- III -

L'imagination stigmatogène

 

 

Mais je vois s'élever contre moi tous les partisans de l'imagination stigmatogène. Cette armée est singulièrement composée ; on y voit de tout, des juifs, des protestants, des catholiques, des libres penseurs, des francs-maçons, de pieux médecins, de pieux abbés, même des théologiens. Quelle macédoine !

Et tous de s'écrier : —  Quoi ! Vous oubliez l'imagination et toutes ses puissances, le rôle immense qu'elle joue dans le composé humain ; vous niez donc l'influence du moral sur le physique ?

— Non, je n'oublie rien, je ne nie rien. Seulement, je prétends que les pouvoirs de l'imagination ont une limite ; qu'elle n'a pas la puissance de faire sourdre la moindre gouttelette de sang à la peau ; de plus, j'entends que, ces stigmates sacrés que Notre-Seigneur Jésus-Christ imprime parfois sur le corps de ses élus, vous n'en fassiez pas une affaire d'imagination.

Telle est ma thèse; je l'ai démontrée, a priori, en établissant que toute hémorragie, interne ou externe, est impossible physiologiquement. Voici d'autres preuves visibles pour tout le monde ; il n'y a qu'à ouvrir les yeux.

 

Considérez, je vous prie, un homme qui subitement est en proie à l'émotion la plus vive. Soudain son front rougit, toute la face s'injecte. Le sang y afflue en quantité telle qu'il y a turgescence des tissus. Il semble que le liquide rouge va sortir à travers la peau, et cependant, jamais on n'a vu ce front qui rougit verser la moindre goutte de sang. Cela est si vrai que l'on dit souvent : « Il est des fronts qui ne savent pas rougir. » A-t-on jamais dit : « Il est des fronts qui ne savent pas saigner. » Toutefois l'imagination émue a témoigné ici d'une puissance énorme. C'est bien elle qui a poussé le sang à la face : il est étonnant qu'elle ne puisse pas faire sortir par la peau ce même sang qu'elle y a projeté avec tant de force. Puissance et impuissance : cependant le sang ne demande qu'à sortir. Il suffit d'enfoncer une aiguille, la plus fine, dans les couches superficielles de la peau, pour que le sang jaillisse avec la plus grande facilité. Ce petit instrument fait, même lorsque la circulation est paisible, ce que ne peut pas faire l'émotion la plus vive, alors que le sang est poussé avec violence à la périphérie. Quel enseignement ! Et comme il faut du sang pour faire des stigmates, et que l'imagination ne peut pas en fournir, il n'y a donc pas d'imagination stigmatogène.

Voyez encore dans les rues ces ouvriers qui soulèvent ou mobilisent de grands fardeaux. Ils y vont de tout leur coeur, ils suent sang et eau suivant l'expression vulgaire : beaucoup d'eau, en effet, mais du sang, pas une seule goutte.

 

Voulez-vous une particularité physiologique ? Je ne crains pas de l'aborder, parce qu'elle fait preuve – L'imagination a un pouvoir incontestable sur trois liquides de l'économie : les larmes, la sueur et le liquide prolifique. Elle est puissante sur ce dernier, surtout dans l'état de rêve ; les continents, les chastes en savent quelque chose.

Mais, dans le même état de rêve, l'imagination n'a aucun pouvoir sur le liquide rouge. Combien fréquents les rêves, où l'on se croit blessé en duel ou sur le champ de bataille ! Il semble que le sang coule sur les membres ; mais bientôt on est éveillé par cette émotion imaginaire ; instinctivement on se tâte le corps à l'endroit soi-disant blessé, sans y trouver la moindre goutte de sang, et pourtant dans cette double expérience, l'une positive, l'autre négative, l'imagination a affaire à deux liquides essentiellement vitaux, l'un qui propage la vie, l'autre qui l'entretient. Pourquoi cette différence ? C'est que la loi conservatrice du sang fonctionne aussi bien dans l'état de rêve que dans l'état de veille, et que l'imagination est forcée de lui obéir.

 

Mais à quoi bon ces particularités ? Ne suffit-il pas de contempler l'humanité entière, aux prises chaque jour avec ses propres passions : la colère, l'indignation, la honte, l'envie, la volupté, la fureur des combats ; pour constater que, sous ces influences morales si diverses, le sang se précipite avec violence aux frontières de la peau sans pouvoir les franchir. Même, ne suffit-il pas de contempler les fronts humains qui, tous les jours, rougissent et ne saignent jamais. N'est-il pas évident qu'avec l'imagination, le sang n'a qu'un droit de circulation et n'a aucun droit de sortie ?

Ce sont là des faits visibles, palpables, compréhensibles pour tous, savants et ignorants ; faits qui constituent des vérités de sens commun et les érigent en lois.

La loi conservatrice du sang domine même toute l'échelle animale. Les animaux ont aussi leurs passions, et on ne les a jamais vus perdre leur sang à l'extérieur, à moins d'être blessés. Tout ce qui a vie et sang est soumis à la même loi.

Et maintenant, comment oser dire que la stigmatisation n'est qu'un fait d'ordre naturel, et que l'imagination pieuse peut imprimer sur le corps humain les stigmates sacrés ?

Ô stigmatogènes, vous n'êtes que de piètres observateurs et vos thèses n'ont pas le sens commun.

 

Ainsi, dans l'état de santé, le sang ne sort jamais du corps humain ; dans l'état de maladie, il ne sort par les voies de la peau que dans des cas rarissimes ; et toute sortie lui est interdite sous l'influence de l'imagination.

Comme le sang est admirablement gardé ! Il semble que Celui par lequel toutes choses ont été faites, ait prévu les objections contre ces stigmates qu'il devait imprimer un jour sur la chair de ses élus. On dirait qu'il a bâti le corps humain en conséquence.