La Science, L'Art et la Philosophie
  dans les rapports avec le Ciel

    Un simple regard jeté sur la Nature nous montre qu'elle répand à l'infini les créatures utiles et nécessaires, mais qu'elle se montre économe de celles d'entre ses productions qui sont moins indispensables à nos besoins quotidiens. Il y a dans les êtres une élite et, dans les facultés de ces êtres, il en est aussi quelques-unes de plus rares, de plus hautes et de plus belles. Ce sont très souvent celles dans la structure desquelles la matière n'entre que pour un minimum. Ainsi, regardez l'un de nous. Par quoi communiquons-nous les uns avec les autres, sinon surtout par le visage? Où notre interne se dévoile-t-il plus que dans cette petite partie de notre corps? Et, dans le visage, où le Grand Constructeur des corps a percé les fenêtres de notre centre instinctif, de notre centre animique et de notre centre intellectuel, quel est le petit organe dans l'admirable structure duquel notre vie organique tout entière s'épanouit comme une fleur et par où s'aperçoit la petite veilleuse mystique qui éclaire notre temple intérieur? Ce sont les yeux. Les yeux, si petits quant au reste du corps, et si grands par tout l'infini qu'ils parviennent à refléter et à rayonner.

     Nous imiterons un peu la Nature; et, après nous être occupés des relations secrètes de l'homme avec son milieu et des devoirs qu'elles entraînent, nous quitterons quelques instants le grand troupeau et nous rechercherons des horizons plus rares, les cimes, les idéals et nous suivrons les solitaires qui partent à la découverte des royaumes inconnus de la Vie. Nous essaierons, pour ceux-là aussi, ces éclaireurs de l'armée du genre humain, de les rallier vers le phare immuable du divin et de les prémunir contre d'inconnus et de très subtils ennemis.
     L'accomplissement du Bien est la tâche obligatoire de l'humanité tout entière; mais quelques-uns de ses membres, fleurs rares produites par le labeur anonyme de telles générations, ont pour travail de renouveler le décor où se meuvent leurs frères, moins beaux, mais utiles tout autant. Il faut à l'esprit humain des lueurs intermittentes d'espoirs immenses comme les nuées du couchant sur la mer et des éclairs sur tels sommets éblouissants des montagnes éternelles. Ceux qui sentent brûler en eux les flammes du Vrai et du Beau sont aptes à devenir les distributeurs de ces espoirs indicibles.

     Ceux-là, malheur à eux, car, s'ils comprennent leur mission, les jours et les nuits leur deviennent un long martyre intérieur ! Et bienheureux sont-ils aussi, car ils portent les torches à la lueur desquelles le pâle troupeau des humains -nous autres- piétine confusément pour sortir des marécages de la quotidienne banalité et de l'existence prosaïque !
     Je n'appelle pas savant l'homme qui a fait de sa mémoire une bibliothèque; je n'appelle pas philosophe celui qui a compris un grand nombre de systèmes idéologiques; je n'appelle pas artiste celui qui ne commet ni fautes de prosodie ni fautes de gout, d'harmonie ou de dessin. Ceux-là ont simplement du talent et ils sont nombreux aujourd'hui; ils exercent un métier, une profession et non pas un sacerdoce.
     Le philosophe, l'ami de la sagesse, ou, mieux, son amant, c'est le prêtre du Vrai. L'artiste, c'est le prêtre du Beau. Tout homme peut devenir le prêtre du Bien; mais quelle effrayante audace montre celui d'entre nous qui se donne comme le Prêtre, tout court, le prêtre de Dieu, le prêtre de Ce qui est à la fois toute Bonté, route Vérité et toute Beauté!

