L’ALCHIMIE,

ART DE LA REDEMPTION

Article paru dans "Le Charivari"n°16, de mai - juin - juillet 1972

 

  - Dire exactement ce qu’est l’Alchimie vraie n’est pas si facile !...
    Pour le grand nombre, elle est l’art de transmuer en or les métaux.
    C’est un peu comme si l’on disait que la zoologie est une science qui s’intéresse aux papillons ! Or l’alchimiste n’est ni spécialement, ni obligatoirement un faiseur d'or", quoique il le puisse éventuellement, dans tel but déterminé. Je dirai même qu'on peut opérer des transmutations sans être le moins du monde alchimiste. Des transmutations ? La nature en fait à longueur de journée, à notre nez et à notre barbe ! ...

    Pour bien des chercheurs modernes, d’autre part, l'essentiel de l'alchimie se résume en une ou des "techniques" ; retrouver ces techniques serait enfin mettre la main sur la clé authentique du sanctuaire.
    Certes, comme toute science appliquée, l’alchimie a ses techniques particulières. Et certaines de ces techniques, lorsqu'il s’agit d'alchimie métallique, peuvent se comparer jusqu'à un certain point à celles de la chimie. Je ferai seulement observer qu’un garçon de laboratoire peut savoir manipuler sans être pour cela au niveau de l’ingénieur chimiste. Ravaler l'alchimie au niveau des tours de main qu'elle peut comporter c'est s'en interdire la compréhension profonde.

    Sur la nature même, essentielle, de l’alchimie, d’autres se font une idée erronée. Tels ceux qui se la représentent comme une branche du tantrisme ou ceux encore qui la confondent avec la magie.
    En fait l'alchimie n'est pas seulement une technique, pas seulement une science, voire une philosophie, quoique étant tout cela par certains côtés ; elle est, avant tout, une voie spirituelle. 
    Et c'est ce substrat spirituel qu'il importe d'abord de saisir si l'on veut la situer sans trop s'écarter de la vérité. 
    Quant à la pratiquer sans y laisser sa bourse, sa santé ou sa raison, c'est une autre histoire ! ...
    Ce substrat sur lequel elle se fonde m'apparaît sous deux aspects complémentaires, dont l'expression sur le plan humain pourrait s'écrire : Chute et Rédemption.

    C'est pourquoi l'alchimie trouve sa forme la plus achevée chez les adeptes appartenant à l'une des traditions qui signalent, à l’origine de notre accès en ce 
monde, la chute, la déchéance de l'Homme universel, que la Genèse nomme Adam. C'est donc, nommément, dans le judaïsme, l’islamisme et le christianisme que se recrutent ces adeptes.

    Cette chute qui fit de l'homme et de la matière de notre monde ce que nous en connaissons actuellement, je n'ignore pas que le mazdéisme ancien y fait allusion, que l'ancienne Egypte ne l'ignorait pas, que les druides la professaient ; ces traditions n'en extériorisaient pas la connaissance, car elle touchait, comme Fabre d'Olivet l'a signalé, au redoutable problème du mal, qu'il était interdit de discuter en public. L'orphisme a également laissé sur la chute des mythes révélateurs, celui de Déméter et de Proserpine et celui aussi de Prométhée. Mais l'explication en était réservée aux mystes d'un certain grade et les initiés ont fidèlement tenu leur serment de silence.

    J'ai dit que la sagesse égyptienne n'ignorait pas ce grand drame de la chute adamique et, par voie de conséquence, que l'alchimie lui était familière. Par l'intermédiaire de Moïse, elle transmit ces enseignements aux Hébreux et, ultérieurement, aux Arabes par l'intermédiaire copte.
    Par cette chute adamique, ce qui était substance incorruptible fut, pour reprendre le langage de l'apôtre Paul, semé corruptible. Le corps glorieux d'Adam s'émietta, s'assombrit, se cristallisa en d'innombrables apparences, au sein d'un univers fermé, quoique immense à nos yeux, soumis aux lois implacables du destin. Mais, en même temps (si j'ose employer une expression impropre) le travail de Rédemption, la réintégration conçue par le Verbe commença.

