n° 41 - Janvier 1960 Fruits de la saison Nous sommes plus ou moins au seuil de ce que certains nomment dévotieusement « Ere du Verseau » et que j'appellerais volontiers « Ere de l'Inversion ». A qui veut réfléchir, il n'échappe guère que nous vivons des temps d'une gravité rarement égalée au cours des âges qui nous sont relativement connus. La durée qui nous fut collectivement impartie, comme la peau de chagrin du conte de Balzac, se rétrécit dangereusement. Nous vivons dans un état de halètement épuisant, de sautes rapides de tension nerveuse, de hâtes impatientes et fébriles, toutes choses presque ignorées des générations qui nous précédèrent. Il semble que nous gravitons selon une inéluctable loi d'accélération, dans les derniers spires d'un Maelström irrésistible. Que de signes sollicitent l'attention du chrétien et devraient stimuler sa vigilance ! Les plus évidents ont été cent fois dénoncés. Par exemple, l'abus des exhibitions sportives, l'idolâtrie quasi hystérique de leurs vedettes d'un jour, comme de celle des histrions et des « stars » de toutes grandeurs ; l'accent mis sur les questions sexuelles et les affaires dites « de coeur », sans doute par antiphrase. Une publicité massive, malsaine et multiforme entretient et aggrave ce climat de serre chaude, ce culte du muscle et du spasme, rappelant - je m'excuse d'une banalité nécessaire - les derniers soubresauts de Rome : Cirques et orgie ! D'entre ces signes, il en est un d'apparence plus anodine, mais tout aussi révélateur à mon sens : l'aversion pour tout ce qui est règle, norme, discipline, la recherche de l'originalité aux dépens de la vérité et du sens commun, l'ostentation du « non-conformisme ». Dans le domaine des moeurs comme dans celui des arts et de la littérature, ces tendances anarchiques s'expliquent le plus cyniquement. Or, n'est-ce pas à ses arts qu'on juge le plus sûrement des aspirations profondes d'une époque ? Notre France, malgré la solidité de ses assises traditionnelles, n'a pas échappé à cette subversion des principes qui caractérisaient son rayonnement séculaire. Cette subversion, les noms de ses pionniers dans tous les domaines disent assez qu'elle vient d'ailleurs, qu'elle est étrangère à notre terre et à nos âmes où une dialectique insidieuse s'ingénie à l'implanter depuis un bon demi siècle quoique, à la vérité, le mal vienne de bien plus loin dans le temps. Tandis qu'en peinture les nouvelles écoles font table rase des conceptions décrétées « périmées » et prétendent créer du neuf en élaborant des compositions dont les modèles peuvent être trouvés dans les dessins des déments, les coloriages des bambins ou les papiers maculés des devineresses par les tâches d'encre, en poésie elles vont de l'écriture automatique aux cris inarticulés du « lettrisme » ou découpent capricieusement des proses baroques baptisées « vers libres », deux mots qui hurlent autant d'être accouplés que ceux de « peinture non figurative ». Naturellement, les moutons de Panurge d'un conformisme « non-conformiste », en dépit de leurs bulles d'excommunication mutuelles, ont tous un point commun : l'esprit de révolte ! Et, cet esprit-là, il n'est pas besoin, ici, de nommer son suscitateur. Cet esprit de révolte et d'inversion des valeurs, nous le voyons à l'oeuvre dans tous les domaines accessibles à l'homme : Révolte esthétique contre les traditions qui font que le langage articulé n'est plus ou pas encore un sabir ; abdication du conscient devant les délires verbaux, picturaux ou psychiques de l'infra-conscient ; révolte sociale et anarchie politique sur lesquelles je n'épiloguerai pas ; subversion de la hiérarchie familiale et des nécessaires nuances des relations humaines : Eliacins contre Gérontes ! Il ne s'agit nullement de passer au crible de la raison des règles ou des institutions vieillies, mais de donner l'assaut à tout ce qui peut subsister de notre patrimoine : sentiment chrétien, sens de l'honneur, continuité familiale. La nature - trop vieille sans doute, elle aussi - n'est pas mieux traitée que l'homme ; mais la révolte contre ses impératifs et contre ceux de la santé et de l'hygiène ne peut être que vouée à une prompte répression. Une science sans âme secondée par une cupidité sans frein peut bien nous sustenter (si l'on peut dire) de pain dévitalisé ou de poulets « gonflés » aux antibiotiques ; elle peut forcer le sol à produire au delà de sa capacité normale, soit ! Mais, violentée par l'homme, la nature se révolte à son tour. C'est ainsi que près d'un tiers du sol cultivable des Etats-Unis, dénudé par les charrues trop perfectionnées et empoisonné par les engrais chimiques, est devenu pratiquement improductif. Le corps humain, également, tarabusté, dérythmé, martyrisé, sursaturé de poisons et virus variés, répond à la tyrannie par la révolte : le cancer, cette anarchie cellulaire, est le mal de l'époque et reflète exactement, par sa fréquence et sa précocité inconnues jadis, le degré de notre propre anarchie intellectuelle, sociale et morale. Jusqu'aux maladies classiques et cataloguées de longue date qui, aux dires des praticiens, se mêlent d'être « atypiques », c'est-à-dire « non conformistes » à leur manière ! Le travail de sape de ce qu'on est convenu d'appeler les « élites », à quelques nobles exceptions près, donne raison au proverbe russe : « Le poisson se gâte par la tête ». Le peuple suit, sans comprendre où on le mène, saoul de réclames éhontées, d'articles de presse rarement destinés au meilleur de lui-même, d'inepties radiophoniques et de spectacles hypocritement « interdits aux moins de seize ans ». Nul besoin d'être devin pour prédire que tout cela se terminera autrement que par des chants et des apothéoses. Pour nous, qui nous efforçons de mériter le beau nom de chrétiens, nous savons, certes, que la nuit appelle l'aurore. Et l'Evangile résume les signes des temps difficiles par cette image consolante : « Ce sont les douleurs de l'enfantement ». Et je relis Sédir* : « Les derniers temps ne seront pas autre chose qu'une colère universelle. Le sol, les entrailles de la terre, les océans, les montagnes, les semences des plantes, les animaux, les hommes, les idées, les êtres invisibles, tout sera en furie, tous se précipiteront les uns contre les autres, cherchant à se détruire ». « Et, naturellement, les vainqueurs s'enivreront d'orgueil, sans voir le précaire de leurs triomphes ». Devant cette révolte, devant cette colère, que faire ? Notre ami nous donne deux recettes, deux conseils, qu'il m'est plus aisé de rappeler que de suivre : Ne jamais se mettre en colère. Se mettre toujours au-dessous de tous. Puissent-ils devenir pour moi autre chose qu'un peu d'encre sur du papier !
* Mystique chrétienne, p.183 |