LES  SAINTS 

  
  
   Je veux vous parler des saints, aujourd'hui, dans une intention de justice.  Il y a un demi-siècle, la psychologie officielle les traitait d'anormaux.  Dans vingt ans, entraînée par les William James, les Boutroux et les Bergson, la même psychologie officielle expliquera les saints par le moi subliminal et l'influence d'un univers invisible.  Les deux théories sont également précaires.  Les saints ne sont pas des détraqués; ce ne sont pas non plus des mages.  Ce sont des hommes qui cherchent Dieu dans la sincérité de leur âme; par conséquent, c'est Dieu qui leur répond - qui est obligé de leur répondre - et ils L'entendent dans la mesure où ils peuvent chacun saisir Sa voix.  

 Parmi la foule des saints catholiques, plusieurs ont été canonisés, il faut bien le dire, pour d'autres raisons que les raisons spirituelles, mais tous restent admirables par l'un ou l'autre des caractères de leur personnalité.  Pour la plupart, ils sortent du peuple, et surtout du peuple de la campagne : pâtres, 
 paysans, ignorants.  Dieu l'a voulu ainsi parce qu'ils avaient à dire et à faire des choses qui dépassent l'humaine capacité; il ne fallait pas que rien, en eux, fût envahi par la courte sagesse humaine.  

 C'est leur coeur surtout que je voudrais vous faire voir, les drames secrets de leur conscience et les fleurs semées par leurs mains bénies sur les routes moroses où se traîne l'humanité.  
 

 * * *
 
 Chaque époque, chaque organisme collectif, que ce soit un ordre religieux ou un centre social, présente des bas-fonds et des sommets.  Passer des uns aux autres, c'est l'affaire de la force évolutive que toute créature reçoit en naissant, c'est le parcours de la grand'route, large, plane, à pente douce.  Mais cette route est longue; de temps à autre un raidillon s'en détache, qui évite une courbe, à condition que le voyageur pressé ait de bonnes jambes.  Ainsi, dans la montagne, il y a la route des voitures, puis le chemin muletier, plus raide; et puis encore la piste du contrebandier, qui va tout droit, mais fatigante et dangereuse.  

 Les saints prennent l'une de ces deux coursières.  Éclaireurs, découvreurs, entraîneurs, professeurs d'énergie, de l'énergie la plus haute et la plus pure, le monde entier reçoit de leur présence quelque chose d'inestimable; chacun peut tirer d'eux, par l'admiration consciente et réfléchie, une force additionnelle ou un exemple.  

 L'humanité comprend mal ces êtres d'avant-garde.  On se demande pourquoi ils sont si pressés; on a bien le temps; si Dieu nous attend, et encore, est-ce bien certain ?  Il a tout l'avenir pour Lui; et puis il y a tant de choses intéressantes autour de soi, tant de petits plaisirs, tant de petites beautés.  

 C'est que nous, la foule, n'aimons que ce qui reste à notre niveau, un peu en deçà, un peu au delà.  Les criminels et les saints nous sont également antipathiques; les premiers effraient cette honnêteté banale qui n'est souvent que la peur du gendarme; les seconds nous agacent; ils ne sont pas raisonnables; ils ne sont pas comme il faut; l'on préfère un homme habile, qui sait faire fortune en louvoyant avec adresse à travers les passes légales, un philanthrope verbeux, respectable, prudent, qui ne commet pas d'excès de zèle et qui n'oublie pas de se faire décorer.  

 Or les normaux, les équilibrés, les juste-milieu ne créent rien; ils sont la glaise.  Pour pousser les hommes, il faut être fou; il faut se sentir, à volonté, la puissance de voir le monde autrement qu'il n'est, tel qu'il devrait être.  Il faut s'halluciner, disent nos psychologues, qui ne veulent pas que l'hallucination soit toujours réelle, parce qu'elle correspond toujours à quelque chose d'extérieur.  Il y a mille folies où se jeter dans l'existence : la folie du dévouement, la folie de l'art, celle de la science, celle de Dieu.  

 Ce sont les fous de Dieu les plus fous; ce sont eux les sages véritables.  

 Voilà un aspect du mystère du coeur des saints.  
 En voici d'autres.  