     Mais restons dans les bornes que nous nous sommes fixées. Essayons de préciser la fonction de l'individu d'élite, son ontologie et ses contacts avec tout l'Inconnu, tout l'Inouï, tout l'Invisible et tout l'Indicible que renferme cet immense Univers. Et, enfin, les précautions spéciales qui conviennent à cet ouvrier des plus hautes besognes.
     Le philosophe, l'artiste et le sacerdote représentent dans une nation les facultés intuitives de son collectif; ce sont, pour le peuple d'où ils s'élèvent, les médiums du divin. Il y a en nous des organes et des facultés qui tirent leur nourriture du monde matériel; mais nous contenons aussi des facultés et des organes et des sens qui ne vivent que d'invisibles aliments. De l'existence et de l'activité de ceux-ci nous ne sommes pas conscients. Toutefois la barrière qui sépare en nous le conscient de l'inconscient est mobile; elle se déplace non seulement d'un mouvement continu et régulier, mais aussi par soudains à-coups. Parfois des envahisseurs font irruption dans le royaume de notre Moi, les uns sont des brigands, d'autres sont des illuminateurs. Alors il se fait en nous des déchirures, des trouées; des parois granitiques s'écroulent, des avenues se percent dans nos futaies. Le psychologue nomme cela l'intuition, l'inspiration, l'éclair du génie, l'abîme de la folie; mais il ne voit du cataclysme intime que les remous qui se brisent aux grèves de la conscience; il ne voit que bien peu de choses.

     Ces tremblements de terre, ces volcans animiques, ces labours, ces dévastations, voilà les spectacles auxquels sont attentifs ce philosophe, cet artiste et ce prêtre. Le premier les étudie, le second les décrit, le troisième s'en sert pour nous rejeter vers leur Auteur surnaturel.
     Dans l'esprit du dernier des hommes se déroulent les mêmes épopées vivantes que dans celui d'un Shakespeare, d'un Michel-Ange ou d'un Sébastien Bach; mais, chez le premier, le drame demeure enseveli loin de son intelligence et, chez le second, cette faculté est un clavier assez riche et assez délicat pour résonner sous les doigts formidables des géants déiformes dont notre être mystique est l'instrument merveilleux.
     Si j'étais un métaphysicien, je rechercherais avec vous ce que c'est que le Vrai. Mais c'est l'aspect vivant des idées qui nous intéresse, leur mystère le plus caché leur visage mystique. Dès lors nous nous demanderons. Qu'est-ce que la Vérité ?
     Il existe à cette question une réponse concise, mais d'une hardiesse effrayante et d'une vigueur telle qu'aucun des sages qui ont guidé les races disparues, qu'aucun des dieux qui gouvernent les étoiles, qu'aucun de ces cavaliers flamboyants qui chevauchent les comètes d'une borne à l'autre de l'Univers n'a rien dit de semblable depuis l'aurore du Temps. Il y a vingt siècles, une nuit, par les sentiers pierreux des faubourgs de Jérusalem, une troupe d'hommes du peuple se dirigeait sous les étoiles vers les jardins en étages de la colline des Oliviers; et l'un d'entre eux, à la stature puissante, disait aux autres, pour les consoler d'un départ imminent; « je suis la Voie, la Vérité et la Vie; et personne ne vient au Père que par moi. »

