L'EUROPE DEVANT L'ASIE

      

     L'Orient exerce sur l'Occident  - depuis la fin du dix-huitième siècle  - une influence grandissante et qui s'affirme en ces présentes années.  Politique, sociologie, art, philosophie, tout, chez nous, jusqu'à la mode, jusqu'aux moeurs, devient de plus en plus asiatique.  L'invasion n'est plus militaire comme aux commencements de notre histoire  - peut-être ne l'est-elle pas encore  - ; mais elle envahit toutes les formes de la vie collective, elle trouve des auxiliaires nombreux aux portes de notre vieux monde, elle est déjà entrée chez nous. 

     Sans doute, dans un phénomène aussi complexe, le bon, le mauvais, le médiocre sont intimement confondus; violences barbares s'y mêlent aux aspirations idéalistes et les machiavélismes financiers aux soupirs des poètes; il faudrait d'immenses études pour analyser d'aussi vastes mouvements; je me permettrai donc de vous soumettre quelques remarques générales, dont vous tirerez vous-mêmes les applications particulières et pratiques

     La civilisation latine, la civilisation chrétienne se trouvent depuis une quinzaine d'années sur un point mort.  A mesure qu'elles avancent en âge, elles s'éloignent de leurs sources et elles courent le risque de s'égarer.  Les derniers papes ont vu le péril; ils le conjurent en ramenant leur troupeau vers le thomisme, philosophie la plus solidement construite et qui réalise le tour de force de faire servir la raison à démontrer les faits surnaturels, c'est-à-dire indémontrables.  Les catholiques instruits paraissent actuellement les seuls Européens à l'abri des infiltration orientales. 

     Les catholiques tièdes, les protestants, les rationalistes et les orthodoxes ne possèdent pas un système de certitudes intellectuelles.  Les premiers s'intéressent peu aux choses spirituelles.  Les seconds, vivant autrefois sur le dogme de l'infaillibilité de la Bible, sont déroutés par l'exégèse moderniste qui, découvrant dans les textes sacrés mille erreurs ou interpolations, prétend conclure de là qu'ils ne peuvent avoir été dictés par Dieu.  Accoutumés au libre examen, à l'exercice rigoureux de leur raison, attribuant la plus grande importance à la vie actuelle, à la dignité humaine, à la liberté de conscience, imbus de ce sentiment de la valeur personnelle que leur donne l'habitude de prendre des responsabilité;s, les protestants contemporains se trouvent surpris en face des choses qui dépassent la raison ou la science, comme les faits merveilleux de l'ascétisme oriental; ils s'étonnent de l'indifférence à la mort que manifestent les Asiatiques et de leur passivité, de leur humilité extérieure; estimant que chacun est libre de ses opinions, ils en viennent vite à accepter puis à défendre  - les théories prématurées que l'Orient présente comme certaines; et, à force de se croire, par leur sens pratique, par leur énergie, par leur goût de l'effort, à l'abri de toute surprise, ils donnent facilement dans les panneaux des sophismes  - pourvu qu'une teinte humanitaire ou exotique les colore. 

     Ainsi, les nations germaniques et anglo-saxonnes, dont le sens réaliste très vigoureux s'exerce d'abord sur le concret de la vie, devant le mystère qu'elles ne peuvent pas saisir perdent leur contrôle et leurs nerfs alors les désarment.  De plus, soumises à une discipline sociale rigide, embrigadées de toutes manières et aimant cela, elles goûtent  - par contraste  - les poèmes de pitié, de douceur, de tolérance que l'Orient leur offre; et ces multitudes inconnues leur paraissent n'être faites que de lyriques artistes, que de doux travailleurs, que de princes compatissants.  Hélas !  quiconque a vécu là-bas sait bien que les hommes de l'Asie ne ressemblent point à leurs livres. 

