IX
ANDRÉAS À STELLA
Me voici reparti pour cet Orient qui est comme ma seconde patrie. Les longueurs d'une traversée monotone me parurent courtes cette fois; j'étais dévoré de curiosité au sujet des inconnus à qui je devais présenter ma lettre de créance. On m'avait dit d'eux: Ce sont des savants positivistes, des expérimentateurs; et la cervelle d'un Occidental se refuse toujours d'abord à admettre qu'il puisse y avoir des expérimentateurs autre part que dans les laboratoires de son pays. Débarqué dans un petit port de la côte de Malabar, j'avais ordre de me promener dans la ville, vêtu en Indou, avec une certaine amulette au poignet; j'exécutai scrupuleusement ces instructions et, vers le soir, un homme de basse classe vint à moi et m'emmena hors de la ville; là je trouvai une légère voiture qui nous transporta pendant la nuit jusqu'aux Ghattes, dont nous fîmes à pied l'ascension. Les escarpements de ces montagnes ne me permirent point de jouir de la fraîcheur de l'air, du calme de la nuit, ni de la sérénité du paysage; les ronces, les pierres, quelque crainte aussi des fauves et des vermines venimeuses employèrent toutes mes forces. Après deux heures d'ascension, nous arrivâmes à une sorte de plateau granitique, dépouillé d'herbes, et que bossuaient de loin en loin quelques amas de pierres rangées en cercle; mon guide me mena vers le plus considérable de ces monticules, dont le centre était une masse rocheuse assez semblable aux pierres levées des pays celtiques. Les blocs de pierres formaient une voûte irrégulière sous laquelle nous nous traînâmes à quatre pattes; au bout se trouvait non pas un puits mais un trou irrégulier, dans lequel mon guide disparut et où je le suivis, tandis qu'il guidait de ses mains mes pieds tâtonnant le long des parois irrégulières; nous descendîmes quelques mètres, et un couloir incliné nous amena en une demi-heure au centre d'une oubliette où des reptiles se traînaient parmi quelques crânes humains. Nous entrions dans les ruines d'une de ces nombreuses cités brahmaniques que leur population a abandonnées, ou que des guerres civiles ont détruites. Il y en a beaucoup dans le Dekkan, disent les pandits. L'accès de celle où on m'avait amené se trouvait merveilleusement défendu par la jungle et son peuple de singes gris, de serpents, de panthères et de tigres. Le spectacle d'une ville hindoue envahie par la jungle est un chose admirable; il est l'idéal du féerique et du fantastique; la vie des habitants de la forêt y est différente aussi; elle semblerait un peu civilisée, si l'on peut dire; les oiseaux y chantent, les insectes y bourdonnent, les singes y jacassent chacun à leur tour et avec quelque savoir-vivre; c'est le rauquement du tigre ou le miaulement de la panthère qui est le chef de cet orchestre vivant; les silences en sont majestueux et pleins le secrets; les ensembles assourdissants.
Mon guide se hâtait à travers les terrasses aux dalles disjointes, sous les colonnades démolies et les carrefours pleins d'herbes folles. L'immense toit sculpté d'une pagode assombrit le ciel tout à coup au-dessus de nos têtes. Nous étions arrivés. Là, je fus remis aux mains d'un brahme vishnouite, qui me salua en anglais et me présenta des fruits et des boissons glacées. Cependant j'examinais la structure du temple qui, pour la beauté de la masse et la richesse des détails, ne le cédait en rien aux plus fameux monuments de Bénarès et d'Ellora; autant que mes souvenirs de Tantras me le faisaient croire, ce temple avait dû être bâti en l'honneur de Ganeça, le dieu éléphant. Il était composé d'une immense enceinte ou galerie circulaire, comprenant cinq autres enceintes plus petites; deux temples étaient érigés en hauteur, le premier comprenait trois autels, avec leurs voûtes en tiare; à mi-hauteur s'étendait une cour intérieure ou terrasse ellipsoïde, aux deux foyers de laquelle étaient dressés les quatrième et cinquième autels. L'ensemble des sculptures et des frises représentait la légende de Siva à peu près telle que la décrit le Skhanda Pourana. La pierre était seule employée dans la décoration de cette immense architecture.
Parama Siva et ses vingt-cinq mourtis sont sculptés sur la première de ces pyramides; sur la seconde, on voit Daksha au milieu des Pradjapatis, faisant pénitence à Siva; engendrant le premier mille de ses fils, les Haryasouas, puis le second millier, les Sabalasouas, ceux qui connaissent les essences subtiles de l'Univers, ou Tattouas; puis Daksha engendre ses soixante filles, parmi lesquelles resplendit Oumah, l'épouse de Shiva; et la longue théorie de ces personnages accomplissant chacun le symbole de la force cosmique qu'il exprime se déroule sur toutes les faces de l'autel quadrangulaire, de la pyramide et des colonnes.
