CIRCONSPECTION La circonspection est une des vertus mineures de toutes les époques, mais elle peut être une des vertus majeures des temps qui viennent de s'ouvrir. Elle doit régler notre attitude envers les hommes, envers les idées, envers nous-mêmes, envers l'Invisible également. Les hommes sont ainsi faits qu'ils adorent convaincre, convertir (à leurs opinions politiques ou à leurs croyances), enrégimenter, cataloguer, diriger le plus grand nombre possible de leurs frères. En deux mots: les enchaîner ou se les subordonner, soit dans le spirituel, soit dans l'intellectuel, soit dans le matériel. Je m'excuse de rappeler des vérités de La Palisse, mais je considère que le vendredi où parut cet homme de bien devrait être marqué d'une pierre noire. Convertir au sens du mot faire changer de chemin est encore plus délicat, plus grave. Ce qu'il y a de fixe dans l'univers, a dit Quelqu'un que vous savez, ce sont les chemins. Chaque famille spirituelle a le sien, que parcourent successivement tous ses membres, et dont on ne peut changer avant d'avoir atteint tel carrefour et sans changer aussi de famille, en entraînant à sa suite une foule d'êtres des trois règnes. Donc convertir c'est inciter un être à modifier son itinéraire, à changer de compagnons de route, voire à les laisser en plan subitement, c'est orienter autrement ceux qui le suivent et, plus ou moins consciemment, l'imitent selon leur mesure. Il ne s'agit donc plus d'idées, d'opinions, de théories, d'adhésion purement intellectuelle. Il s'agit d'un domaine où chaque geste maladroit peut faire une blessure longue à guérir. Il faut donc se rappeler qu'il n'y a que Dieu qui convertisse vraiment, radicalement. Il ne nous est pas interdit de proposer avec modestie notre point de vue, de l'exposer avec tact et de partager le fruit de nos voyages avec les passants en quête d'un gîte d'étape. D'ailleurs dans les familles spirituelles, il y a parfois des esprits aventureux, des égarés, des retardataires, tous plus ou moins déclassés (sans donner au terme un sens péjoratif) et ce sont surtout ceux-là que nous devons pressentir et instruire, s'ils en ont le désir au moins latent : ce qui se sent, en général, au premier contact. Ceux que les premiers échanges de vues nous montrent satisfaits de leur état et sans curiosité ou attirance vers quelque chose d'autre, il est peu utile et parfois dangereux d'insister pour les faire soi-disant évoluer, à contretemps. Leur heure n'est pas là. Donc nous n'avons rien à imposer, rien à inculquer, et nous ne devons jamais faire figure de catéchistes, de moralistes ou de frères prêcheurs. Quant à éterniser des discussions dont ne jaillit la lumière - sous prétexte du soin des âmes, ma propre expérience m'a prouvé que c'était un peu stérile avec des résultats illusoires. Tout être qui change de voie séduit par de simples arguments logiques voire sentimentaux (une jolie fille est une grande convertisseuse en puissance) en changera demain dans un autre sens, sous d'autres arguments, si son interne n'est pas transformé. Ensuite, il faut se souvenir que convertir ce n'est pas faire entrer dans nos vues, faire adhérer à nos convictions, engager à imiter nos propres réactions et à essayer nos propres oeillères. Nous qui prétendons essayer de servir Dieu, c'est à Dieu, à l'aspect de Dieu spécialement accessible à notre interlocuteur, que nous devons l'ouvrir. Ce qui est vrai pour nous ne l'est pas de la même façon ni dans la même mesure pour chacun. Et nous risquons de rebuter et de troubler en essayant naïvement d'aider et d'éclairer. Rappelons-nous une parole magistrale : Tout être est libre en essence, et doit toujours tendre à le demeurer intérieurement . Le prosélytisme, a dit quelqu'un, est à éviter. S'il est permis et même opportun de ramener à Dieu par Jésus, il est tout à fait pernicieux de chercher à y pousser de force. Aussi bien l'on n'y arrive pas. Si vous ne me trouvez pas trop pédant, je comparerai la conduite à tenir en ces sortes d'affaires à l'action des catalyseurs de la chimie. Ce sont des substances qui facilitent les réactions et combinaisons entre deux ou plusieurs corps, en hâtant l'accomplissement, et, comme le Vitriol des Sages de l'alchimie