VII
ANDRÉAS A STELLA
Laisse-moi, Stella, pour bercer la petite douleur perpétuelle qui niche dans ton âme. Laisse-moi te raconter des contes de fées. Ne t’étonne point que je sache, sans t’avoir vue, l’état dans lequel tu te trouves. Ne t’ai-je pas dit il y a quelque temps, que je commençais à t’aimer; et si tu te rappelles qu’autrefois les délicieuses lassitudes de nos caresses relâchaient, chez nous, les lourdes chaînes de la matière physique, tu comprendras comment, si mon coeur s’élance vers le tien, il sent, comme s’il était à toi, les palpitations de la vie et les aspérités du roc par où tu t’élèves aux flancs de la montagne mystérieuse.
Il était une fois un pauvre berger qui passait pour innocent ; il gardait les moutons des habitants d’un petit village perdu dans les profondeurs de la forêt-noire, bien plus profonde et bien plus déserte, à cette époque lointaine, que maintenant, Ce petit berger, qui s’appelait Hans, ne connaissait point ses parents ; il était arrivé, tout enfant, dans ce hameau, dont les habitants, simples et bons, l’avaient recueilli ; mais, dès qu’il fut en âge de se connaître dans les sentiers à peine tracés qui traversaient l’immense forêt, on l’utilisa pour conduire aux pâturages des collines le petit troupeau qui constituait la principale fortune de ces pauvres gens. Hans avait une vie étrange ; on le voyait très peu ; à peine au matin le temps qu’il traversait la route en soufflant dans sa corne, le soir en remettant ses bêtes dans leurs étables ; il parlait peu, avait l’air absent ; et la nuit, au lieu de dormir dans la bonne paille fraîche des granges, ou sous l’haleine chaude des bestiaux, l’hiver, il errait dans la forêt, la face tendue vers la lune et vers les étoiles, et les bonnes gens le croyaient quelque peu sorcier.
On l’avait vu, au milieu des hautes futaies, prêtant l’oreille à des voix cachées, souriant à des spectacles invisibles ; la forêt semblait lui donner des leçons ; il connaissait le temps à l’inspection des déchirures du ciel bleu aperçues au travers des feuillages ; il apprenait peu à peu quelles herbes font disparaître les contusions, sèchent les plaies ou guérissent le bétail ; la corneille et le hibou lui parlaient même, et quand la Mort visitait ce hameau perdu, il savait d’avance sur quelle hutte elle allait s’arrêter, Ainsi Hans grandit joyeusement, dans les souffles embaumés de la forêt ; les fleurs de l’été, les fruits et les horizons dorés de l’automne, le tapis des neiges hivernales se succédèrent bien des fois sans qu’il connût d’autre sentiment que l’admiration et la paix ; il n’avait que des amis parmi les arbres et les herbes parce que jamais il n’avait fait de mal à aucun d’eux ; avant de cueillir un fruit, d’arracher une racine, de couper une tige, il en avait toujours demandé la permission à la plante ; et, quand il cherchait de bonnes feuilles bien juteuses pour panser une plaie, jamais il ne dépouillait le petit arbuste de sa propre autorité ; il allait par la forêt, demandant à haute voix : « Où sont les mille-pertuis ? » ou telle et telle autre herbe, et il ajoutait : « Quel est celui qui veut bien me donner quelques feuilles pour guérir la vieille Gretel, ou pour arrêter le sang d’une coupure que s’est faite Fritz le charpentier ? » Alors un petit arbuste lui répondait : « C’est moi, prends ce qu’il te faut de mes feuilles, mais ne me fais pas trop mal. » Pour ne pas faire de mal à ses amis, le petit Hans attendait qu’ils fussent endormis sous la lune ; et, quand tous les enfants de la forêt sommeillaient paisiblement, il prenait ses feuilles à celui qui les lui avait offertes, tout doucement, en faisant le moins de déchirures possibles et en fermant avec soin la cicatrice verte, Aussi tous l’aimaient et se faisaient un plaisir de lui donner tout ce qu’il leur demandait.
