Le petit pâtre
par
SÉDIR
Il était une fois un pauvre berger qui passait pour innocent ; il gardait les moutons des habitants dun petit village perdu dans les profondeurs de la forêt de Brocéliande, bien plus profonde et bien plus déserte, à cette époque lointaine, que maintenant, Ce petit berger, qui sappelait Yann, ne connaissait point ses parents ; il était arrivé, tout enfant, dans ce hameau, dont les habitants, simples et bons, lavaient recueilli ; mais, dès quil fut en âge de se connaître dans les sentiers à peine tracés qui traversaient limmense forêt, on lutilisa pour conduire aux pâturages des collines le petit troupeau qui constituait la principale fortune de ces pauvres gens. Yann avait une vie étrange ; on le voyait très peu ; à peine au matin le temps quil traversait la route en soufflant dans sa corne, le soir en remettant ses bêtes dans leurs étables ; il parlait peu, avait lair absent ; et la nuit, au lieu de dormir dans la bonne paille fraîche des granges, ou sous lhaleine chaude des bestiaux, lhiver, il errait dans la forêt, la face tendue vers la lune et vers les étoiles, et les bonnes gens le croyaient quelque peu sorcier.
On lavait vu, au milieu des hautes futaies, prêtant loreille à des voix cachées, souriant à des spectacles invisibles ; la forêt semblait lui donner des leçons ; il connaissait le temps à linspection des déchirures du ciel bleu aperçues au travers des feuillages ; il apprenait peu à peu quelles herbes font disparaître les contusions, sèchent les plaies ou guérissent le bétail ; la corneille et le hibou lui parlaient même, et quand la Mort visitait ce hameau perdu, il savait davance sur quelle hutte elle allait sarrêter, Ainsi Yann grandit joyeusement, dans les souffles embaumés de la forêt ; les fleurs de lété, les fruits et les horizons dorés de lautomne, le tapis des neiges hivernales se succédèrent bien des fois sans quil connût dautre sentiment que ladmiration et la paix ; il navait que des amis parmi les arbres et les herbes parce que jamais il navait fait de mal à aucun deux ; avant de cueillir un fruit, darracher une racine, de couper une tige, il en avait toujours demandé la permission à la plante ; et, quand il cherchait de bonnes feuilles bien juteuses pour panser une plaie, jamais il ne dépouillait le petit arbuste de sa propre autorité ; il allait par la forêt, demandant à haute voix : « Où sont les millepertuis ? » ou telle et telle autre herbe, et il ajoutait : « Quel est celui qui veut bien me donner quelques feuilles pour guérir la vieille Marie-Anne, ou pour arrêter le sang dune coupure que sest faite Alain le charpentier ? » Alors un petit arbuste lui répondait : « Cest moi, prends ce quil te faut de mes feuilles, mais ne me fais pas trop mal. » Pour ne pas faire de mal à ses amis, le petit Yann attendait quils fussent endormis sous la lune ; et, quand tous les enfants de la forêt sommeillaient paisiblement, il prenait ses feuilles à celui qui les lui avait offertes, tout doucement, en faisant le moins de déchirures possibles et en fermant avec soin la cicatrice verte, Aussi tous laimaient et se faisaient un plaisir de lui donner tout ce quil leur demandait.