 Qui nous dit que tel annonciateur lumineux des choses du Ciel ne fut pas, dans la nuit des siècles antérieurs, quelque part dans l'univers, ici même peut-être, un bandit effroyable ?  L'image du monde que nous construisons est bien étriquée.  Cette terre nous paraît cruelle et laide.  Mais, derrière elle, il y a d'autres terres plus immondes.  Tels meurtriers nous semblent des monstres : ils furent des saints sur un astre plus ténébreux; tels saints nous paraissent véritablement d'une irréelle pureté : ils ne seraient peut-être que criminels sur des astres plus sublimes.  

 Car la science nous montre dans l'espace physique des amplitudes inconcevables.  Vous vous souvenez des nombres qui mesurent la grosseur et la distance des étoiles.  Pourquoi des échelles analogues n'existeraient-elles pas dans l'ordre intellectuel, dans l'ordre moral ?  J'emploie la forme dubitative pour ne pas vous effaroucher; mais je sais que des mondes évoluent, où la vie bouillonne des milliers de fois plus splendide, plus complexe que la nôtre; des êtres existent, des millions de fois plus beaux, plus intelligents, plus puissants, plus purs que nos plus grands génies.  Et les plus élevés de ces êtres sont tout de même aussi loin que nous du Royaume éternel.  Et le Christ les dépasse tous infiniment, comme l'unité dépasse le zéro.  

 Pour apprécier les saints, comprenons un troisième de leurs mystères; c'est qu'ils restent, par leur naissance, des créatures, des êtres de relatif et d'à peu près.  Souvenez-vous de la troublante parole de l'apôtre Jacques : « Élie était un homme comme nous ».  Comme nous, ils cherchent le bonheur; comme nous, ils appellent « ennemis » ceux qui les empêchent d'atteindre ce bonheur.  Mais, différemment de nous, ils ont placé le bonheur dans la possession de l'Idéal suprême.  Comme nous, ce furent des dormeurs dans une chambre close; comme pour nous, le Vigilant éternel, l'Ami dut attendre sur le seuil.  Mais eux, quand ils se retournaient sur leur couche, un obscur instinct leur faisait jeter un regard vers la porte, et un jour, soudain, leurs yeux éblouis ont rencontré l'insondable regard du Veilleur, passant par une fente des planches.  Et ce regard les a réveillés.  C'étaient des dormeurs comme nous; ils se sont éveillés; ils se sont levés; ils sont partis.  Tandis que nous, nous nous rendormons.  L'inexplicable, c'est l'instinct obscur qui troubla leur sommeil.  

 Et voici un cinquième mystère.  
 C'est, presque toujours, qu'il y a, au début de l'éveil mystique de ces disciples, une femme, une fille de celle par qui Adam tomba; par une fille d'Eve, ces fils choisis d'Adam se réhabilitent.  Heureux qui reçoit une telle auxiliatrice des mains prudentes du Destin; bienheureux doit-il s'estimer parce que, par elle, il connaîtra la souffrance, la bonne vraie souffrance qui s'enfonce doucement, qui pénètre et surabonde et qui, sans se lasser, incise nos abcès; seules ses dures mains secouent notre torpeur.  Bienheureux l'élu, parce que, à cause d'une femme, il élèvera ses regards; elle ne lui dira pas : Lève les yeux sur la campagne si belle; elle lui dira : Regarde-moi, ne regarde que moi.  Alors l'homme voudra regarder ailleurs.  S'il est dans les champs, il courra vers la ville; s'il est dans la ville, il courra vers les rivages, où son coeur rêve d'entendre « le chant des matelots »; ou il s'enfuira vers la forêt, où son coeur voudra comprendre le chant des oiseaux.  Et, naturellement, ensuite il sera ingrat pour la femme sa bienfaitrice parce qu'elle l'aura fait souffrir; il lui lancera des anathèmes.  Bien peu de saints furent assez purs pour ne pas avoir à suivre cette école.  