     Ce Jésus de Nazareth qui, après avoir donné tant de preuves de Son humilité profonde, S'égalait ainsi aux sommets les plus vertigineux des nobles espoirs humains, qui était-Il, à quel Père songeait-Il, qu'étaient ce que cette Voie, cette Vérité et cette Vie qu'Il prétendait identifier avec les forces centrales de Son propre individu?
     Que peuvent faire ici-bas les hommes? Trois choses seulement : agir, penser, aimer. Tout le monde agit, quelques-uns pensent, presque point aiment. Celui qui agit, son espoir marche le long de ces routes invisibles qui sillonnent l'aspect essentiel de cet univers et il avance avec lenteur à travers des enfers, des paradis, des solitudes et des cités, des pays inconnus et des contrées familières, vers quelqu'une de ces célestes Jérusalems que la bonté tendre du Père prépare çà et là dans les vastes déserts du Monde. Personne ne peut ne pas agir, personne ne peut ne pas marcher, puisque celui-là même qui fait le mal recule en esprit. Et l'homme a un modèle, c'est le Grand Voyageur, Celui qui, dès la première aurore du monde, partit des demeures paternelles du Royaume divin, qui parcourut les constellations, les soleils et les planètes par myriades et qui arriva enfin ici-bas, il y a deux mille ans, pour continuer, sous le voile de Sa stature de chair, Ses pérégrinations salvatrices. Et sous chacun de Ses pas ont brillé des étincelles de la Lumière surnaturelle de l'Amour, et les plis de Son vêtement étaient à eux seuls des leçons divines, et Ses paroles étaient des vertus, et Son sourire était la purification, et Son regard était la renaissance. Ah! quel poids terrible ne portons-nous pas, ceux d'entre nous qui L'ont aperçu il y a deux mille ans et qui n'ont presque pas profité de cette Bénédiction!

     Ainsi Jésus, porteur des forces du Père, incarnation même de Sa volonté de Miséricorde, est réellement ce que Dieu veut que nous soyons, puisqu'Il est ce que Dieu veut que nous fassions, et que l'être de l'homme devient toujours semblable à son acte. Ne voyons-nous pas chaque jour, dans notre misérable impuissance actuelle, que nos pensées, nos sentiments changent l'habitude de notre corps et les formes de notre visage? Ainsi notre individu, lorsqu'il naît ici-bas, est la statue en chair et en os d'une entité spirituelle où il  entre un peu de lumière et beaucoup, hélas! de ténèbres. Ainsi Jésus, ou plutôt les myriades de formes corporelles qu'Il revêtit dans Ses pérégrinations furent les incarnations, les expressions vivantes et parfaites de la bonté, de la compassion, de la miséricorde, de la sollicitude, de l'amour du Père pour nous.
   Nos dernières causeries ont eu pour objet de discerner quelle est, en toutes choses, l'attitude à prendre, quel est l'effort, le pas en avant que demande toute circonstance, où est le Bien, en somme, c'est-à-dire quelle est la Voie. Et nous avons découvert que l'imitation du Christ est le meilleur effort, ce Bien et ce Chemin direct vers la perfection. Aujourd'hui, ce que nous désirerions entrevoir, c'est la Vérité et la Vie, ce que sont la Science et l'Art, la Connaissance et l'Esthétique.

     Connaître, c'est incorporer dans le Moi l'image d'un phénomène du Non-moi; c'est faire vivre de la vie cérébrale telle créature qui n'avait pas encore pris contact avec notre mental, ou plutôt l'apparence sous laquelle cette créature se révèle à nous. Plus donc cette apparence sera proche de la forme essentielle et centrale de cette création, plus la perception sera nette et plus la connaissance sera exacte. L'amateur du savoir se trouve ici obligé de donner à sa vie une direction spéciale et un effort constant.
     Car qu'y a-t-il entre nous et les choses environnantes? Qu'est-ce qui sépare le Moi du Non-moi? Le Moi, c'est ce sens qui nous individualise, cet organe qui fait que, quand j'aperçois un arbre, je sais immédiatement qu'il s'agit là d'une chose distincte et qui me rend conscient de cette distinction; c'est ce par quoi je suis conscient que je suis conscient. Il y a donc, dans tout acte de connaissance, l'objet perçu, le sujet qui perçoit, l'objet par lequel on perçoit et le milieu qui sépare l'objet du sujet. La perfection de cet acte dépend, par conséquent, de la pureté de l'organe, du calme du milieu; car l'objet et le sujet sont purs par définition, puisqu'ils se tiennent dans l'état originel où il n'y a pas encore de matière, de temps, d'espace ni de conditions d'aucune sorte.