Tout au moins Yann prétendait que les choses se passaient ainsi et les gens du village lécoutaient avec étonnement parce quils navaient jamais entendu la voix dun arbrisseau ; quand on lui disait de telles choses, le petit pâtre était bien un peu surpris, mais comme cétait un enfant simple et plein de respect pour les hommes âgés et pour les vieilles femmes, il ne tirait pas gloire de ses relations forestières et nen cherchait point la cause. Tous les jours, cependant, il apprenait quelque chose merveilleuse de ses amis les arbres, et il la racontait à ses amis les hommes pensant leur être utile, comme il décrivait aux arbres les moeurs des paysans ; or, les arbres seuls lécoutaient avec sérieux et profitaient des leçons de leur ami, parce quils étaient humbles et savaient que lhomme leur est de beaucoup supérieur ; mais les paysans disaient de Yann : « Cest un simple, les fées lui troublent lesprit », et ils oubliaient ses avertissements, et bien des fois payaient cher leur indifférence. Car les arbres sentent beaucoup de choses que les hommes, même les gens rustiques, ne sentent pas ; ils savent le temps quil fera, non seulement plusieurs jours, mais encore plusieurs lunes à lavance ; les géants de la forêt prédisent même ces choses pour les années futures ils connaissent aussi les présences mystérieuses qui remplissent deffroi le voyageur sous les voûtes de verdure sombre ; ceux dentre eux qui vivent sur les bords des clairières rondes où viennent danser les fées le sixième, le treizième, le vingtième et le vingt-septième jour de la lune sont les plus renseignés. Si les hommes savaient les écouter et le leur demandaient, ils les mettraient en relations avec les génies des prés, des ruisseaux, des cascades, des rochers, des ravines et des montagnes ; alors on apprendrait les endroits où les gnomes travaillent les terres utiles, les minerais précieux, où les ondins dispensent aux sources des vertus médicinales, où les fleurs sont balsamiques ; on saurait que tel chêne centenaire a été béni par les austérités dun ermite, que tel autre est hanté par le souvenir dun crime ou les affres dun suicidé, et bien dautres choses encore.
Mais, semblables en cela aux gens civilisés et aux savants, les braves cultivateurs parmi lesquels vivait Yann ne prêtaient aucune attention à ses récits, et sen moquaient même entre eux. La gelée blanche ou la grêle arrivaient toujours quand le petit berger lavait dit, mais ces leçons ne leur profitaient pas, parce que cétait une sorte de petit vagabond tombé on ne savait doù qui les leur donnait.
Or, un bel après-midi, Yann, en marchant dans un sous-bois tapissé de lierre rampant, en vit les feuilles, non pas dressées perpendiculairement aux rayons solaires, comme elles auraient dû se tenir, mais se présentant à eux par la tranche. Il connut tout de suite quil avait été attiré dans ce coin parce quun événement important allait fondre sur sa tête ; le lierre, qui voit les mauvaises humeurs des corps animaux, ne voulait pas ce jour-là obéir à la loi, et Yann se sentit froid au coeur. Son troupeau rentré, il courut sous la lune devant le grand chêne Arrach, le Maître de la Forêt, mais cétait une nuit de Conseil, et Arrach était allé, à la tête des Esprits des arbres, prendre les ordres et recevoir les nouvelles de la bouche du vieil ours par qui parlaient beaucoup de génies de cette antique contrée. Ce nest donc que vers le matin que Yann entendit en rêve la voix dArrach : « Tu vas souffrir, lui disait-il, et quoi que tu fasses, tu vas grandir ; tu vas être obligé de choisir entre deux routes, de goûter de deux fruits lun, et de jeter lautre ; mais il faut que tu choisisses tout seul ; je ne puis rien pour toi, parce que tu es un homme ; ton esprit est plus haut que le mien, et, sil choisit avec sagesse, il deviendra un jour le maître de cette forêt, mon maître à moi, le maître du vieil ours et celui des gnomes qui travaillent dans les rochers vers le nord. Mais, comme tu as été bon pour nous, nous serons bons avec toi, et je mengage, au nom de la Forêt tout entière, à taider si tu ne nous oublies pas. » Et Yann entendit le murmure immense des grands arbres, des arbustes, des herbes qui juraient avec leur maître Arrach fidélité à Yann si Yann ne les oubliait pas.