 Voici le sixième mystère de leur coeur.  
 Souvent, après avoir vu la mer ou la forêt, ils s'en retournent; ils n'en ont pas compris le langage mélodieux; ils errent, ils tergiversent pendant des années.  Pourquoi ?  Il faudrait ici de longues investigations sur le passé, sur les profondeurs, sur les cavernes de l'âme; il faudrait se rendre compte que l'élan d'une compassion, la justesse d'une vue, la vigueur d'un geste sont les arrière-petites-filles de mille lâchetés, de mille erreurs, de mille paresses; il faudrait effiler la trame des mille liens qui attachent chaque individu à tout le reste du monde.  Car le sourd travail de toutes ces hésitations réorganise l'être du futur saint; comme l'enfant dans les entrailles maternelles, son vouloir de Lumière bouge, tourne, se retourne et, tout à coup, émerge au jour de la conscience; le tonnerre du repentir éclate; c'est un nouvel homme qui naît.  Un nouvel homme ?  Oui, un nouveau monde aussi, une nouvelle terre, des cieux nouveaux, comme après les grands cataclysmes apocalyptiques.  

 La conversion des saints est presque toujours soudaine, parce qu'ils sont là pour étonner les hommes, parce que les hommes craignent et admirent l'orage, et parce que les hommes n'essayent d'imiter que ce qu'ils ont admiré.  Les saints sont des scandales, les scandales de la Lumière.  
 Ce sont encore, ai-je dit, les plus excellents professeurs d'énergie, des libertaires, des briseurs de chaînes, car la passion du bonheur, c'est la liberté.  Or les saints savent qu'il n'y a de liberté nulle part dans la Nature, chez nul être; seulement dans l'Incréé, dans la Surnature, en Dieu.  

 Nous autres, nous nous épuisons à nous bâtir de petites geôles, bien confortables, bien malsaines, où l'on s'engourdit incurablement, et nous croyons avoir fait ce qui nous a plu, avoir été des hommes libres.  Nous avons été libres, en effet, mais selon la matière, où tout est esclavage; les saints, eux, pour devenir libres, cherchent le pays de la Liberté, le pays de l'Esprit.  Ils comprennent la parole du Maître : « L'Esprit souffle où il veut ».  Ils savent que nos désirs sont le métal dont le Destin forge nos chaînes; et, plus hardis que les pseudo-surhommes, ils forgent eux-mêmes ce métal sur l'enclume du Renoncement, au feu du Sacrifice, avec le marteau du Repentir.  

 Ainsi, en se liant par les chaînes de l'Esprit, ils se délivrent des chaînes de la Matière; se faisant esclaves de Dieu, ils se rendent maîtres du Moi.  Leur vie est une bataille de tous les instants.  

 Pour la comprendre, il faudrait d'abord comprendre que toutes les vertus qu'on appelle d'ordinaire passives sont, à l'usage, des forces actives.  Le silence, le silence vrai, ce n'est pas une abstention, c'est une énergie exaltante; le renoncement, c'est une lutte; la résignation, c'est un arrachement; l'indul- gence, c'est bénir; l'oubli des offenses, c'est un puissant effort.  

 Les pratiques de ces soi-disant négativités sont d'ailleurs si ardues, elles exigent une telle tension, que les saints ont toujours eu recours, pour en rester maîtres, à un artifice héroïque qui est la mortification.  

 La gent libre penseuse n'a pas assez d'ironies pour les cilices, les disciplines, les veilles, les jeûnes.  Ces tourments systématiques témoignent en tout cas d'une énergie remarquable.  Mais soulignons ici la doctrine de l'Église.  Les macérations corporelles les plus dures ne servent absolument à rien, dit-elle; au contraire, elles pervertissent, si la macération intérieure ne les précède et ne les accompagne; elles ne servent donc à l'ascète que de pierre de touche pour la qualité de son vouloir.  

 Prenons un exemple. Voici deux jeunes hommes également artistes et intelligents.  Celui-ci est pauvre et mange rarement à sa faim; pour vivre, il est obligé à de prosaïques besognes qui lui prennent de longues heures.  Celui-là est riche; il n'a aucune préoccupation matérielle; tout son temps lui appartient, toutes ses aises.  Lequel fera une oeuvre ?  Ce sera rarement le riche, mais presque toujours le pauvre.  Le confort a engourdi l'un; la misère a décuplé l'énergie de l'autre.  