     Or, comment purifier nos sens physiques? Comment purifier ces sens intellectuels qui sont l'attention, la mémoire, la comparaison, le jugement, l'abstraction, la méditation en un mot? Comment purifier ce sens mi-spirituel, l'intuition? je crois vous avoir déjà montré qu'il n'existe pour cela qu'une seule méthode saine et normale: c'est l'exercice de ces facultés pour la seule et unique réalisation du Bien. puisque la santé de notre être éternel dépend seulement de la perfection avec laquelle nous faisons concourir toutes ces forces et toutes ces facultés à la réalisation de la Loi de l'Univers, c'est-à-dire à l'accomplissement de la Volonté de Dieu.
     Le Christ, qui est la perfection même de cet accomplissement, peut donc dire en toute exactitude qu'Il est la Connaissance. Mais c'est la Vérité qu'Il déclare être. Qu'est-ce donc que la Vérité? La Vérité est l'objet essentiel où convergent tous les objets de nos perceptions. La Vérité est double : relative ou absolue.
     Nous ne sommes pas capables de percevoir cette dernière; mais nous pouvons, nous devons tâcher de saisir des vérités relatives avec des approximations de plus en plus approchées. Car si le Moi connaissant est, dans son centre le plus profond, identique à notre âme éternelle et immuable, si le Non-moi contient dans chacune de ses parties la Lumière du Verbe créateur, ce sont deux sortes de foyers où resplendit la même flamme, mais dont la chaleur n'est pas la même. Pour nous, qui les apercevons des rivages du Relatif, nous voyons identiques toutes les étoiles de l'Absolu, et c'est ce qui explique l'erreur orientale et panthéiste de la fusion de l'Atmà dans le Brahmân; mais, en réalité, il y a parmi ces étoiles des différences, à nous inconcevables, puisque les modes biologiques de Dieu sont différents de ceux de la Création.

     Pour nous autres, tant que nous ne serons pas régénérés de la régénération divine, et non d'aucune initiation humaine; tant que nous ne serons pas baptisés du baptême de l'Esprit, et non d'aucun baptême ésotérique, la Vérité ne sera pas une, mais aussi multiple que sont nombreuses les enveloppes des êtres, les enveloppes de notre Moi et les modifications du milieu. Et cependant, pour chaque instant du Temps et pour chaque point de l'Espace où peut se produire le phénomène de la Connaissance, il en existe un aspect qui est le Vrai, comme une forme qui est le Beau, comme un geste qui est le Bien.
     La vie du monde est aussi une suite constante de drames ou de crises qui se résolvent en tueries ou en procréations. Pour chacun d'eux, si l'homme fait le geste qui augmente cette vie et la rend harmonieuse, c'est le Bien; et ceci a lieu toutes les fois qu'il s'oublie lui-même pour n'envisager que les intérêts des autres acteurs.
     Chacun de ces drames, l'homme peut en extraire une lumière intellectuelle pure, lorsqu'il les interroge au moyen de la Lumière pure qu'il a fait grandir préalablement en lui; et cela, c'est la Science, la Connaissance, la Philosophie, la Vérité.

     Chacun de ces spectacles enfin, si tumultueux qu'il apparaisse, passe toujours par un rapide instant d'équilibre et d'harmonie, dans la fugitive sérénité duquel se laisse sentir tout l'inconcevable et tout l'inexprimable dont il est le voile passager. Et cela, si le spectateur a pris soin de vivre, c'est-à-dire de rayonner, de dépenser, de s'ouvrir, en un mot, aussi libéralement qu'il a reçu, et avec ce sens intime de l'équilibre que donne seul le souci constant des choses éternelles, cela, dis-je, lui apparaît comme l'efflorescence splendide de l'Amour, de la Vie, de tout ce qui dépasse la raison, comme la Beauté. L'aspect esthétique du personnage de Jésus, personne ne s'en est occupé de notre temps, sauf une des intelligences les plus subtiles que le XIXè siècle ait produites. Oscar Wilde est le seul qui ait pensé à cela et qui ait pu, grâce évidemment à ses dures et injustes souffrances, exprimer la pure, la liliale, l'immatérielle harmonie des gestes de notre Ami. Pour comprendre le commentateur il faut déjà un amour extrêmement délicat de son divin Modèle; quel amour ne faut-il pas pour comprendre ce dernier?