Sur le troisième autel se voit la chute de Daksha et la transformation de sa fille Oumah en Parvàti, sur le mont Himavàn ; tandis que Shiva, sous la forme de Dakshinamourthi, essaie en vain d'initier les mounis à l'ombre d'un banian, puis essaie de nouveau au sommet du Kailâça; pendant cette initiation, les asouras se répandent sur la terre et y commettent mille atrocités; alors le Mahadeva émane Koumarà ou Soubramanyia le guerrier spirituel.
Le quatrième autel retrace les incidents de la naissauce du second des fils de Shiva, Ganeça le pacifique. Enfin le cinquiène autel, selon le mythe du Linga Pourana, représente le quintuple Shiva et ses vingt fils sous les aspects de Sadhyodjata, par qui la vie est résorbée, - de Vâmadeva, qui accomplit la loi et le rituel, - de Tatpourousha, qui fixe les êtres dans la science et l'essence suprêmes, - d'Aghôra le terrible, qui enseigne la Yoga, - et enfin d'Isâna la forme de toutes les formes, qui fond ensemble l'Union, la Raison, la Pénitence, la Science, l'Observance religieuse, et les vingt-sept autres qualités de l'âme qui atteint la Délivrance.
Le long du péristyle extérieur rampaient les serpents de l'Éternité avec leurs sept têtes; les gardiens symboliques des mystères se dressaient de distance en distance; les éléphants sacrés porteurs de la Gnose et portiers du Temple abaissaient vers le visiteur leurs trompes et leurs défenses de granit; le soutènement disparaissait sous le grouillis de formes démoniaques, confinées, suivant les livres, aux mondes inférieurs de l'Invisible; sous les feuilles des cactus, des euphorbes et des bananiers se modèlent dans l'ombre les faces lippues, les canines pendantes des vampires, des Pisatchas, des Katapoutanas et des Ulkamoukhas Pretas; sur les parois extérieures des murs sont sculptés les concerts célestes des Gandharvas, dansant et jouant de leur instruments; vers le nord sont les images de Soma et d'Indra; vers l'est celles des gardiens des trésors, les Yakshas, présidés par Koubera et Yakhshini son épouse; sur le côté ouest est l'armée des Râkhshasas commandée par Khadgha-Râvana qui donne la victoire sur les ennemis.
Le culte de toutes ces entités plus ou moins démoniaques est encore en vigueur, même dans les hautes classe, à Travancore et dans le Malabar. J'ai même été témoin, dans cette localité, d'un fait fort étrange, que mon amie me fera souvenir de lui raconter.
Mais je m'attarde beaucoup trop, je crois, à d'arides descriptions; j'ai laissé un brahme m'offrir des rafraîchissements et je reprends mon récit où je l'avais interrompu.
Ce brahme, maigre de corps, avec un grand nez et de beaux yeux, quoique enfoncés dans leurs orbites, m'exposa en un très pur anglais que tout ce qui se trouvait dans ce vieux temple transformé en laboratoire était à ma disposition, et que tous ses hôtes se considéraient, en raison de la haute recommandation qui m'avait permis de pénétrer jusque là, comme mes serviteurs. Je remerciai suivant les interminables et hyperboliques formules de la politesse orientale, et il commença pour moi le tour du propriétaire.
Il y a une chose que je vous supplierai de faire, tout d'abord, me dit mon cicerone; c'est de ne pas vous presser, de considérer que vous avez beaucoup de temps devant vous et que vous allez être mis en face de nouveautés complètes. La hâte ou l'impatience seraient donc des obstacles et non des aides. » Je lui promis de faire des efforts pour réaliser le calme oriental, en lui demandant d'user lui-même de beaucoup de patience à mon égard, et une série d'émerveillements commença pour moi. Ce temple, me dit en substance mon guide, est du genre des laboratoires et de la classe des ateliers; par suite, je ne devais y trouver ni matériaux rares, ni essences précieuses, ni appareils de magie psychologique. Les savants qui l'habitent étudient à peu près ce que nous appelons les forces physiques, et cela au moyen d'un petit nombre d'appareils d'une sensibilité exquise. Cette sensibilité est obtenue par l'isolement des courants magnétiques qui passent dans le sol et de ceux qui circulent dans l'atmosphère; à cet effet, ils emploient des procédés spéciaux de fabrication des fils métalliques; ces procédés sont toujours manuels; on réprouve l'emploi des machines, des laminoirs et autres perfectionnements industriels; tout s'y fait à la main, et avec une patience qui lasserait le plus patient de nos saints d'Occident. Pour t'en donner une idée, Stella, j'ai vu un brave Hindou, assis dans l'ombre du rez-de-chaussée, tapoter sans arrêt un fil de cuivre avec un marteau qui pesait bien 20 grammes; j'entendais le bruit mécanique de ses coups dès trois heures du matin jusqu'au coucher du soleil; alors un autre frappeur venait le remplacer pendant la nuit; et ce travail durait, m'a-t-on dit, pendant des mois.
Je te ferai grâce de la description de tous les appareils dont mon guide - il s'appelait Sankhyananda - démontai les rouages et les remontait avec dextérité, pour la commodité des explications. Il en est un cependant, dont l'usage est tellement extraordinaire et semble une histoire si vraisemblablement signée Jules Verne, que je veux t'en parler un peu en détail pour amuser ton imagination.