 De même l'homme qui exerce sur ses désirs naturels une pression constante a besoin d'excitants à sa volonté.  C'est pourquoi il jugule la vie de la matière en lui et il arrive assez vite à la martyriser.  Cette agonie lente que le saint catholique, comme d'ailleurs le soufi, le lama et le fakir, croit devoir imposer à son corps, la souffrance physique, la faim, la soif, l'insomnie, cela exalte par réaction les forces morales en lui.  Techniquement, au point de vue de la physiologie interne, cela isole sa vie physique individuelle de la vie générale terrestre; toute une alchimie peu connue se déroule dans le corps de l'ascète et en amène les cellules à une sorte d'état cristallin, dont les signes les plus fréquents sont de restreindre dans des proportions énormes la faim, la soif, le sommeil et d'empêcher après la mort la décomposition cadavérique.  Il y aurait bien des choses curieuses à raconter sur la conservation du corps des saints; mais nous ne nous engagerons pas dans l'étude de ces phénomènes mystérieux.  

 Tout ce qu'il importe de comprendre, c'est que, à cause de l'intensité de leur travail spirituel, ces souffrances sont nécessaires aux contemplatifs.  Je connais beaucoup de tels enflammés lutteurs dans les rangs catholiques; mais je n'ai vu qu'un seul homme assez fort pour garder la triple perfection du saint, du thaumaturge et du voyant, sans jamais martyriser son corps.  Cet homme était sans doute plus qu'un homme.  

 D'ailleurs, ces ascétismes physiques portent si bien le caractère de l'exceptionnel, que tous les saints qui les pratiquent avec rigueur les interdisent formellement aux autres.  Et ils ont raison.  
 

 * * *
 
 Le rôle des saints par rapport à leur milieu, à leur siècle, est essentiel.  La grande maxime qu'ils suivent est de ne pas nourrir le souci de leur propre salut; si quelqu'un cherche sa sanctification personnelle, il se barre la route; celui qui veut sauver son âme la perdra; le seul salut d'autrui doit être envisagé uniquement.  

 L'influence des saints s'exercera en double rayonnement; sur le monde visible par le bon exemple, la parole, le livre, le miracle; sur le monde invisible par les diverses oeuvres spirituelles comprises dans les travaux de l'oraison.  

 Les psychologues modernes se sont intéressés aux miracles et aux phénomènes déconcertants observés dans la vie et sur la personne des saints.  L'école de Charcot a cru deviner l'énigme en prononçant le mot d'hystérie; tandis que les théologiens, scandalisés, affirmaient au contraire que la grâce est le seul agent de ces faits extraordinaires.  

 Il faut distinguer ici des éléments assez subtils.  
 Quels que soient la sainteté du thaumaturge, son renoncement, sa nudité spirituelle, il ne peut pas supprimer son corps et, par conséquent, sa complexion physiologique reste, malgré tout, un des facteurs de ses expériences extatiques et de ses réalisations thaumaturgiques.  La grâce fait beaucoup; mais le respect que Dieu garde pour la personne et le libre arbitre de Ses créatures, qui, pourtant, n'existent que par Lui, L'incline à régler la quantité et la qualité de Ses dons sur les capacités et les modes réceptifs personnels au sujet.  Tous les saints ont été à la fois guérisseurs, voyants, inspirés, convertisseurs, sages, maîtres des éléments, mais chacun a joué surtout un, entre autres, de ces rôles : celui auquel sa complexion terrestre était plus apte et dont les autres hommes autour de lui avaient davantage besoin.  

 Toutefois - et ceci s'oppose aux théories de l'occultisme naturaliste - les pouvoirs et les facultés 
 spirituelles des saints ne leur appartiennent pas, ne dépendent pas d'eux, ne sont pas les résultats directs de leur ascétisme ou de leur volonté.  

 Le saint demande à Dieu.  S'il ne demandait pas, s'il commandait aux choses et aux maladies, s'il prenait de vive force dans l'Invisible, il ne serait plus un saint; il serait un mage, un adepte, un homme de volonté : il appartiendrait à Lucifer.  La condition sine qua non des oeuvres du saint, c'est le renoncement à la volonté propre, c'est la simplicité, c'est la spontanéité de leur jaillissement; on ne trouve en elles rien qui sente le système, la science des arcanes, la combinaison savante.  