Il faut dire que le petit pâtre était devenu un bel adolescent blond, droit et vigoureux comme une jeune pousse, et dont la belle mine ne passait pas inaperçue des filles du hameau. Mais il navait jamais remarqué leurs sourires rougissants elles nétaient pour lui que des camarades moins lestes et moins hardis que les garçons. Or, quelques jours après quil eût vu les feuilles du lierre sylvestre se dresser devant lui, arriva au village une brune fille inconnue, avec de grands yeux immobiles et de longs cheveux ; Yann, à sa vue, sentit quelque chose trembler dans sa poitrine, et ses narines, habituées aux fraîches et pures odeurs des herbes et des blanches-dames, connurent le vertige des parfums de la chair, Dans son trouble il recourut à ses conseillers ordinaires ; mais la Forêt lui fut muette cette nuit-là, et le maître Arrach lui dit : « Cest tout à lheure quil te faudra choisir. »
La fille brune lui parla, puisquil nosait le faire ; elle venait dune région voisine où il ny avait pas de forêt, où les hommes vivaient réunis en grand nombre, habitant non pas des huttes, mais des constructions en pierre ; ils avaient des usages compliqués et de nombreux vêtements ; beaucoup dobjets leur étaient nécessaires pour manger, pour dormir, pour soigner leur corps, et linconnue sétonnait de nen point trouver de semblables dans le hameau. Yann lui raconta sa vie, ses amis, ses maîtres les arbres, ses guides les fées, leurs discours et leurs prédictions ; il voulut que son amie leur parlât, mais elle nentendit pas leur voix, et elle ne laurait dailleurs pas comprise, car son esprit venait dun autre royaume. Alors, elle se moquait de Yann, et Yann souffrait de ses sarcasmes quoiquil respirât avec délices lhaleine de la fille brune et son parfum oppressant ; elle voulait lemmener vivre parmi ces hommes quelle disait savants, puissants et riches ; mais Yann ne savait pas ce que cest que la richesse ; il avait idée de ce que cest quun homme savant ; il voulait apprendre des choses secrètes, lointaines et obscures, et parmi elles lénigme quil sentait se cacher dans la beauté de son amie ; mais il nosait pas quitter sa Forêt ; il sentait quil y perdrait beaucoup de choses ; il ne croyait pas non plus pouvoir vivre sans la caresse des yeux noirs, sans lodeur délicieuse et un peu inquiétante, sans la vue du beau corps de linconnue, Il se fit donc du souci jusquau jour où, dun coup, mettant sa main dans celle de la tentatrice, il partit vers la ville étrangère pour connaître la richesse et la science.
Il voulut apprendre le secret détenu par les rouges lèvres de lamie, mais elle le repoussa en lui disant : « Reviens avec de lor et tu découvriras le mystère de ma beauté. » Quand il eut de lor, il connut donc ce mystère, il lépuisa et sen lassa ; il le connut également chez beaucoup dautres femmes et il sen lassa. Il senquit alors du mystère de la science ; il apprit beaucoup de choses oubliées, les langues des peuples disparus, les rêves des sages antiques ; mais le mot du mystère de la science, il narrivait pas à le prononcer ; il crut un jour ne jamais pouvoir le découvrir et il saperçut alors quil était devenu vieux ; que ses mains tremblaient, que ses cheveux avaient blanchi. Il retourna donc dans sa vieille forêt, et redevint, dans le hameau où il avait vécu son enfance, et où personne ne le reconnut, un pauvre gardien de moutons comme autrefois.
Il passa beaucoup de nuits à pleurer sur lui-même, sur sa vie dépensée si vite ; il pleura la richesse, lamour et la science, sans sapercevoir que cétait là lépreuve dont lui avait parlé le vieux chêne Arrach ; mais après avoir longtemps lutté en esprit contre lui-même, il connut quil y avait un Dieu autrement que dans les livres des sages ; et il se prosterna en dedans de lui-même devant ce Dieu, et à ce moment limmense armée des Esprits de la Forêt, de la Terre et des Eaux, vint, précédée par les Esprits de lAir, lui faire hommage, se soumettre à son Esprit et lui promettre obéissance. Yann alors leur dit : « Ne vous soumettez pas à moi, mais à Celui que je sens vivre en moi, qui a mené mon âme par des chemins secrets et qui lui donne enfin la Pauvreté, la Bonté et la Vie, au lieu de lOr, du Plaisir et de la Science après qui jai si longtemps couru. »
Et voilà lhistoire du blond petit Yann, lenfant trouvé.