quelque chose de substantiel.  Une notion occupe une place et dans notre pensée  - laquelle est un organisme circonscrit  - et dans notre cerveau.  Un grand nombre de notions peuvent donc remplir exactement ces organes, de sorte qu'aucune idée nouvelle ne puisse s'y insinuer.  Qu'avec cela le savant soit orgueilleux de sa science, il augmente sa pléthore mentale et ses congestions intellectuelles.  Il se rend incapable d'apprendre.  L'humble de Dieu  - il n'est pas toujours un ignorant, mais il croit l'être  - ,cet humble se garde les yeux ouverts.  Il regarde autour de lui, et il apprend.  Le savant orgueilleux ne regarde que soi-même et son savoir.  Si, enfin, le Père veut envoyer sur la terre une idée nouvelle, elle ne pourra descendre que dans une intelligence fraîche, neuve, reposée, aérée; il faudra que cette idée s'acclimate, se nourrisse.  Pour tous ces motifs l'enfant de Dieu est apte à cet office, parce qu'il est libre, ouvert, accueillant, parce que, en rapport constant avec le Ciel, il offre les moindres chances possibles de corruption à ce mystère nouveau-venu. 

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     Comment devenir un tel Enfant ?  Jésus nous le dit encore : « Laissez venir à moi les petits enfants, parce que le Royaume de Dieu est pour ceux qui leur ressemblent.  » « Il faut recevoir le Royaume comme un petit enfant.  » « Pour entrer dans le Royaume, il faut devenir comme un petit enfant.  »

     Cela, ce sont des orientations lointaines encore.  Remarquez que Jésus dit « un petit enfant », un enfant qui parle à peine, qui se tient tout juste debout.  Qu'a donc de si remarquable un tel petit être ?  Il est ignorant, il est innocent.  Il a pu être, sur cette terre ou ailleurs, un savant, un chef, un homme remarquable, aujourd'hui encore son âme se souvient des grandes choses qu'il a pu accomplir; mais lui a oublié tout cela, comme il a oublié les crimes qu'a peut-être perpétrés cette même menotte incertaine, et les blasphèmes sortis peut1être de cette pure petite bouche rose.  Il ignore, il oublie.  Ni le passé, ni l'avenir n'existent pour lui; il est entier dans la minute présente; c'est ce qui fait son élan, sa spontanéité, sa confiance et sa force.  L'enfant ne s'embarrasse pas de réfléchir; il ne se soucie point de l'opinion; il a la persévérance du désir unique; il sait ne vouloir qu'une seule chose à la fois; il vit dans l'unité.  Et, par là, il est la figure de toutes les forces simples, soudaines et précieuses qui s'envolent du tréfonds de nous-mêmes vers l'Absolu.  Comment acquérir, nous autres hommes, ces qualités ?  C'est difficile; le Christ nous en avertit : « Ce qui est impossible à l'homme et possible à Dieu »; et Il nous indique en même temps la voie : « Celui qui s'humilie comme cet enfant sera le plus grand dans le Royaume de Dieu ». 

     Le Royaume, le comprenez-vous, n'est pas dans une étoile, ou par delà une nébuleuse; ce n'est pas un monde a part parmi les astres invisibles.  Il est en nous; où que vivent notre corps, notre pensée, notre volonté, nos fluides, notre coeur peut habiter ce Royaume.  La vie éternelle est l'antipode de la vie créaturelle; comme la vie psychique de l'enfant est l'antipode de la vie psychique de l'homme fait. 

     Comprenez-vous qu'il faille l'aide du Père pour arriver à bout de cette tâche ?  Il s'agit là d'une mort de l'individualité et d'une renaissance définitive.  L'eau et l'esprit qui font renaître pour l'éternité n'appartiennent pas, ne peuvent pas appartenir à aucun des domaines de la matière ou de la force.  Ce qui nous rend capables de la vie divine, ce ne peut être que des remèdes divins.  Cette eau, c'est l'eau de la fontaine éternelle; cet esprit, c'est l'Esprit Saint.  Le difficile, c'est de subir ce lavage, de recevoir ce souffle, sans être à l'instant même volatilisé par le feu ardent qui palpite au sein de toutes les formes de la vie éternelle.  C'est un grave moment que ce dernier baptême.  C'est la certitude pour l'homme de la victoire finale.  Une assistance peu nombreuse mais magnifique participe à la célébration de ce mystère.  Le Verbe est là, avec Sa Mère à côté de Lui, et celui de Ses soldats qui fit germer autrefois, dans un coin de cet immense univers, les premières graines de Lumière au coeur du disciple.  Puis les anges gardiens : puis le cortège des démons tentateurs, et les images des grands travaux et des plus dures épreuves accomplis et soutenus par le récipiendaire.  Le Verbe vient à lui, verse sur lui l'eau de la Vie et, soufflant sur son front, lui communique l'Esprit. 