     Les Latins.  moins armés pour le terre à terre, sont plus lucides dans le domaine spéculatif.  Depuis 1789, le Français a perdu bien des illusions humanitaires, égalitaires ou libertaires.  « Un bon : tiens, pense-t-il, vaut mieux que deux : tu l'auras ».  Et les aventureux utopistes étrangers le trouvent conservateur, petit bourgeois et rétrograde; sans doute il paraît ainsi dans l'ordinaire; mais il a souvent montré que l'extraordinaire ne le prenait jamais au dépourvu. 

     Quant aux peuples slaves, ils sont encore à moitié asiatiques.  Sauf dans la catholique Pologne, le christianisme, chez eux, s'alanguit facilement en pieuses rêveries.  Les Russes ressemblent à des adolescents avides de vivre, ivres de théories, sans contrôle sur leur imagination; ce sont, en tant que collectivité, des jouets aux mains des profonds diplomates du vieil et discret Orient. 

     Aucun critique ne paraît avoir vu combien Tolstoï est responsable de la crise actuelle de son peuple, parce que tous le croient chrétien.  J'admire ses magnifiques facultés littéraires; mais je déplore la bonne foi, d'autant plus désespérante qu'il fut une intelligence d'élite, avec laquelle il prend toujours, à propos du Christ, le contre-pied de la vérité.  Ses rouages mentaux fonctionnent bien, mais trop facilement à rebours, et ils restent dans une dépendance complète de l'état momentané des nerfs, de l'humeur, de la passion. 

     En somme, outre l'inquiétude économique qui étreint aujourd'hui l'Europe, une angoisse morale et spirituelle la pousse à chercher partout une directive et un appui; les âmes religieuses attendent plus que jamais la descente d'un Sauveur universel.  Les catholiques retrouvent leur équilibre en revenant aux disciplines du culte liturgique et de la théorie thomiste; les spiritualistes indépendants de toutes nuances espèrent un retour du Christ, dont ils accommodent la forme à toutes les sauces de l'ésotérisme; les intellectuels pensent que le Sauveur de l'humanité, ce sera l'humanité elle-même, parce que le salut ne serait qu'en nous seulement.  Ce sont les catholiques qui se trouvent au plus près de la vérité; spiritualistes libres et intellectuels indépendants devraient comprendre que la Nature, l'Homme et Dieu vivent tous les trois et que le salut ne peut venir que d'une harmonie entre ces trois; Dieu étant toujours prêt à nous tirer du fond des enfers, c'est l'Homme qui doit aller vers Dieu en entraînant toute la Nature avec lui.  En d'autres termes, le salut n'est pas en l'Homme, il est en Dieu seul.  Mais un salut obligatoire et fatal serait un non-sens; Dieu ne nous sauve que si nous le Lui demandons par une tenue de nous-mêmes qui soit un appel constant vers Lui. 

     Or, c'est l'Évangile qui exprime le plus clairement ces idées-là.  L'adepte, conquérant de pouvoirs mystérieux et de connaissances sublimes, géant de la volonté, conseiller prestigieux, ne peut cependant sauver personne; il ne peut transporter personne du fini dans l'infini, car lui-même n'est parvenu qu'à la cime de ce fini.  Le salut de notre race, notre salut individuel, c'est le Christ seul; Il ne demande que le sacrifice.  Ses conseils sont des actes et, descendu de l'infini, Il peut seul y rentrer avec nous comme il Lui plaît; Lui seul procure la paix sociale, la paix internationale, la paix intérieure. 

     Toute théorie selon laquelle la clé des énigmes, la solution des problèmes, le remède aux maux ne se trouvent que dans l'homme, tout subjectivisme est un poison subtil qui nous arrive d'Orient.  Au contraire, l'homme seul n'est rien, ni ne peut rien; il ne commence à valoir quelque chose que le jour où il se renonce pour laisser en lui le plus de place à Dieu. 

     Une autre erreur, de même origine, prétend que l'homme parviendrait à la perfection de la science et de la puissance s'il laissait plus largement agir en lui les forces subtiles de la Nature, les esprits, les génies, les dieux.  Non, l'Homme ne doit pas suivre la Nature; il doit la servir, oui, l'aider à se développer, mais en la conduisant à Dieu. 