    Cette réincrudation, cette régénération - de quelque nom qu'on la baptise, - se poursuit et se poursuivra à travers tous les états de ce que nous appelons matière, des plus subtils aux plus grossiers et à travers toutes les formes que prennent et prendront les créatures entraînées dans la chute de l'homme universel, des vibrions aux planètes, des élémentals aux génies cosmiques.

    En saisir les processus les plus accessibles à l'entendement de l'homme terrestre, intervenir sur eux consciemment en les hâtant et en écartant les obstacles qui les entravent, c'est tout le programme de l'alchimie essentielle, qu'on peut envisager, de notre point de vue, sous deux aspects complémentaires : un travail de purification que celui qui prétend au beau titre d'alchimiste doit opérer sur soi-même ; et une application charitable des principes de ce même travail à l'extérieur, afin de coopérer à la réintégration finale et d'en hâter le terme.


La lèpre des métaux

    L'une de ces applications de l'alchimie principielle, celle à dire vrai dont l'éclat doré a masqué la lumière des autres, c'est l'alchimie métallique : guérir ce que les vieux Maîtres appelaient la "lèpre des métaux", après avoir guéri d'abord sa propre lèpre, sa propre cécité, voilà le programme de l'alchimie dans son application la plus connue. Mais la cupidité humaine a centré ses désirs impurs autour de cette œuvre de purification, à tel point que peu à peu, alchimiste est devenu synonyme de "faiseur d'or". 
 

    L'homme terrestre, non régénéré, qui s'est tissé un cocon mental, astral et physique qui ne laisse plus filtrer, comme le dit Saint Jean, "la Lumière qui éclaire tout homme venant en ce monde" est, de ce fait, inapte à comprendre le vrai sens de l'alchimie : il cherche des formules, des "trucs", des "tours de main", s'imaginant que toute l'alchimie réside en quelque description de laboratoire. Il cherche, surtout, tant qu'il n'est pas éclairé d'en Haut, la richesse, la puissance et la longévité ; il rêve de continuer à régner dans les ténèbres et non de servir dans la lumière.
    C’est pourquoi il ne retient en général de l'alchimie que ces deux résultats, bien secondaires cependant: la poudre de projection et l'élixir de longue vie ...
Ce faisant, il s'interdit de trouver autre chose que de la poudre de perlimpinpin. Et quand, à force de torturer les métaux à contre-sens de leur évolution normale, il a réussi à reproduire l'un de ces travaux mineurs, que les maîtres d'autrefois appelaient "petits particuliers", il n'est pas loin de s'estimer Rose-Croix ou, s'il lui reste un semblant de modestie, à tout le moins "rosicrucien".
    Il oublie que l’Œuvre essentiel, celui qui commande tous les autres, est ce que les Rose-Croix appelaient l'Ergon, l’Œuvre par excellence, cet œuvre ont dont le "Moi" est la matière brute et dont un aspect du verbe est l'Agent. L’œuvre matériel, les Rose-Croix le nommaient le Parergon. Etre Rose-Croix implique puisse réaliser le Parergon, c’est-à-dire l’Œuvre transmutatoire métallique, mais que non nécessairement qu'on l'ait effectivement réalisé ou même entrepris.

    Par contre, être Rose-Croix implique nécessairement qu'on ait entrepris et réalisé l'Ergon, le dur et quotidien travail sur soi-même, le véritable Œuvre du Phénix, qui doit donner le coup de grâce au vieil Adam ou, pour employer une autre terminologie, à l'homme du Torrent. Poursuivre d'abord le mirage doré de la transmutation métallique, c'est mettre la charrue avant les bœufs ; c'est vouloir faire produire des fruits à un arbre mort ou, si l'on préfère, faire produire des fruits savoureux à un sauvageon non greffé.