 Les visions, les perceptions spirituelles, les révélations se produisent aussi chez le saint avec la même spontanéité.  Ce sont les clichés des événements qui viennent devant ses yeux.  Ce sont les formes de l'homme-esprit qui dévoilent au curé d'Ars, à saint Philippe de Néri, à tant d'autres les péchés non avoués du pénitent.  Lorsque sainte Mechtilde ou sainte Hildegarde décrivent les vertus des plantes, elles n'ont pas fait au préalable, comme un yogi, une certaine contemplation devant un brin de sauge ou une branche d'amandier; c'est l'esprit de la plante qui leur parle.  Quand saint Vincent Ferrier guérit les incurables par centaines, il n'emploie pas de fluides magnétiques, il n'est pas le médium de telles entités invisibles.  Quand sainte Françoise Romaine décrit, et avec quelle étonnante exactitude, la topographie des enfers et la hiérarchie de leurs sombres habitants, elle n'est pas «sortie en corps astral» c'est un ange qui a emmené son esprit vers les cercles inférieurs.  Quand Catherine Emmerich revoit les scènes de la vie du Christ, elle ne s'est pas mise devant un miroir magique comme Nostradamus, elle n'a pas fait de concentration sur tel centre du grand sympathique comme un Oriental.  Quand Joseph de Cupertino ou Antoine de Padoue dévoilent l'avenir à tel passant, ils n'ont pas érigé de thèmes généthliaques ni concentré leur force nerveuse pour explorer la lumière noire.  Quand sainte Colette de Corbie ou Jeanne d'Arc déploient les ressources les plus riches de l'organisateur, du meneur d'hommes, elles n'ont, ni l'une ni l'autre, étudié les sciences sociales, l'éloquence, la psychologie ou la politique.  

 C'est la pureté morale, le portement des croix, le paiement des dettes spirituelles et la faveur divine qui dématérialisent, qui sublimisent la vie corporelle des saints, qui dégagent leur esprit et lui permet- tent l'entrée de telles ou telles régions du Royaume de Dieu, encore interdites pour le commun des hommes.  

 Les pouvoirs et les facultés caractéristiques des saints sont des plantes de plein champ et non des plantes de serre.  L'influence qu'ils répandent sur les autres hommes se distingue toujours à deux signes : le bon sens et la bonté.  Le bon sens le plus pratique, le plus large, le plus prudent, le plus profond.  La bonté vraie, celle qui concilie le devoir et la compassion, celle qui ne se laisse pas inutilement tromper, celle qui relève, mais qui en outre soutient et qui oblige à marcher.  

 De plus, ces serviteurs excellents constituent tous ensemble un des organes essentiels de l'Église : la communion des saints.  Comme le catéchisme nous le fait pressentir, l'Église est une personne invisible qui subit, à l'égal de toute créature, un double attrait contraire, entretenu par un double guide : son bon ange et son mauvais ange.  De même que, dans l'homme-esprit, il existe certains organes où s'accomplissent les fonctions de Ténèbres, et d'autres où s'accomplissent les fonctions de Lumière, il y a dans l'Église de faux chrétiens, qui vont à l'excès dans le mal, par leurs cupidités temporelles de toute espèce et, à l'autre pôle, des fidèles ardents qui tendent à un excès compensateur dans le bien, ou plutôt, car il n'y a jamais d'excès proprement dit, à l'envolée vers la Lumière, à l'excès dans l'étouffement des forces matérielles.  

 A quoi servent, dira le libre penseur, ces trappistes, ces carmélites, ces clarisses qui jeûnent toute l'année, dorment trois heures par nuit sur une planche dans des cellules glacées, qui s'épuisent en oraisons sans fin ?  - Ils servent à équilibrer le mal des pervers, des riches, pour lesquels la religion n'est qu'un instrument de rapine et des puissants qui l'emploient comme levier politique.  

 Qu'il y aurait à apprendre sur l'ensemble inconnu de la physiologie spirituelle de l'Église !  Et que de commentaires il faudrait pour expliquer l'action mondiale d'un saint Bernard, d'une sainte Catherine de Sienne, d'une sainte Claire, d'une sainte Colette, d'une Jeanne d'Arc, d'une Agnès de Langeac, d'un curé d'Ars !  