     A ce moment, tout ce qui pouvait subsister de mixte, de naturel, de cultivé, d'acquis dans la personnalité, toute sa mémoire, toutes ses expériences millénaires reste en deçà du voile.  Son coeur passe au delà, entre dans la Jérusalem céleste, reçoit une vie nouvelle.  Semblable au petit enfant, le régénéré ne se souvient plus de ses travaux; ses innombrables existences ne lui paraissent plus que des rêves imprécis; il a saisi la Réalité.  Il a laissé son vieux corps, ses vêtements usés; il a reçu un corps neuf, propre, pur, victorieux; il a laissé tous ses organes d'enquête et de recherches; le temps ni la distance n'existent plus.  Son lieu est dès lors le présent perpétuel; devenu incapable d'agir autrement que selon la volonté du Père, sa liberté atteint son entière vigueur.  Les obstacles, les ennemis, les retards n'existent plus pour lui.  Le mot impossible ne signifie plus rien.  Ayant achevé d'obéir au Père, le Père, en récompense, lui obéira dorénavant.  La présence divine lui est acquise, et la puissance divine aussi.  Reste-t-il dans le Royaume, son être y grandit sans arrêt, de béatitudes en béatitudes.  Demande-t-il à revenir sur l'un de ces mondes où il passa autrefois, il y apparait sur l'heure, mais en Maître et non plus en esclave.  Enfin, et pour tout dire en un mot, l'homme régénéré est un véritable Fils du Père, un nouveau Bien-aimé en qui le Seigneur met toutes Ses complaisances. 

     Quel est le chemin de ces splendeurs ?  Jésus l'indique : « Quiconque s'humilie comme un enfant sera le plus grand dans le Royaume des Cieux ».  L'humilité intérieure, non pas celle des paroles ni des attitudes; l'humilité véridique et sincère et profonde; la conviction de son propre néant; le goût de la dernière place; l'oubli de soi-même, le renoncement à soi-même, l'abnégation de soi-même.  Nous pouvons entrer dans cette voie; pour la parcourir, il faut qu'on nous y aide, qu'on nous y pousse, qu'on nous force d'y avancer.  Ce forcement, ce sont les épreuves, les persécutions, les tentations. 

     L'humilité est l'arme des conquêtes impossibles.  C'est l'élixir qui transmue les poussières de ce monde en joyaux incorruptibles; c'est le feu qui sait extraire du mal les essences précieuses du bien; qui change les diables en anges, et les enfants de la matière en fils de l'Esprit.  L'homme humble jouit dès maintenant de la paix éternelle et du bonheur immuable des élus.  Sa charité l'aurait-elle jeté au fond même de l'Enfer, qu'il continuerait à y goûter la présence divine et, par ainsi, changerait cet enfer en paradis.  L'homme humble est omniscient, puisqu'il sait qu'il ne sait rien, et qu'il a renversé les barrières de son intelligence.  Il est omnipotent, puisqu'il se croit un zéro, et que, dès lors, Dieu est tout en lui.  Et le glaive d'aucun ennemi ne peut l'atteindre, parce qu'aucune créature ne peut en haïr une autre que dans les bornes du Créé, et que cet homme parfaitement humble a dépassé ces frontières, s'est abstrait, s'est transfiguré dans l'Incréé. 

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     Je vous ai parlé plusieurs fois de l'homme libre, de cet être énigmatique dont le coeur est réellement le tabernacle de Dieu, et qui n'apparaît, dans un monde ou dans l'autre, que pour y réinstaller le règne de Dieu.  Cet homme est la réalité dont Jésus nous entretient quand Il nous parle de l'enfant.  « Celui qui est né de l'Esprit, dit-il à Nicodème, à ce docteur en Israël qui L'écoute sans Le comprendre, celui1là ressemble au vent qui souffle où il veut, dont on sent le souffle, mais personne ne peut dire d'où il vient ni où il va ». 