    Ainsi toutes les opérations décrites par les vrais alchimistes doivent-elles s'entendre simultanément au physique et au spirituel, l'un n'excluant nullement l'autre.
    Il y a au centre des choses, comme le dit d'Eckhartshausen, un élément incorruptible, gage et générateur d'incorruptibilité.
    Cet élément primordial, il faut le dégager des "ombres cimmériennes", c'est-à-dire des impuretés dont il s'est revêtu et qui le déguisent aux yeux profanes "avec délicatesse et une extrême prudence", selon le charitable conseil de la Table d'Emeraude. Ainsi, les substances épurées et revivifiées sont ramenées peu à peu à leur substrat incorruptible.

    Pour une telle transformation, un agent dynamique et mystérieux, qui reçut bien des noms, est indispensable, c'est même sa connaissance et son emploi judicieux qui sont requis absolument pour toute opération réellement alchimique. En ce qui concerne l'alchimie spirituelle, il n'y a aucun inconvénient à le nommer : là, cet agent est l'Amour et sa source intarissable est le Verbe, dans sa fonction de Rédempteur, il en va autrement s'il s'agit d'alchimie métallique. En ce domaine, les alchimistes sont excessivement discret. Aucune des énergies utilisées par les chimistes (y compris l'énergie nucléaire) ne peut lui être substituée.
    
Cette Eau Ardente, cette Manne Rorante, n'est ni un alcool, ni un acide, ni l'électricité ou le fluide nerveux, comme le conjecturaient occultistes ou magistes du dernier siècle. Ce qui prouve, soit dit en passant, le fossé qui sépare ces trois disciplines. Evidemment, ce n'est pas davantage l'algue appelée Nostoch et, moins encore, la rosée de mai, simple image analogique, laquelle m'abusa pendant les longues années où, m'imaginant "faire de l'alchimie", je ne faisais que de la fort médiocre chimie.

    Je dirai seulement que son utilisation aboutit à une résurrection, à une "nouvelle naissance" dans l'ordre minéral ou dans l'ordre physiologique. J'ajouterai que le moindre laboratoire de chimie fourmille d'instruments compliqués et coûteux et regorge d'innombrables produits. Il faut avoir franchi le seuil d'un laboratoire alchimique pour savourer pleinement le contraste : quelques récipients et instruments très simples, un modeste fourneau pour la coction et une douzaine de corps minéraux. Comme l'a écrit le grand alchimiste et mystique chrétien d'Eckhartshausen: "avec les moyens les plus simples peuvent être provoquées les réalisations les plus admirables".


L'une des formes du Yoga

    Ainsi, en négligeant les détails, je pourrais donner une définition générale de l'alchimie, telle qu'elle résulte de la lecture des classiques en cet art, Basile Valentin, Jacob Boehme, Nicolas Valois, pour ne pas citer de noms trop récents : elle est l'art d'effacer les conséquences de la Chute adamique, tant dans le microcosme que dans le macrocosme, tant au spirituel qu'au matériel.

    Il est évident que cette définition ne vaut, strictement, que pour l'occident, où la voie résumée par le mot alchimie s'est codifiée, orientée, précisée dans une direction spéciale, si bien qu'on peut entendre ailleurs, sous ce même vocable d'alchimie ou d'hermétisme, des doctrines et des pratiques distinctes.
    Je n’ignore pas que la Chine et l'Inde ont édifié des techniques que l'on qualifie parfois, ici d'alchimiques. Ce qui n'est pas toujours exact.
    Le Tan ou "cinabre" des Chinois sert à confectionner un certain élixir d'immortalité, à moins qu'il ne soit que le voile ou le prétexte de quelque procédé plus impénétrable à nos yeux. Ce serait une erreur de le confondre avec l’élixir de longue vie, tel que les alchimistes l’entendent. Il n’est guère entre eux de ressemblance autre que dans le terme qui sert à les désigner.