 Et les répercussions cosmiques des travaux de nos saints terrestres, qui les retrouvera, qui les décrira, qui les éclaircira ?  Que font les âmes des saints après la terre ?  Quel est leur repos ?  Travaillent-ils encore ?  Quel est le mode de leur intercession ?  Que de curiosités à satisfaire !  

 Il faut nous borner.  Souvenons-nous simplement de ceci : c'est que la beauté du catholicisme, sa beauté philosophique, sa beauté liturgique, sa beauté littéraire, la beauté de ses temples, tous les chefs-d'oeuvre que, seulement en Europe, il a inspirés, toutes ces magnificences extérieures qui forcent l'admiration et obligent au respect, tout ce qui, dans notre religion, enchante le penseur et l'artiste, ce n'est que le produit, l'extériorisation de ses beautés obscures et inconnues.  Et ces beautés-là, ce sont les oeuvres des saints.  

 Je vous rappellerai, en manière d'allusion à tout cet énorme travail secret qui tourbillonne dans l'âme du catholicisme, ce que je vous ai dit autrefois de la transformation des forces morales et de leur aboutissement à des forces physiques.  L'examen de conscience et les larmes de telle nonne ensevelie vivante dans sa cellule peuvent engendrer, un ou deux siècles ensuite, le sourire divin d'une madone peinte, la pureté d'une ogive, la sublime inflexion d'un chant.  Et, par réciproque, la beauté que matérialise le labeur d'un génie éveille les germes de sainteté qui sommeillent au coeur d'un passant.  Rien ne se perd, dans aucun monde.  
 

 * * *
 
 L'Église honore les meilleurs de ses enfants, par trois titres successifs : celui de vénérable, celui de bienheureux, celui de saint, qu'elle confère par une procédure extrêmement prudente, fixée vers le, douzième siècle et confiée à la congrégation des Rites.  Celle-ci examine les causes que la famille, l'évêque, ou le général de l'ordre auquel le saint a appartenu lui présentent.  Ces propositions ne peuvent être faites que cinquante ans après la mort du personnage.  Le premier examen pour le titre de vénérable dure dix ans.  Puis, si l'on constate des vertus héroïques et deux miracles, le titre de bienheureux est accordé.  Cinquante ans ensuite, sur nouvelle proposition, par trois consistoires successifs présidés par le pape, l'avocat de Dieu et l'avocat du Diable soutiennent et attaquent respectivement la cause de canonisation.  Et le pape décide, par une cérémonie solennelle et la promulgation d'une bulle.  Le procès de béatification peut coûter, en monnaie de 1919, jusqu'à quatre-vingt mille francs, un procès de canonisation jusqu'à quatre cent mille.  

  La canonisation est article de foi, car le pape la prononce ex cathedra.  Et cet absolutisme s'explique puisque, en théologie, un saint est un chrétien réintégré dans l'Absolu, définitivement parfait, devenu impeccable.  L'Église est donc logique avec elle-même d'ordonner le culte des saints et de recomman- der leur intercession.  Elle spécifie d'ailleurs très strictement qu'il ne faut pas prier les saints pour obtenir d'eux telle ou telle faveur, mais pour qu'ils présentent nos requêtes à Dieu.  Dans la pratique, cette distinction est constamment méconnue; la plupart des personnes pieuses attendent tout bonnement des saints la réalisation de leurs désirs; cependant cette attitude, au triple point de vue de la théologie, de la vérité universelle et du bonheur individuel des dévots, est tout à fait fausse.  D'ailleurs, quand on suit l'Évangile de tout son coeur, la bonté du Maître devient si attentive, si empressée, si constante, que la promptitude avec laquelle Il comble nos souhaits nous ôte l'idée de recourir à aucun intermédiaire.  
 

 * * *
 
 En outre, il y a les saints inconnus.  Pour parler d'eux, il faut considérer les choses avec un peu de recul.  

 Le spectacle des variations administratives et politiques de l'Église peut faire naître le soupçon que, parfois, le jugement de Dieu ne concorde pas avec le jugement du sacré collège; en matière politique ou juridique ou de discipline, les désaccords sont reconnus; en matière d'hagiologie mystique, ils sont beaucoup plus difficiles à saisir.  Voici pourquoi.  