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     Laissons la métaphysique. Le mystique est le naturaliste de l'Absolu; il ne regarde que l'aspect vivant des êtres. Il ne verra donc, dans l'effusion des entités platoniciennes du Beau et du Vrai, que la descente d'anges ou même la trajectoire de véritables mondes spirituels, imperceptibles à nos sens, insensibles à notre méditation, mais tout de même aussi denses, aussi réels, aussi objectifs que les planètes de l'astronome.
     Et il aura pleinement raison. Voyez les anciennes théogonies, les mythologies effondrées; on y mentionne des dieux et des déesses de la science, de toutes les sciences et de la Beauté. Voyez les systèmes des Sephiroth de la Kabbale, un des plus beaux efforts qu'ait tentés le génie humain pour se rendre compte du mystère du Monde. L'une de ces Sephires, la sixième, c'est-à-dire celle de l'harmonie, le plan où toutes forces et toutes formes s'équilibrent sans heurt, se nomme Tiphereth : la Beauté.
     Or, rien de ce que nous possédons, nous hommes, ne naît de notre propre fonds; toutes nos puissances sont des rejetons, des marcottages de plantes dont la terre d'origine est ailleurs qu'en nous, dans des plantes visibles ou invisibles, dans des océans fluidiques, dans les champs presque infinis du Cosmos.
     La pensée est un être qui vient de Dieu. Il existe un monde dont les habitants ne vivent que par la pensée; ils ne sont cependant pas, comme nous pourrions nous l'imaginer, de pures abstractions métaphysiques; ils possèdent des corps; mais leur vie, leurs relations, leurs perceptions, leurs fonctions organiques ne sont que des activités intellectuelles semblables à ce que nous appelons ici-bas la numération, la mémoire, l'analyse, la synthèse, le raisonnement, la généralisation, la méditation en un mot. La vie du démon, c'est haïr; la vie de l'ange, c'est aimer; la vie de la brute, c'est jouir; la vie de ces êtres, c'est réfléchir.

     Chacune des applications de la pensée à l'une des classes d'objets donne lieu à une science. Pour nous, une science, c'est une collection de faits, de raisonnements et de conclusions. Dans le plan un, une science est un être vivant. C'est pour cela que, dans certains états de conscience, tels adeptes peuvent apprendre une science en en évoquant le génie, sans autre étude discursive de l'entendement. je ne dis pas qu'un tel procédé soit à la portée de tout le monde; il demande des travaux bien autrement ardus que ceux par lesquels nous obtenons d'ordinaire notre savoir. Nous en reparlerons tout à l'heure.
De même il est des planètes dont les habitants vivent de couleurs ou d'harmonies; elles ont avec l'âme de la terre des conjonctions et des aspects plus ou moins propices à l'échange de leurs fluides réciproques. Quand les contacts se bornent à ce mélange d'énergies vitales, il en résulte pour nous, dans celle des nations qui est capable d'en bénéficier, un pas en avant de la civilisation dans la littérature ou la philosophie ou la musique ou telle autre branche de la culture humaine. Mais, très souvent, ces influences collectives sont précédées comme par un héraut; de la planète initiatrice descend par exception un de ses habitants de bonne volonté et de grand courage qui consent à passer ici-bas une incarnation pour accomplir une mission de précurseur ou d'annonciateur. C'est ce que sont, en général, nos hommes de génie; ils viennent dans des familles, en dehors pour ainsi dire de la volonté des parents; et c'est parce que, étrangers à cette terre, dépaysés au milieu de nos usages, de nos opinions, de nos préjugés, de nos catégories mentales, ne pouvant porter le flambeau spirituel dont ils ont assumé la charge qu'avec un effort anormal, les artistes et les sommités intellectuelles nous semblent si souvent excentriques, bizarres, déséquilibrés, anormaux, demi-fous.
Ceci est encore une raison capitale pour ne juger personne autour de nous.
Il y aurait ici bien des choses à dire sur la naissance et l'identité spirituelle des hommes de génie, mais ce seraient des détails un peu techniques, un peu étranges et qui n'auraient d'utilité pratique que pour un bien petit nombre d'entre vous. Restons-en donc aux généralités.