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     On peut dire, d'une façon générale, que ces deux grandes illusions se retrouvent à l'origine de tous les systèmes religieux ou philosophiques de l'Orient actuel.  L'islamisme en paraît à peu près indemne à cause de sa rigueur monothéiste; pour le pur musulman, il y a Dieu seul; tout le reste n'est que fumée; Dieu Se mêle de tout, des plus petites choses même, et rien ne se produit que parce qu'Il le décrète expressément.  Toutefois, parmi les Soufis, on rencontre des partisans de toutes les théories imaginables. 

     Aussi, les agents de l'Asie en Europe, ses éclaireurs, ne sont pas des musulmans; ce sont les Juifs, les peuples slaves et germaniques.  Une bonne partie des premiers, séduits par l'intellectualisme, ont perdu leur foi religieuse; mais, athées ou croyants, leurs facultés remarquables d'assimilation, leur ardeur à conquérir, leur goût de la richesse et de la célébrité aiguisent en eux une clairvoyance à demi intuitive qui les guide aussi bien dans la conduite d'entreprises financières que dans le choix des théories, en politique, en art, en philosophie, appelées à obtenir demain les suffrages de la foule.  Journalistes, romanciers, gens de théâtre ou de finance, peintres, musiciens, parlementaires, leur sens aigu des réalités, leurs nerfs frémissants, leur intelligence prompte, leur aide à saisir les découvertes, tout cela fait qu'ils prennent fige d'initiateurs et de novateurs alors qu'ils sont simplement des utilisateurs.  Mais, à quelque problème qu'ils s'attaquent, le curieux, c'est qu'entre plusieurs solutions, ils proposent toujours, et presque toujours imposent la solution antichrétienne, anti-latine, anti-française. 

     Et, cependant, on rencontre en assez grand nombre des Juifs qui aiment la France et qui se sont battus pour elle, des Juifs plus charitables que bien des Catholiques, des Juifs dont l'amitié est sure.  Mais le génie d'Israël reste, en somme, l'ennemi du génie celtique, et il lui apporte tout ce qu'il peut recueillir sur la terre qui lui soit nuisible. 

     Toutefois, je n'insinue point que la race celtique soit parfaite; elle a ses défauts, assez visibles, hélas !  mais elle possède, inné, le sens du divin, tandis que les autres races ne possèdent que le sens du métaphysique, de l'abstrait ou du merveilleux. 

     Quant à l'Allemagne, encore que des antisémites s'y manifestent de temps à autre, elle a toujours aimé l'Orient, et elle l'accueille aujourd'hui plus que jamais.  En 1919, Curtius constatait que la France intellectuelle n'intéressait plus l'Allemagne, mais que celle-ci se tournait vers la Russie, l'Inde et la Chine, et qu'elle espérait désormais de leur collaboration une « conscience asiatique de la synthèse universelle ».  Ceci ne surprendra pas, puisque la majorité des Allemands actuels ne sont plus chrétiens que de nom. 

     Un autre essayiste, que l'on qualifie de mystique, M.  Maeterlinck, affirme que le lobe oriental du cerveau humain contient un idéal moral, et le lobe occidental un idéal matériel, que ce dernier est en train de perdre l'humanité, qu'il n'est que temps de donner la primauté au premier.  Quand on a lu une histoire de l'Asie, on s'aperçoit que des fleuves de sang y ont coulé, depuis toujours et partout; M.  Maeterlinck ignore-t-il Gengis-Khan, Tamerlan, Khoubilaï, Aureng-Zeb, les guerres civiles du Japon, de la Chine, de la Perse ?  Ignore-t-il qu'aujourd'hui même on s'empoisonne couramment à Pékin, à Canton, à Hué, à Bénarès, dans l'Inde entière, à Lhassa.  à Ourga ?  Et que les empoisonneurs sont presque toujours des prêtres : bonzes, lamas ou brahmanes ?  Devant l'âme asiatique, la perversité européenne n'est qu'innocence et candeur. 