      

     L'homme libre agit comme il lui plaît; il ne reçoit d'ordres de personne; il guide et n'est pas guidé; il commande, il est obéi sur l'heure; aucun être ne peut ne pas lui obéir.  Quelques-uns le voient vivre et agir, mais sans comprendre; ses motifs sont indiscernables, son point de vue est inaccessible; son habitat spirituel est infiniment éloigné du nôtre, et cependant il vit parfois au milieu de nous.  Comme le vent, il va partout, il touche à tout, il pénètre tout; mais personne ne peut l'arrêter, personne ne peut le saisir, personne ne peut le capter.  Comme l'enfant, il est spontané, il est un, il aime la vie, il est optimiste.  Comme l'enfant aussi, il paraît tout petit, faible, isolé.  Énigme indéchiffrable au psychologue, au théologien, à l'adepte, l'homme libre ne se révèle qu'à ceux qui se sont engagés sur la route étroite qui mène sans détours vers le Verbe. 

 

     Et cependant cet être, d'apparence insignifiante, est le plus grand, le plus puissant, le plus riche des êtres créés.  Le Père met à son service autant de légions de serviteurs qu'il en désire; il suscite des enthousiasmes et des dévouements que la mort même ne peut tuer; il peut puiser à pleines mains dans tous les trésors, dans les trésors de toute espèce.  Enfin le Père lui a donné pleins pouvoirs sur le monde où il est descendu. 

     Suis-je parvenu à vous faire sentir l'intimité familière où vivent avec l'Ami Ses amis, avec le Père Ses enfants, avec l'Esprit Ses récipiendaires ?  Je crains bien que ma parole malhabile n'ait presque constamment trahi mon désir. 

     Vous souvenez-vous du Maître sorti du tombeau, tout resplendissant de Son double et immense triomphe sur la souffrance et sur la mort ?  Le Prophète S'est déjà laissé revoir à plusieurs : sous la forme du Jardinier à Madeleine, sous la forme du Pèlerin aux voyageurs d'Emmaüs.  Le voici sur le bords du lac de Tibériade; Ses disciples sont en bateau et pêchent.  Et le Ressuscité hèle Pierre : « Enfant, n'as-tu rien à manger ?  » Voyez-vous la lumière commençante du jour; le firmament rose, or et bleu; les eaux de nacres et d'opales; et les maisons sur la grève dont le premier regard du soleil transmue la chaux blanche en pierres précieuses; et la barque immobile sur le silence du lac que souligne le clapotis de toutes petites vagues ?  Voici une haute stature dont l'ombre violette sur le sable rend plus lumineuses les longues draperies.  C'est notre Jésus, notre Verbe qui, dès l'aurore du monde, donne à ce monde Sa chair pour nourriture et Son sang pour breuvage.  Et Il crie à Pierre : « Enfant, as-tu quelque chose à manger ?  » Paradoxe sublime de l'Amour, renversement inouï des rôles, révélation pathétique des rapports mutuels du Maître véritable avec Ses véritables disciples. 

     Pierre répond qu'ils n'ont rien trouvé.  Alors Jésus lui dit de jeter le filet sur la gauche; le filet se remplit de poissons; les apôtres le tirent sur le sable; et ils préparent tout de suite un repas commun. 

     Voilà bien  - pardonnez-moi de toujours dire les mêmes mots  - voilà bien le miracle de l'Amour.  C'est nous qui devrions nourrir le Verbe, en nous et hors de nous; Il pourrait bien remplir à l'instant et nous-mêmes et tout l'univers; Il ne veut pas; ce qu'Il veut, plutôt, ce qu'Il souhaite, c'est de ne grandir que par nos soins.  Et encore c'est Lui qui nous donne la force de cet effort, c'est Lui qui rend cet effort fructueux.  Nous n'avons qu'un minimum à fournir : simplement lancer le filet.  C'est Jésus qui le remplit.  Et, en Lui donnant à manger, c'est Lui qui nous nourrit, surabondamment. 

     Voyez encore ce tout petit sur les bras de sa mère; il grignote un gâteau et, d'une main hésitante, il place sur les lèvres maternelles quelques miettes de la friandise.  La mère se nourrit-elle de ces miettes ?  Non, mais c'est l'amour dont témoigne ce geste charmant du petit être qui la nourrit mystérieusement et elle y puise la force des longues veilles et de tous ces soins par quoi elle verse la vie longtemps encore après l'avoir déjà toute donnée à son enfant. 

     Voilà nos relations avec le Père.  C'est de Lui que nous tenons tout; et les miettes que nous Lui rendons, quoique salies, Le touchent tellement qu'Il nous redonne une seconde fois la vie, avec plus de magnificence et de force. 

     Dans l'oeuvre de notre salut, tous nos travaux les plus durs et les plus héroïques ne sont que des simulacres.  Nous sommes de petits enfants avec leurs jouets.  C'est Dieu qui fait tout. 

     Puissions-nous au moins acquérir les qualités vraies de l'enfance; puissions-nous, comme elle, nous attacher de tout notre être à Celui de qui nous tenons tout !