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Il y a deux sortes d'hommes d'élite : les dilettantes et les créateurs. Les premiers ne peuvent que comprendre, qu'assimiler; ils ne possèdent que l'intelligence. Les seconds peuvent ensemencer le champ de l'esprit humain; ils ont de ce feu qu'on a nommé le génie; c'est à eux seuls que les dieux confient la mission redoutable d'acclimater ici-bas les sciences, les arts, les inventions, les institutions sociales. Et, comme tous les porteurs de Lumière, ils ont un calvaire à gravir et des supplices à endurer.
     Pourquoi cette cruelle nécessité que ceux-là même que l'humanité vénérera un jour comme des bienfaiteurs aient auparavant à subir tant de haines et de persécutions? Nous avons vu pour quelle raison ces êtres de génie semblent étranges et se plient mal aux petites règles de vertus moyennes et de bienséances des gens comme il faut. Mais, semble-t-il, la Nature, le Destin ne pourraient-il les faire naître à l'abri de la misère et de la maladie pour qu'ils puissent consacrer toutes leurs forces à l'œuvre pour laquelle ils sont ici-bas?
     Eh bien! non. Leurs souffrances sont une condition presque nécessaire à l'éclat de cette oeuvre.
     Bien loin de distraire leur attention, d'éparpiller leurs forces et de tarir en eux les sources de l'inspiration, la misère, la maladie, les privations des commodités matérielles, les chagrins moraux sont les coups de cravache au Pégase qui emporte leur esprit vers les cimes. Le moi terrestre se lamente et se désespère, mais l'esprit, dans ces sombres occurrences, brille d'une lumière plus éclatante et s'épanouit d'une béatitude surnaturelle.

     La souffrance, sous n'importe laquelle de ses formes, est le pain de l'âme, si le plaisir est le pain du moi. Un jeune poète qui, pour obéir à sa vocation, brave les foudres paternelles et meurt de faim dans des mansardes pendant des années, nourrit son idéal ainsi, avec sa propre chair et son propre sang; tandis qu'installé dans une confortable bibliothèque, il ne pourrait que meubler sa mémoire ou affiner son gout. Mais la souffrance fait jaillir en lui des sources vives et chauffe son enthousiasme. L'enthousiasme, le dieu en nous, quel beau mot pour désigner une chose plus belle encore! Qu'importent le froid, la faim, les déboires, si l'Idéal nous tient le cœur tout enflammé? Il n'y a pas de grand artiste qui n'ait pleuré. Lisez la vie de Michel-Ange; essayez de sentir entre les lignes de ses manuscrits palpiter l'âme du divin Léonard; rappelez-vous Beethoven, Schumann et Bach et Wagner, Coleridge et Shelley, Villiers de l'Isle-Adam, tous ceux enfin qui furent des messagers d'une Vérité inconnue ou d'une Beauté nouvelle; leur vie à tous fut un martyre.