     Certes, cet Orient contient des trésors et d'inépuisables réserves.  Que nous admirions ses flammes, ses longs battements d'ailes et ses mélancoliques sourires, que nous enrichissions notre art de ce que nous offrent ses beautés, que nous nous unissions aux voeux humanitaires et idéalistes de ses poètes : certes, oui, et de tout coeur.  Mais, parce qu'il nous dévoile ses splendeurs, ne les acceptons pas toutes à l'instant pour belles ou pour vraies; examinons d'abord.  Accueillons les fruits et les fleurs de cette vieille terre, où la science actuelle prétend retrouver notre patrie; offrons à notre tour nos richesses;mais ne nous livrons pas d'abord, pieds et poings liés. 

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Évidement, la vie terrestre tout entière n'est qu'une bataille innombrable, incessante et, pour les coeurs généreux, désespérante.  Luttes entre individus, entre familles, entre peuples, entre nations, entre races; luttes militaires, économiques, philosophiques, religieuses, toutes ne sont, aux yeux du voyant, que les prolongements de luttes invisibles, encore plus complexes; et celle1ci, à leur tour, que les péripéties d'une bataille perpétuelle que le Prince des Ténèbres a engagée, dès l'origine, contre le Seigneur de Lumière et qu'il plaît à ce dernier de soutenir constamment.  La raison de cette bataille primordiale constitue le grand mystère de l'existence, mystère caché à tous, sauf au Fils et à ceux de Ses très rares soldats qui en ont reçu la révélation.  Cette bataille est un paradoxe incompréhensible pour nous autres simples mortels, Le Christ, en effet, qui pourrait remporter la victoire à tout instant, laisse Son Adversaire triompher, Se laisse meurtrir par lui, laisse même Ses soldats subir sa fin, dirait-on, les coups et les blessures.  Le Prince des Ténèbres combat avec sa révolte et sa colère; le Seigneur combat avec Sa douceur et Son amour; et, pour vaincre, Il attend le jour où Son ennemi, qu'Il aime, se rendra en reconnaissant son erreur immense.  Alors la création aura atteint son but, et le Fils de l'Homme fera de la terre un ciel. 

     Cette triple série de combats, dont l'enchevêtrement est inextricable, l'histoire n'en connaît que le côté le plus extérieur.  Les livres sacrés, si on les interprète dans leur symbolisme ethnographique, en laissent apercevoir quelques péripéties plus secrètes.  Mais le côté spirituel de ces luttes ne peut être connu que par induction, ou par intuition, et pour quelques épisodes seulement.  Il faudrait, pour cette tâche, un historien de génie qui sache retrouver, derrière les faits, leurs causes sociales, mentales et morales.  Et, comme tout se tient dans la vie, comme la méditation de quelque solitaire perdu peut déclencher au bout d'un siècle une crise politique à mille lieues au loin, l'histoire véritable du monde reste inconnue.  Mais que cet aveu d'impuissance nous serve au moins à nous tenir en garde contre les suites possibles d'une idée en marche, quelque sublime qu'elle paraisse, si nous la trouvons contradictoire avec la parole du Christ. 

     Chaque race contient, dans son âme collective, sa propre culture, sa politique, sa philosophie, sa religion, qu'elle reçoit en germe, avec sa vie physique, des mains de son génie, et que son ange gardien modifie ultérieurement selon les ordres de Dieu.  Il en est de même pour chaque peuple, chaque tribu, chaque cité; toutes ces lumières partielles se mélangent, s'opposent, se combinent, se dissocient à nouveau, de sorte qu'au bout d'une certaine période, actuellement par exemple, chaque état social, depuis sa population jusqu'à son idéalité, contient un peu de chacun des autres états sociaux; chaque système de concepts comporte des emprunts à tous les autres systèmes. 

     Comment se reconnaître dans une telle mêlée de faits et de courants contradictoires, comment y saisir quelques directions générales pour orienter nos opinions et notre conduite ?  Vous discernerez facilement, dans ce qui me reste à vous dire, les principes de l'Évangile. 