 Un des lieutenants de Lucifer, désigné par l'Évangile sous le nom de Prince de ce monde, gouverne les Ténèbres terrestres; il n'est pas détrôné; et c'est une tête singulièrement habile et tenace.  Regardez-le agir dans l'Église : saint Bernard défend aux Templiers de jamais bâtir un pan de mur, ni posséder un pouce de terrain; trente-cinq ans plus tard, les commanderies couvrent l'Europe et leurs caves gardent la fortune des rois, des barons et des papes.  François d'Assise paraît comme l'amant de Dame Pauvreté; quatre-vingts ans après sa mort, ses moines ont construit en Italie les églises les plus vastes et les plus riches.  Loyola était l'homme du caractère le plus intègre et de la vertu la plus haute; cinquante ans après sa mort, le Parlement de Paris requérait contre la casuistique indigne de ses fils.  Et combien d'autres faits analogues.  Tel est le sort ici-bas de la Lumière, de toutes les Lumières.  
Elles apparaissent, apportées d'un paradis, ou même du Royaume éternel,par un génie,par un héros, par un saint; elles luisent dans les Ténèbres; et puis, insensiblement, sourdement, fatalement, les Ténèbres les engloutissent, les altèrent, les déforment en souffles méphitiques, en lueurs pernicieuses.  

 C'est pourquoi l'auréole d'un saint, au tombeau duquel la Renommée attire les dévots par milliers, 
 peut se ternir; et il arrive que quelques siècles, quelques années même après sa mort, la qualité de son rayonnement soit devenue assez inférieure à ce qu'elle était pendant sa vie; quelquefois même elle passe à l'autre pôle.  Un triomphe est une mort, puis-qu'il est la fleur suprême d'une énergie.  L'opium de la volonté, c'est le succès; il nous anémie; il diminue notre rayonnement.  Ce n'est donc pas la stase de gloire qui, dans un homme, doit être étudiée; c'est la longue route caillouteuse et tortueuse qui l'a conduit jusqu'à ce sommet.  

 Dans notre étude personnelle des héros mystiques, laissons les hommes célèbres.  La Lumière luit d'une clarté plus pure dans l'obscurité de l'anonymat.  La foule n'admire point les éclaireurs trop en avance; elle ne les aperçoit même plus.  Il lui faut des porteurs de torches sans doute, mais qui la précèdent de quelques pas seulement; elle aime à se regarder à la lueur de ces flambeaux; elle ne veut pas en être éblouie; et les vapeurs qu'elle dégage les estompent et changent à la fin complètement leur éclat.  

 Ceux que les hommes ignorent, méconnaissent et piétinent, voilà les vrais génies, voilà les véritables saints de Dieu, les authentiques enfants du Ciel suprême.  Car les forces par lesquelles un homme devient réellement un homme, les forces les plus profondes de son être et les plus sublimes, le halo même en lui de la Lumière incréée, ces forces-là s'exaltent et vibrent en proportion des résistances adverses qui veulent les anéantir.  Une âme dont la splendeur est toute limpide, sans nuages, sans fissure, cette âme-là attire sur elle toutes les ténèbres : calomnies, haines, mépris et l'ensevelissement dans l'anonyme.  

 Ouvrons les yeux; d'ordinaire nous n'apercevons le génie ou la sainteté que lorsqu'ils ont quitté la terre.  Apprenons à regarder autour de nous; la bonne Nature nous montrera toujours ce que nous voulons voir; si nous cherchons la sainteté, nous trouverons certainement des saints.  Et ce sera pour nous la plus efficace bénédiction.  Car la voix d'un saint, son regard, sa simple présence émeuvent autour de lui les êtres jusque dans le tréfonds et son silence même leur est un éloquent enseignement.  Admirons, certes, les saints des légendes et des doctes Bollandistes; mais que les livres ne nous rendent pas aveugles à la Vie; nous coudoyons des saints; cherchons bien autour de nous, car rien ne vaut comme la réalité pathétique de l'exemple et du témoignage.  