     Ainsi le dieu qui habite en nous demande des holocaustes et le parfum de nos souffrances lui est agréable. Toutefois les exemples de quelques rares hommes d'élite qui ont enfanté ici de la beauté très pure et de la vérité immortelle et dont le destin ne fut ni tragique ni magnifique ni pitoyable, ces exemples doivent nous faire soupçonner que peut-être un chemin existe plus sain que celui par lequel passent d'ordinaire les «porteurs de flambeaux ».
     Que fait l'homme de science, l'homme de pensée? Il s'écarte des tumultes de la vie, il renonce à l'activité matérielle, aux affaires, aux expériences sentimentales, aux conquêtes sociales, pour n'être point distrait du soin de ses constructions intellectuelles. Que fait l'artiste? Il se plonge à corps perdu dans la vie sensible ou sentimentale pour en observer ou en expérimenter les mouvements les plus délicats, les plus pathétiques, et les plus beaux. C'est-à-dire que ces êtres d'élite suivent, dans leurs enquêtes, une méthode analogue à celle du positivisme. Ils induisent la vie intérieure d'après la vie extérieure; et par là leurs travaux portent un stigmate indélébile d'incomplet, de provisoire et parfois d'anormal. Il faudrait qu'ils puisent leurs inspirations dans l'Esprit et non dans aucune des sources plus ou moins pures du Créaturel; qu'ils comprennent, les uns, les hommes d'intelligence, que le Savoir réel est une plante qui ne fleurit qu'au pied de la Croix; les autres, les hommes de sensibilité, que l'Art n'est rien autre que la lumière irradiée par cette Croix.

     A quoi se réduit, en somme, l'effort de l'artiste comme celui du philosophe? A rendre sensibles des entités morales ou intellectuelles. Ils sont les hiérophantes d'une magie très pure aux clartés de laquelle nulle vapeur de chair ni de sang ne se doit mélanger. Il faut donc qu'ils offrent aux anges dont ils désirent la visite des demeures dans leur intelligence et dans leur sensibilité où rien n'offusque ces hôtes divins, où il y ait l'activité silencieuse des seuls familiers du temple intérieur, où le Père seul soit adoré, où tout soit net et noble, où le tumulte vain du monde meure au pied des murs élevés sur le roc de l'action bonne.
     Bien que composés d'une multitude de vies individuelles, nous sommes un, cependant, et tout ce que fait l'esprit réagit sur le corps, comme tout ce que fait le corps réagit sur l'esprit. Ainsi le philosophe qui ne cultiverait que son intellect ou le poète qui ne purifierait que ses sentiments, en laissant leurs instincts corporels satisfaire tous leurs caprices, vicieraient la pureté de leurs méditations et alourdiraient l'envol de leurs enthousiasmes.

     Le mal accompli par le corps ne tue pas que l'énergie corporelle; il corrompt de proche en proche, parce que la vie physique, la vie fluidique, la vie astrale, la vie mentale se pénètrent réciproquement; et parce que, aussi, nos cellules ne sont pas immobiles. Tel esprit du tissu fibreux ou de la peau ou du globule sanguin aujourd'hui situé dans un doigt, l'année prochaine sera peut-être dans la rétine ou dans le cerveau; et, s'il a été corrompu dans ce doigt, il sera mauvais enregistreur de la couleur, de la ligne ou de l'idée.
     La Croix est bien la fontaine de ce jardin paradisiaque d'où jaillit l'eau vive, une et multiforme de la vie éternelle et de la sagesse divine. Que ces amants de la Beauté et de la Vérité contemplent donc d'un regard constant et immuable le Maître de cette Croix, la fleur indescriptible épanouie sur le tronc dur de cet arbre mystique. Le Verbe est la Volonté même de Dieu; Il est donc, pour le monde, sa Vérité éternelle et toutes ses vérités relatives, sa Vie absolue et chacun des modes passagers de l'Existence universelle. Il est le type physique, intellectuel, moral ou esthétique du Monde, car Il est la Voie, la Vérité, la Vie.