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     La première chose à faire, pour le sujet spécial qui nous occupe, serait d'abord de connaître l'Orient de la façon la plus exacte et la plus complète.  Quel Européen peut s'en vanter ?  Comparez, par exemple, les traductions que Stanislas Julien, Alexandre Ular, et Matgioi ont faites du Tao et du Te de Lao-Tseu; celles que Burnouf, Max Muller, Sénart, Oldenberg, Besant ont données de divers textes sanscrits; quelle est la bonne ?  Ou seraient-elles toutes bonnes ?  Quant à la pensée musulmane, elle nous est plus proche; elle ressemble à notre scolastique, comme la dévotion du Soufi ressemble à peu près à la dévotion de nos moines. 

     Mais la connaissance livresque ne suffit pas; quand nos savants auraient dépouillé les millions de rouleaux qui dorment dans les cryptes des temples et dans les cavernes, tout le long de l'Inde, du Thibet, de la Mongolie, de la Chine, il resterait encore à pénétrer l'âme, les âmes de ces multitudes. 

Cela, le temps seul et les rapports créés par les voyages, les explorations, les migrations peuvent le faire.  Et si, d'une part, l'Évangile nous ordonne d'accueillir toute créature, de l'autre, il nous recommande de veiller. 

     Nous sommes une race un peu lasse déjà; nous prêterions assez volontiers l'oreille au doctrines du non-agir, de l'abstention bouddhique, de l'immergence brahmanique, surtout notre élite.  Et l'élite dans les civilisations mûries n'est déjà que trop portée à l'inaction et au scepticisme.  La foule, ce qu'il faut craindre pour elle, ce sont les vulgarisations qu'on lui offre des grandes métaphysiques orientales; elles donnent une image infidèle de Krishna, de Lao-Tseu, du Bouddha, aussi infidèle que les portraits tracés du Christ par Renan ou par Tolstoï.  Cela est dangereux, parce que l'homme qui n'a pas l'expérience des désillusions du Savoir donne aux livres toute la foi qu'il retire aux réalités religieuses, et accepte tout, sans aucune critique, pourvu que cela concorde avec ses besoins cérébraux du moment. 

     Si vous ne pouvez pas aborder les sources, ni les textes originaux, tenez-vous en aux livres des savants indépendants, qui ne font ni polémique, ni controverse, ni apologie, qui exposent simplement les faits.  Si vous songez que nos programmes universitaires n'indiquent aucune étude de la philosophie orientale, vous comprendrez qu'une jeune intelligence soit ravie quand elle rencontre Sankaracharya ou Patandjali, ravie et sans défense. 

     Une fois au courant des choses de l'Asie, la seconde besogne consiste à les examiner impartialement.  Et l'on sait, lorsque nos goûts, nos tendances, nos désirs obscurs sont en jeu, combien l'impartialité est difficile. 

     D'une façon générale, l'Europe s'aperçoit qu'il existe des civilisations magnifiques, parées de tous les prestiges de l'intelligence, de l'art, du savoir le plus mystérieux.  Qu'elle ne fusille pas d'abord ces personnes resplendissantes, mais qu'elle ne se roule pas non plus à leurs pieds.  Causons, en échangeant les politesses, les coupes de vin, les tasses de thé, mais gardons notre présence d'esprit. 

     Il faudrait que nos cervelles analystes d'Europe comprennent que des correspondances profondes existent entre la religion d'un peuple, son climat, sa physiologie, son statut social, son art, sa philosophie, ses moeurs, sa vie économique; et que la santé de ce peuple, son bonheur, dépendent de l'harmonie de ces correspondances. 

     Par exemple, que l'on admette une divinité impersonnelle, cela implique, comme fin dernière de l'homme, sa fusion dans le grand Tout; alors la religion et le culte, le mode de connaître, la qualité du savoir, la façon de sentir changent; le système social, le droit, les lois changent.  Je m'excuse de dire des choses aussi simples, mais tant de personnes instruites ne conçoivent pas ces rapports et jamais les chefs de l'humanité ne sauront trop combien le monde moral conduit, sculpte et crée le monde physique. 