Tout au moins Hans prétendait que les choses se passaient ainsi et les gens du village l’écoutaient avec étonnement parce qu’ils n’avaient jamais entendu la voix d’un arbrisseau ; quand on lui disait de telles choses, le petit pâtre était bien un peu surpris, mais comme c’était un enfant simple et plein de respect pour les hommes âgés et pour les vieilles femmes, il ne tirait pas gloire de ses relations forestières et n’en cherchait point la cause. Tous les jours, cependant, il apprenait quelque chose merveilleuse de ses amis les arbres, et il la racontait à ses amis les hommes pensant leur être utile, comme il décrivait aux arbres les moeurs des paysans ; or, les arbres seuls l’écoutaient avec sérieux et profitaient des leçons de leur ami, parce qu’ils étaient humbles et savaient que l’homme leur est de beaucoup supérieur ; mais les paysans disaient de Hans : « C’est un simple, les nixes lui troublent l’esprit », et ils oubliaient ses avertissements, et bien des fois payaient cher leur indifférence. Car les arbres sentent beaucoup de choses que les hommes, même les gens rustiques, ne sentent pas ; ils savent le temps qu’il fera, non seulement plusieurs jours, mais encore plusieurs lunes à l’avance ; les géants de la forêt prédisent même ces choses pour les années futures ils connaissent aussi les présences mystérieuses qui remplissent d’effroi le voyageur sous les voûtes de verdure sombre ; ceux d’entre eux qui vivent sur les bords des clairières rondes où viennent danser les fées le sixième, le treizième, le vingtième et le vingt-septième jour de la lune sont les plus renseignés. Si les hommes savaient les écouter et le leur demandaient, ils les mettraient en relations avec les génies des prés, des ruisseaux, des cascades, des rochers, des ravines et des montagnes ; alors on apprendrait les endroits où les gnomes travaillent les terres utiles, les minerais précieux, où les ondins dispensent aux sources des vertus médicinales, où les fleurs sont balsamiques ; on saurait que tel chêne centenaire a été béni par les austérités d’un ermite, que tel autre est hanté par le souvenir d’un crime ou les affres d’un suicidé, et bien d’autres choses encore.
Mais, semblables en cela aux gens civilisés et aux savants, les braves cultivateurs parmi lesquels vivait Hans ne prêtaient aucune attention à ses récits, et s’en moquaient même entre eux. La gelée blanche ou la grêle arrivaient toujours quand le petit berger l’avait dit, mais ces leçons ne leur profitaient pas, parce que c’était une sorte de petit vagabond tombé on ne savait d’où qui les leur donnait.
Or, un bel après-midi, Hans, en marchant dans un sous-bois tapissé de lierre rampant, en vit les feuilles, non pas dressées perpendiculairement aux rayons solaires, comme elles auraient dû se tenir, mais se présentant à eux par la tranche. Il connut tout de suite qu’il avait été attiré dans ce coin parce qu’un événement important allait fondre sur sa tête ; le lierre, qui voit les mauvaises humeurs des corps animaux, ne voulait pas ce jour-là obéir à la loi, et Hans se sentit froid au coeur. Son troupeau rentré, il courut sous la lune devant le grand chêne Arra’ch, le Maître de la Forêt, mais c’était une nuit de Conseil, et Arra’ch était allé, à la tête des Esprits des arbres, prendre les ordres et recevoir les nouvelles de la bouche du vieil ours par qui parlaient beaucoup de génies de cette antique contrée. Ce n’est donc que vers le matin que Hans entendit en rêve la voix d’Arra’ch : « Tu vas souffrir, lui disait-il, et quoi que tu fasses, tu vas grandir ; tu vas être obligé de choisir entre deux routes, de goûter de deux fruits l’un, et de jeter l’autre ; mais il faut que tu choisisses tout seul ; je ne puis rien pour toi, parce que tu es un homme ; ton esprit est plus haut que le mien, et, s’il choisit avec sagesse, il deviendra un jour le maître de cette forêt, mon maître à moi, le maître du vieil ours et celui des gnomes qui travaillent dans les rochers vers le nord. Mais, comme tu as été bon pour nous, nous serons bons avec toi, et je m’engage, au nom de la Forêt tout entière, à t’aider si tu ne nous oublies pas. » Et Hans entendit le murmure immense des grands arbres, des arbustes, des herbes qui juraient avec leur maître Arra’ch fidélité à Hans si Hans ne les oubliait pas.
