Année 1972 n ° 4

Femme, qu’y a-t-il entre toi et moi ?

 
 

    Cette réponse du Christ à sa mère a donné lieu à des commentaires sans fin. Des âmes sensibles l’ont trouvée choquante et hautaine (1) ; de pieux traducteurs se sont ingéniés à atténuer l’apparente âpreté de cette atmosphère. La version synodale fait dire à Jésus : «Femme, qu’attends-tu de moi?», ce qui, nous le verrons, rend bien, sinon la phrase, du moins l’esprit dans lequel elle fut prononcée.

    L’abbé Alta, dans « l’Evangile de l’Esprit », explique les paroles du Maître comme signifiant à peu près : « Qu’est-ce que cela peut bien nous faire, à l’un comme à l’autre », ce qui part d’une excellente intention, mais est peut-être légèrement fantaisiste.

    Les paroles du Christ se passent généralement fort bien de ces sortes de justifications. Elles sont claires et précises, et il y a une certaine naïveté à croire qu’il est indispensable de les adoucir. C’est pousser un peu loin la crainte du scandale...

    Le ton général du dialogue dément d’ailleurs la dureté apparente de la phrase incriminée. Ne soyons pas plus « choqués » que la mère du Christ qui, sûre d’ être exaucée, s’adresse paisiblement aux serviteurs : « Faites tout ce qu’il vous dira ! ».

    En réalité, à travers le texte grec et sa traduction, on sent fort bien que la réponse du Christ est mal rendue. Car ce n’est ni en grec, ni en latin, mais bien en hébreu de l’époque qu’il dut s’exprimer. Il s’agit donc d’une tournure de phrase particulière à cette langue, d’un « hébraïsme », transcrit tel quel, et qui n’offrait alors de difficulté pour personne.

    Et cet hébraïsme, nous le retrouvons, exactement semblable dans la bouche de la veuve de Sarepta, s’adressant au prophète Elie (I, Rois,XVII,18).
    Elie et cette veuve étaient admis, puisqu’elle l’abritait chez elle et le nourrissait. Et voici que le fils de cette veuve tombe malade et meurt. Elle s’adresse au prophète : « Qu’y a-t-il entre toi et moi, homme de Dieu ? Es tu venu chez moi pour me faire souvenir de mon iniquité et faire mourir mon fils ? ».
    Elie lui répondit seulement : « Donne-moi ton fils ». Puis, après avoir prié l’Eternel de ne pas affliger, en lui retirant son fils, cette veuve qui lui avait donné l’hospitalité, il ressuscite l’enfant et le rend à sa mère.

    Ici l’expression « qu’y a-t-il entre toi et moi » s’éclaire. Le respect et la crainte du prophète, de « l’homme de Dieu », sont assez évidents chez cette veuve.
    L’hébraïsme : «               », littéralement « quoi, de toi à moi », signifie simplement : Qu’y a-t-il qui nous concerne tous les deux ? Que me veux-tu ? Ou encore, comme l’entend assez bien la version citée plus haut à propos des Noces de Cana : Qu’attends-tu de moi ?

    La phrase mise dans la bouche du Christ par l’évangéliste n’a donc rien de dur ni de hautain. Le mot « femme », pas davantage.
    C’est encore ce mot qu’emploie le Christ sur sa croix, alors qu’il va mourir et confie sa mère au « disciple qu’il aimait » : 
    « Femme, voilà ton fils ! ».
    A partir de ce moment, ajoute l’Evangile, le disciple la prit chez lui.
    On ne saurait nier l’expression d’amour filial dans cette parole de l’agonisant.

    Jésus s’exprimait, répétons-le, dans la langue des Juifs de son temps et de son milieu. Et telle expression qui nous surprend ne tient souvent qu’à ce seul fait. Celle qui forme le sujet de cette petite mise au point en est un saisissant exemple. On voit que les conclusions péjoratives que certains en ont malicieusement tirées s’évanouissent d'un coup.

(1) Il est vrai que, non contents de traduire à contresens, certains y ont ajouté de leur cru pour aboutir à ce gallicisme péjoratif : « Femme, qu’y a-t-il de commun entre toi et moi ? ».