     Un exemple maintenant de la crédulité occidentale.  Vous connaissez Gândhi, l'apôtre social des Indes; il prêche la non-résistance au mal, doctrine du Christ : « Quand on te frappe sur la joue gauche, tends encore la droite ».  Mais Jésus s'adresse à ceux qui sont attaqués injustement et non pas à ceux qui, par leur faute, ont provoqué l'animosité d'autrui.  Or, les milliers de misérables qui vivent dans l'Inde sans, comprendre la mentalité anglaise et que leurs maîtres traitent en prolétaires, si on les traitait en égaux, il serait impossible non seulement d'en tirer le moindre travail utile, mais encore de les préserver de leur propre impéritie, de leur propre paresse.  Il en va de même avec les noirs d'Afrique.  On ne peut pas sérieusement prétendre que les Anglais oppriment et exterminent délibérément les Hindous, pas plus que les Français les noirs.  Tout colon n'est pas un saint, certes, et on peut blâmer quelques-uns de leurs procédés; mais il n'y a pas beaucoup non plus de saints ni dans l'Inde, ni en Chine, ni au Soudan.  Gândhi condamne l'Occident en bloc; bien sûr, il est d'Orient; il ne voit pas que le détachement du sage, son indulgente pitié, sa douceur, toute cette beauté intérieure n'est possible qu'à une minorité; dans la foule, ces vertus dégénèrent en paresse, en veulerie, et, il faut le dire, en crapuleries. 

     Les Juifs étaient également sous la domination des Romains; dans un cas analogue, qu'est-ce que le Christ leur dit ?  « Rendez à César ce qui appartient à César ». 

     Rabindranath Tagore jouit d'une célébrité universelle; c'est un grand poète, certes; il est beau, il est humain à la fois et olympien, sa vie est décorative, il offre avec le type de l'homme de lettres européen le contraste le plus net.  Toutes ces supériorités n'empêchent pas de saisir les points où il se sépare du Christ; ils sont nombreux et on les découvrira facilement à la simple lecture de ses livres.  Qu'il fasse oeuvre utile et belle, c'est évident.  Mais ne le tenons pas, pour cela, ni lui ni d'autres grands sages orientaux, pour infaillibles, ni pour omniscients.  Ils ne sont tout de même que des hommes et, avant de les suivre, examinons bien si, d'aventure, notre patrimoine chrétien ne contiendrait pas d'aussi purs joyaux, peut-être même de plus purs. 

     Je ne veux pas me faire le contempteur de l'Asie; elle possède des trésors dont les plus beaux nous restent encore ignorés.  Nous avons à apprendre d'elle, beaucoup à apprendre dans les domaines intermédiaires entre le physique et le divin; mais rien de parfait n'existe ici-bas, et nous devons, avant de porter un fruit à notre bouche, nous assurer si, malgré son apparence magnifique, il ne serait pas vénéneux.  Si nous étions de vrais chrétiens, de purs disciples, nous n'aurions aucun besoin d'elle; mais nous sommes à moitié idolâtres; nous sommes compliqués; une nourriture pure, une nourriture simple, nous ne l'assimilerions pas.  Je parle ici de la généralité, non pas de vous qui connaissez le Christ. 

     Les multitudes asiatiques sont profondément, involontairement, inconsciemment religieuses, c'est-à-dire qu'elles, portent en elles des certitudes indestructibles : l'existence d'un univers invisible, le caractère provisoire de la vie terrestre, les corrélations du spirituel et du physique.  Tout cela, le catholicisme le possède; mais l'Européen s'en laisse plus difficilement imprégner parce qu'il est plus jeune et qu'il n'a pas, encore subi un nombre suffisant de désillusions. 