Il faut dire que le petit pâtre était devenu un bel adolescent blond, droit et vigoureux comme une jeune pousse, et dont la belle mine ne passait pas inaperçue des filles du hameau. Mais il n’avait jamais remarqué leurs sourires rougissants elles n’étaient pour lui que des camarades moins lestes et moins hardis que les garçons. Or, quelques jours après qu’il eût vu les feuilles du lierre sylvestre se dresser devant lui, arriva au village une brune fille inconnue, avec de grands yeux immobiles et de longs cheveux ; Hans, à sa vue, sentit quelque chose trembler dans sa poitrine, et ses narines, habituées aux fraîches et pures odeurs des herbes et des blanches-dames, connurent le vertige des parfums de la chair, Dans son trouble il recourut à ses conseillers ordinaires ; mais la Forêt lui fut muette cette nuit-là, et le maître Arra’ch lui dit : « C’est tout à l’heure qu’il te faudra choisir. »
La fille brune lui parla, puisqu’il n’osait le faire ; elle venait d’une région voisine où il n’y avait pas de forêt, où les hommes vivaient réunis en grand nombre, habitant non pas des huttes, mais des constructions en pierre ; ils avaient des usages compliqués et de nombreux vêtements ; beaucoup d’objets leur étaient nécessaires pour manger, pour dormir, pour soigner leur corps, et l’inconnue s’étonnait de n’en point trouver de semblables dans le hameau. Hans lui raconta sa vie, ses amis, ses maîtres les arbres, ses guides les fées, leurs discours et leurs prédictions ; il voulut que son amie leur parlât, mais elle n’entendit pas leur voix, et elle ne l’aurait d’ailleurs pas comprise, car son esprit venait d’un autre royaume. Alors, elle se moquait de Hans, et Hans souffrait de ses sarcasmes quoiqu’il respirât avec délices l’haleine de la fille brune et son parfum oppressant ; elle voulait l’emmener vivre parmi ces hommes qu’elle disait savants, puissants et riches ; mais Hans ne savait pas ce que c’est que la richesse ; il avait idée de ce que c’est qu’un homme savant ; il voulait apprendre des choses secrètes, lointaines et obscures, et parmi elles l’énigme qu’il sentait se cacher dans la beauté de son amie ; mais il n’osait pas quitter sa Forêt ; il sentait qu’il y perdrait beaucoup de choses ; il ne croyait pas non plus pouvoir vivre sans la caresse des yeux noirs, sans l’odeur délicieuse et un peu inquiétante, sans la vue du beau corps de l’inconnue, Il se fit donc du souci jusqu’au jour où, d’un coup, mettant sa main dans celle de la tentatrice, il partit vers la ville étrangère pour connaître la richesse et la science.
Il voulut apprendre le secret détenu par les rouges lèvres de l’amie, mais elle le repoussa en lui disant : « Reviens avec de l’or et tu découvriras le mystère de ma beauté. » Quand il eut de l’or, il connut donc ce mystère, il l’épuisa et s’en lassa ; il le connut également chez beaucoup d’autres femmes et il s’en lassa. Il s’enquit alors du mystère de la science ; il apprit beaucoup de choses oubliées, les langues des peuples disparus, les rêves des sages antiques ; mais le mot du mystère de la science, il n’arrivait pas à le prononcer ; il crut un jour ne jamais pouvoir le découvrir et il s’aperçut alors qu’il était devenu vieux ; que ses mains tremblaient, que ses cheveux avaient blanchi. Il retourna donc dans sa vieille forêt, et redevint, dans le hameau où il avait vécu son enfance, et où personne ne le reconnut, un pauvre gardien de moutons comme autrefois.
Il passa beaucoup de nuits à pleurer sur lui-même, sur sa vie dépensée si vite ; il pleura la richesse, l’amour et la science, sans s’apercevoir que c’était là l’épreuve dont lui avait parlé le vieux chêne Arra’ch ; mais après avoir longtemps lutté en esprit contre lui-même, il connut qu’il y avait un Dieu autrement que dans les livres des sages ; et il se prosterna en dedans de lui-même devant ce Dieu, et à ce moment l’immense armée des Esprits de la Forêt, de la Terre et des Eaux, vint, précédée par les Esprits de l’Air, lui faire hommage, se soumettre à son Esprit et lui promettre obéissance. Hans alors leur dit : « Ne vous soumettez pas à moi, mais à Celui que je sens vivre en moi, qui a mené mon âme par des chemins secrets et qui lui donne enfin la Pauvreté, la Bonté et la Vie, au lieu de l’Or, du Plaisir et de la Science après qui j’ai si longtemps couru. »
Voilà l'histoire du blond petit Hans, l'enfant trouvé. Je souhaite qu'elle t'ait un peu fait oublier tes peines, chère Stella.