    D’autre part, des procédés hindous parallèles constituent l’une des nombreuses formes du Yoga. Nous sommes toujours assez loin de l’alchimie traditionnelle. Il s’agit, en gros, de rétention et de circulation du souffle et de son contenu interne : le Prâna. On peut aussi comparer l’Eau et le feu de certains traités orientaux avec les éléments portant les mêmes noms dans les livres occidentaux : il n’y faut qu’un peu d’ingéniosité et de penchant pour le synchrétisme !
    Nous sommes ici dans le domaine magique, et même dans la magie tantrique, mais non dans l’alchimie. L’Eau et le Feu, dont naît et se sustente l’Embryon secret, représentent les deux énergies complémentaires de l’armature subtile de l’être humain, que l’Inde nomme Ida et Pingala, énergies dont le support, également double, est notre système nerveux vago-sympathique.

    L’alchimie traditionnelle ne peut se confondre avec des Voies qui appartiennent à un domaine différent, et qui peuvent mener celui qui veut les suivre sans préparation et sans un guide expérimenté à la consomption et à la folie, érotique ou non. Les procédés du magnétisme personnel sont également inopérants : plus d’un étudiant en a fait la décevante expérience, après avoir cru trouver le mot de l’énigmatique alchimique dans la transfusion d’une portion de sa propre vitalité dans le vase hermétique. Outre qu’elle est inefficace, une telle technique ne va pas sans dangers. Et je n’oserais affirmer qu’elle n’a pas regrettablement contribué à hâter la fin d’Albert poisson qui l’utilisait.

    D’ailleurs l’alchimie, même opérative, déborde la cadre du règne minéral. J’en prendrai pour exemple le « remède universel » des druides, à la fois Panacée et Elixir du Savoir, prototype du Sôma de l’Inde, tiré alchimiquement du gui du chêne, au moyen de l’agent secret dont j’ai déjà parlé.

 Energie plus haute

    Ainsi, en alchimie, comme en bien d’autres domaines, il y a davantage d’appelés que d’élus. Gare aux fausses vocations ! ... Tel se croit alchimiste, en toute bonne foi, qui risque de terminer sa vie dans la peau d’un simple « souffleur ». Ce que les Anciens résumaient dans cet aphorisme : « Tout bois n’est pas bon pour faire un Hermès ». Aphorisme à double entente, d’ailleurs, puisqu’il fait allusion au choix difficile du Subjectum artis.

    Précisons maintenant quelque peu le Grand’œuvre métallique, puisque j’ai assez parlé de l’autre, le Grand’Oeuvre spirituel. Il consiste à ramener un métal ou un sel métallique à un état non différencié, ce qui est proprement une dé-spécification du corps, au moyen d'une énergie plus haute, plus universelle que celles qu'emploie la chimie moderne. Devenu un accumulateur de ladite énergie le corps en question, ses éléments corruptibles éliminés, est ensuite orienté vers une re-spécification autre (en général celle de l'or) et peut communiquer cette spécification ou "teinture" à d'autres corps métalliques mis en fusion.

    Si l'on arrête l'opération à un certain stade, non opératoire, ce même corps fournit à l'adepte la fameuse "Médecine universelle" ou "Panacée", qui, infusant cette énergie à des organismes débilités, les revitalise tout en les désintoxiquant.

    Un troisième emploi de ce corps constitue ce que l'on a appelé l'Elixir des Rose-Croix, donnant aux sens psychiques de l'homme une pénétration particulière. Sur ses effets, ses avantages et ses dangers, Sir Bulwer Lytton a écrit dans son Zanoni des pages décisives. Mais c'est ici le pont qui pourrait relier l'alchimie à la magie - et l'on me permettra de n'en pas dire davantage.