     L'Asiatique est vieux; il professe le scepticisme souriant de sages vieillards; l'Européen croit à la valeur de l'acte parce que c'est un acte : il aime le mouvement; l'autre préfère le repos.  Si nous étudions l'Orient avec notre sensibilité seule, nous serons séduits.  Si nous l'étudions avec notre seul sens critique, nous ne le comprendrons pas et nous ne l'utiliserons pas.  Il faudrait, pour emprunter une formule paulinienne, que nous l'étudions « en Christ », à la lumière du Christ, avec notre intelligence, avec notre âme, et aussi avec le sens vif de la réalité.  Et tout se résume en ceci : c'est que nous, Occidentaux, nous devons travailler de toutes nos forces physiques à toutes les besognes matérielles; de toutes nos forces sentimentales à toutes les besognes esthétiques; de toutes nos forces intellectuelles à toutes les besognes scientifiques et philosophiques; de toute notre volonté à toutes les besognes spirituelles.  Cela, c'est le côté réaliste du problème.  Mais, en même temps, gardons la conscience profonde que tous ces labeurs, si merveilleux qu'en soient les fruits, si admirables qu'en soient les énergies, nous n'en venons à bout que parce que les facultés  - grâce auxquelles nous les conduisons à bonne fin  - ne sont pas à nous, mais nous viennent de Dieu.  C'est toujours la parabole des Intendants. 

     Notre race blanche a vécu jusqu'ici dans l'ardeur des découvertes, des conquêtes et des initiatives; elle a pénétré partout, elle s'est tout asservi : peuples étranges et forces inconnues, secrets de la matière, arcanes de la pensée.  Elle ne s'est plus souvenue de la promesse de son Christ : « Cherche d'abord le Royaume de Dieu et sa justice, et toute chose te sera donnée par surcroît.  » Si elle n'avait cherché que l'accomplissement des desseins providentiels, au lieu d'obéir à sa curiosité cérébrale, ou à sa cupidité, elle aurait reçu, gratuitement, la maîtrise de forces, de secrets, de mystères qu'elle ignore totalement aujourd'hui. 

     L'ennemi du Christ a bien vu l'erreur des Blancs.  Voici un demi-siècle qu'il mobilise l'âme de l'Asie, parée de ses prestigieux attraits, enveloppée de parfums, vêtue des splendeurs artificielles de l'Ésotérisme, beaucoup plus fascinantes que la nudité de ses métaphysiques.  Les peuples slaves, germains, anglo-saxons, leurs qualités même les exposent  - par réaction  - à des excès de confiance; ils se laissent prendre les premiers à ces charmes de poésie, de douceur, de tolérance et d'impassibilité.  Les Latins, maintenus par leur traditionalisme, qui les préserve d'une foi trop aveugle en eux-mêmes, se défendent un peu.  Mais prenons garde. 

     Ce fameux péril jaune, dont sourient beaucoup d'hommes d'État, peut-être ne viendra-t-il pas que de la Chine.  Peut-être l'Asie tout entière nous submergera-t-elle, après nous avoir endormis par sa beauté, par sa philosophie, par ses mystères.  Je dis : peut-être.  Car tout est possible, et rien n'est impossible.  Mais, dans l'inquiétude de ces troublantes conjonctures, ne devons-nous pas, sans idées préconçues, sans hostilité, mais d'un regard lucide et avec la simplicité la plus loyale, éprouver au creuset des paroles christiques toutes ces magies charmeresses que le vieil Orient présente au jeune Occident ? 

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     Dès 1890, la Mongolie  - comme le Thibet  - ont été avertis d'un règne asiatique pour 1940, après des catastrophes et des cataclysmes effroyables.  Dès 1908, les derniers des lamas parlaient de la guerre de 1914.  Non seulement les Jaunes, mais les Indous aussi attendent leur triomphe sur toute la terre, triomphe que les plus sages d'entre eux désirent pacifique, mais qu'ils savent ne pouvoir se réaliser sans des luttes sanglantes où un nouveau Tamerlan conduira leurs peuples à la victoire.  C'est en vue de cette formidable migration que, depuis 1920, les clergés asiatiques prêchent à leurs divers troupeaux l'unité de tous leurs dieux et la fraternité de tous leurs fidèles. 