véritable, ne restent pas dans le composé, une fois leur oeuvre accomplie. Considérons-nous, si vous le voulez bien, comme jouant quelque fois le rôle de catalyseurs, entre une âme et le divin. Nous ne provoquons rien, mais notre présence notre action discrète et judicieuse, peuvent faciliter un colloque auquel nous n'aurons point part et en abréger les préliminaires, quoiqu'il aurait pu avoir lieu sans nous, serviteurs inutiles. Et, le travail accompli, sachons, à moins d'instances contraires nous retirer du jeu et ne pas nous en attribuer le mérite. Surtout, ne posons pas au guide. Celui qui change le chemin d'un être accepte implicitement de se charger des suites imprévisibles que ce changement de destin comporte. Suites à longue échéance. N'oublions pas que les changements de route licites et durables ne peuvent se produire qu'à certains carrefours du chemin et que tout être n'a pas forcément les épaules assez larges pour brûler les étapes sans avoir à s'en mordre les doigts. Je me résume : on peut aider un être à voir clair en lui-même, mais peser sur ses décisions, c'est encourir une responsabilité dont l'étendue et la nature nous échappent. Il a été dit : Cherchez la Vérité, et la Vérité vous rendra Libres . Respecter la liberté d'autrui comme l'on défend la sienne propre doit donc être le programme des chercheurs de vérité. Si quelque chose dans le comportement humain peut plus profondément convaincre ou convertir que les discussions et les palabres c'est l'exemple qu'on peut donner. Prêcher d'exemple, belle formule, mais difficile à mettre en pratique. Ensuite, c'est la prière inlassable pour celui qu'on voudrait voir aller à Dieu, ou du moins, car nous sommes tous destinés à y aller, plus ou moins vite hâter un peu le pas dans la bonne direction ; ce sont aussi les menus sacrifices qu'on s'impose en secret dans ce but. On trouve dans le Tao ces maximes profondes qui valent autant pour nous que pour les Jaunes : La Voie du Ciel crée sans rester possesseur, agit sans rester auteur, conserve sans rester maître, attire sans appeler. A son exemple, le sage légifère sans parole, accomplit sans rester auteur, s'éclipse . Nous nous plaignons souvent que nos paroles ne convainquent pas, ne touchent pas, trop heureux quand elles ne sont pas comprises de travers. Mais, les pauvres mots conventionnels qui nous servent à exprimer en la déformant la fraction de la vérité que nous pouvons supporter, n'ont pas forcément le même sens pour autrui. Je reviens à mes moutons et vous invite à méditer sérieusement une des phrases du Tao, citée plus haut, qui nous propose d'accomplir sans rester auteur . Nous nous repentirons rarement, nous, petits, d'en user de même, pas plus que de savoir nous éclipser à temps. Oui, veillons férocement à ne pas amener à nous, mais à Dieu ; à ne pas racoler un partisan de plus pour notre petit cercle, mais à nous effacer devant le Christ, chef de l'armée de la Lumière ; à orienter vers la Vérité et non vers notre façon spéciale de l'envisager ; en somme à jeter le moins de notre ombre possible entre autrui et la lumière que nous le prions de considérer. Veillons à ne pas être choqués, scandalisés, désorientés, si quelqu'un d'autre n'arrive pas à faire siennes nos vues, et demandons-nous sincèrement si nous ne le scandalisons pas de notre côté, en ne faisons pas nôtres les siennes. Un grand chrétien W.F. Foerster, dit un jour à une jeune fille qui se plaignait amèrement à lui de n'être pas compris des siens : L'important n'est pas que vous soyez comprise d'eux, mais que vous les compreniez. Peut-être n'avez-vous jamais songé à le faire ? Oui, rappelons-nous qu'on est rarement compris, mais c'est aussi par ce qu'on cherche rarement à comprendre autrui. Si nous aimions notre prochain, nous le comprendrions, lui, et les motifs profonds de ce qui nous semble être son incompréhension à notre égard ou à l'égard des idées que nous lui présentons. Enfin, veillons à ne pas rester auteurs , à ne pas nous attribuer même en secret, le mérite d'un changement dont nous avons été l'instrument, à ne pas nous arroger un droit de regard là où ce droit ne nous a pas été donné explicitement par l'intéressé, à ne pas lier, enfin, à ne pas nous croire. |