     Pourquoi chacune des pensées de Jésus qui nous sont parvenues nous émeuvent-elles, même quand notre ténèbre intérieure ne nous permet pas de les comprendre? Parce qu'elle éveille, par delà notre pauvre intelligence infirme, un écho profond sous les voûtes du sanctuaire de notre cœur. Pourquoi ce qui nous a été transmis de Ses actions enchante-t-il les sources secrètes de notre sensibilité? Parce que chacune de ces scènes, malgré les maladresses de l'écrivain et les coups de ciseaux de la censure humaine, chacune de ces scènes remue, par delà notre sens d'analyse ou de critique, les harmonies du Beau qui sommeillent au sommet de notre esprit.
     Est-ce que, par exemple, ce drame de Jésus marchant sur les eaux, vers la barque où tremblent les disciples, ne nous présente pas, en un raccourci énergétique, l'image de l'immense épopée du Salut universel?
     Est-ce que nous ne sentons pas, à cette lecture, des murailles s'abattre en nous? L'œil de notre âme n'aperçoit-il pas ce Verbe, tout éclatant d'une insupportable splendeur, traverser les fleuves et les mers cosmiques en posant les pieds sur les soleils de l'éther, comme nous traversons le torrent dans la montagne en passant sur les pierres dérochées ? Et notre cœur ne sent-il pas alors tout le divin de l'acte du Verbe cosmique concentrant son mystère dans l'harmonie sereine et pourtant surhumaine de l'acte du Verbe incarné?

     Voilà comme sont la Vérité belle et la Beauté vraie. Pour tous les hommes sans exception, la réalisation du Bien est l'indispensable, le nécessaire, le fondement de granit et la substructure immuable. Le troupeau moyen ne peut que cela - et encore -; seuls les êtres d'exception reçoivent, en les payant de quelle monnaie douloureuse ! des dons spéciaux qui leur permettent d'élever le temple de la Science et celui de la Beauté. A notre époque, tout le monde a du talent et se prévaut de cette petite qualité pour s'installer sur un trône, mais le sage et l'artiste sont, en réalité, les fleurs rares de toute une génération; et combien de célébrités contemporaines la postérité ne se h‚tera-t-elle pas d'enfouir dans l'oubli?
     Des trois types de la perfection relative à laquelle notre humanité peut prétendre, la sainteté est la moins difficile à atteindre, car tout homme peut devenir. un saint, s'il le veut. Et combien y a-t-il de saints autour de nous? dans cette ville? dans ce pays?

     Tandis que le Beau esthétique et le Vrai intelligible demandent des énergies extraordinaires pour être conçus, compris, assimilés et exprimés. Il faudrait, pour qu'ils atteignent la limite de leurs possibilités, que le philosophe et l'artiste fussent d'abord des saints. Alors seulement l'un connaîtrait sa propre intelligence et pourrait l'entraîner avec méthode et certitude; et le second saurait, pour les avoir subis chez lui-même et consolés chez autrui, les passions des sens et des sentiments, les désespoirs et les enthousiasmes, les violences et les renoncements.
     Il serait superflu que je vous indique ici par le détail les travaux propres à chacun de ces deux grands oeuvres. Ce que j'ai désiré vous faire apercevoir, c'est la dignité de la Science, la sublimité de l'Art, la gravité qu'exigent de leurs fidèles ces deux divinités et le respect plein de reconnaissance que nous autres, troupeau anonyme aux vertus anémiques et aux vices falots, devons professer envers les héros audacieux qui gravissent péniblement, dans la nuit de l'Esprit, les sentiers rocailleux au haut desquels se dressent les sanctuaires de l'Idéal.
     Malgré que les écarts, peut-être, de leurs vigoureuses personnalités scandalisent notre prosaïsme, si nous rencontrons de ces pionniers, aidons-les de tout notre cœur, avec notre bourse si nous sommes riches, avec notre affection si nous sommes pauvres. Car quiconque apporte ici-bas le moindre reflet des soleils de l'Absolu est essentiellement un serviteur du Père.