 Sachons-le, il y a malgré tout beaucoup de saints de par le monde.  Ils forment à eux tous un seul peuple, bien que si différents les uns des autres et tous, en somme, originaux.  Ils sont rassemblés par une même marque, qui est leur passion commune : la passion de la souffrance; et par une prérogative unique : le don des larmes.  

  Ceci est un mystère que nous ne scruterons pas aujourd'hui.  Toutefois, ne dit-on pas d'un méchant : il a le coeur dur ?  Cette expression populaire est profondément juste.  Notre coeur spirituel peut être un caillou grossier : tel celui du commun des mauvais; il peut être un diamant splendide de taille et de limpidité : tel le coeur du Bouddha, si proche du coeur de Lucifer.  Il peut être, enfin, une eau légère, ardente, vivante, régénératrice : c'est le coeur du disciple, de l'Ami de Jésus.  

 Les larmes du repentir, les larmes de la solitude mystique, les larmes de la contemplation, les larmes de la reconnaissance, les larmes de la joie, les larmes de la prière, les larmes de l'Amour : voilà les sept fluides dont la puissante influence corrode notre coeur de pierre, le dissout et le transmue.  De telle sorte que le coeur des saints est comme une source secondaire provenue de la Fontaine éternelle.  La clarté ambiante où se répand cette eau, c'est l'atmosphère du Royaume, c'est le Paraclet.  
Le Saint-Esprit est le lieu des saints; ils le respirent, ils s'y meuvent, ils l'emportent partout avec eux.  

 Voilà pourquoi, malgré toutes les biographies et tous les traités didactiques, le saint demeure un mystère.  On peut le disséquer; sa vie échappe à l'analyse, de même que la vie corporelle échappe au scalpel et au microscope.  On ne peut pas expliquer un saint.  Un saint ne peut lui-même pas s'expliquer, ni à lui-même ni aux autres.  S'il le pouvait, il ne serait plus un saint; il aurait perdu cette virginité spirituelle, cette candeur de spontanéité, qui est la fleur précieuse et pure de toute sa longue et rude ascèse.  

 Mais nous pouvons nous rendre sensibles aux effluves rayonnants du coeur d'un saint.  On peut percevoir la sainteté, on peut se préparer pour qu'elle nous émeuve et qu'elle nous prenne.  C'est le désir que je souhaite voir enfin se lever en vous.  Essayez-vous à l'éveiller.  Tous les hommes ne sont pas capables de devenir des penseurs ou des artistes de génie; il faut à cela un don préalable, un don des dieux.  Mais, je vous l'affirme, tous les hommes peuvent devenir des saints; car le don nécessaire n'est plus un don des dieux, c'est le don de Dieu.  Et Dieu est le perpétuel Donateur.  

 Que ne puis-je vous raconter les indicibles, les infinies, les ineffables perspectives ouvertes à l'homme entre les rangs pressés des astres, et parmi les cités des étoiles.  Pas à pas, nous apercevons des saintetés plus belles, plus vastes, plus profondes jusqu'à l'aurore dernière où notre Maître, paraissant selon Sa forme éternelle, nous placera auprès de Lui, par delà toute sainteté, par delà toute perversité.  Splendeurs, éclairs, éblouissements, gloire définitive enfin du Fils de l'Homme, il est juste qu'on ne vous voie pas, car, pour vous avoir aperçus l'espace d'un clin d'oeil, tout deviendrait trop facile et sans efforts.  

 Mais il faut s'arracher à l'enchantement de ces solitudes aux confins desquelles viennent mourir les 
 comètes, et où le bruit des mondes n'est plus qu'un murmure indistinct.  De cet infini de l'Espace, de cette limite du Temps, nous pouvons revenir d'un coup, parce que c'est le Seigneur de l'Espace et le Maître du Temps qui nous y a emportés.  Rendus de nouveau à notre petite existence, à nos humbles soucis, à nos vulgarités, nous posséderons désormais le pouvoir d'y introduire toute la Beauté, toute la Clarté, toute l'Éternité par l'amour de notre Jésus.  Alors, exer-çant sur nous,mêmes et sur les autres ce privilège terrible de faire monter à la surface les lueurs ensevelies aux abîmes primitifs, alors nous serons des saints.  Tel est le voeu que je formule ici.