     Nous accueillons les hommes de l'Est qui viennent s'instruire à nos universités.  C'est très bien; mais, parmi la foule de ces étudiants, assidus le jour à la Sorbonne, appliqués le soir avec la même obstination à nos élégances, ne s'en trouve-t-il pas qui rapportent à leurs princes ou à leurs prêtres toutes sortes de renseignements ?  J'en ai bien connu quelques1uns qui menaient, en apparence, la vie la plus mondaine, mais qui dépensaient sans compter pour obtenir des informations diplomatiques ou militaires; il y en a d'autres du même acabit, nécessairement. 

Ne nous effrayons pas toutefois; de tout temps les agents secrets ont travaillé de nations à nations; il y avait des Européens dans l'Asie mineure et dans l'Inde dès Charlemagne; comme il y avait chez nous  - à la même époque  - des émissaires jaunes sous des habits de marchands.  L'Europe s'est développée malgré cela.  Mais, sans voir partout des espions de mystérieuses sociétés secrètes, ne tenons pas non plus, tout étranger pour un noble rêveur humanitaire et idéaliste.  Soyons raisonnables. 

     A ces périls possibles - peut-être suis-je pessimiste ?  - , à ces périls possibles il n'y a qu'une précaution : c'est que dans notre Europe, dans notre France maternelle se constituent et se développent des groupes essentiellement, purement, totalement chrétiens; des communautés, non pas sociales, puisque l'on ne doit pas constituer un État dans l'État, des communautés spirituelles dont tous les membres soient des chrétiens et ne soient que des chrétiens; des centres moraux, des centres mystiques, où l'on obéisse tellement bien à Jésus qu'Il soit pour ainsi dire obligé d'y faire descendre Son Esprit et d'y reproduire, en petit, une image du Royaume de Son Père. 

     Vos groupes, mes Amis, vos comités, vos permanences, vos réunions, sont destinés à devenir les germes de tels centres.  Vous avez déjà bien travaillé en profondeur.  Continuez votre patient effort, et ne craigniez rien.  Vous n'avez pas de gestes publics à faire, ni de polémiques, sauf s'il s'en trouvait parmi vous dont la profession soit de philosopher.  Et même, si vous avez à discuter, que toute votre argumentation soit un simple exposé de vos principes.  Dites à votre interlocuteur : « Je crois au Christ, Fils unique du Dieu vivant; vous, votre opinion est différente; mais, puisque votre Dieu comme le mien vous ordonne également la charité, mettons-nous d'accord sur cette règle de l'amour du prochain ». 

     Car, s'il y a projet de conquête, elle commencera, elle est commencée au nom de la fraternité; les sociétés secrètes ont plusieurs plans simultanés, différents et convergents.  On sera en face de géants dans l'intellect, dans le militaire.  Nous nous défendrons en nous mettant plus haut qu'eux : dans le surnaturel. 

     Le service du Ciel est une vie tellement féconde, tellement riche, tellement profonde que, si petit que soit l'objet actuel de l'activité du disciple, tous les autres objets possibles, de cette activité en reçoivent un bénéfice.  Ainsi, la moindre privation que vous vous imposez pour faire plaisir à n'importe qui, peut servir à votre ville, à votre pays, à votre race, peut être transmuée par les Anges en une force pour un citoyen, en une lumière pour un chef, en une beauté pour un artiste.  Vous entendez parler d'une mauvaise doctrine ou d'un faux thaumaturge, procédez comme pour les malades ou les malheurs que vous désirez améliorer.  Imposez-vous un sacrifice connu de vous seul et priez.  L,e Ciel peut aussi bien redresser une erreur que guérir une typhoïde. 

     Vous savez que ce que je vous dis là est vrai.  Je ne fais que vous rappeler ce que vos âmes connaissaient avant qu'elles ne quittent l'Éternité antérieure, leur patrie.  Je suis donc certain qu'en nous séparant tout à l'heure se répandront avec vous, sur le sol de notre patrie et de notre race, les secours innombrables et multiformes que le Ciel présente avec surabondance aux êtres de bonne volonté.  Attachons-nous à cette besogne : il n'en est pas, de plus profondément humaine, parce qu'il n'en est pas de plus divine.