Luvre poétique d'André Savoret:
(21 mai 1949)
Je laisse à nos petits-neveux le soin de parler d'André Savoret lui-même, d'abord parce que le temps de le faire n'est pas encore arrivé, puis pour ne pas déplaire à notre ami, qui tolère, à la rigueur, qu'on parle de son uvre, mais ne souffre pas qu'on s'en prenne à lui. Je le comprends d'ailleurs fort bien.
Je rappellerai donc ici, simplement, qu'André Savoret est né à Paris le 28 juillet 1898, que la guerre de 1914 l'obligea à renoncer à la carrière de chimiste qui lui aurait plu, qu'il y perdit un diplôme pour y gagner la médaille militaire, enfin que, depuis cette guerre, il s'est occupé de cent choses, s'attaquant d'abord à l'occultisme et à la poésie, puis à l'histoire, à la linguistique, aux diverses mythologies, à l'astrologie, à l'hermétisme...
Il y à vingt ans que je connais André Savoret. Ami plus sûr, plus dévoué, plus délicat, ne peut sans doute se rencontrer qu'assez difficilement. C'est là une vérité première, comme le savent tous ceux du Nouveau Romantisme qui l'ont approché. C'est un ami précieux, parce que, sachant, de science vécue, un certain nombre de choses peu courantes, il peut, de temps à autre, d'un mot placé au bon moment, ouvrir une porte inattendue sur la solution de tel problème difficile, tant de l'ordre moral que de l'ordre intellectuel. Je ne crois pas être le seul à lui devoir beaucoup.
Trois ans après que j'eus fait sa connaissance, en 1932, nous lançâmes, lui et moi, une revue bi-mensuelle, SOS, Occident !, destinée à jeter quelque lumière sur le dilemme France-Allemagne et à appeler l'attention des hommes de bonne volonté sur les dangers qui s'amassaient à l'horizon. L'année suivante, cette fois en compagnie de Philéas Lebesgue, nous fondâmes le Collège bardique des Gaules. Notre but, dans cette deuxième entreprise, était de rappeler quelle part essentielle avait prise le génie celtique à l'élaboration de l'âme française, et c'est à cette occasion que Savoret se pencha, avec plus d'amour que jamais, sur les grands problèmes linguistiques, ethniques, éthiques. Oeuvre considérable, dont la valeur sera un jour reconnue, je n'en doute pas un seul instant ; oeuvre qu'il poursuit toujours, ce qui nous vaut, de temps à autre, quelque nouvelle brochure précieuse. Avant d'aborder luvre poétique de notre ami, je veux citer, ne pouvant faire plus, faute de temps, les titres de ses ouvrages en prose. D'abord Du Menhir à la Croix, publié en 1932, recueil d'essais écrits au cours des années précédentes, qui, à travers le voile de réticences volontaires, - car Savoret, en vrai philosophe et en disciple, pour une part, de Fabre d'Olivet, sait plus de choses qu'il n'en dit, - jettent une vive lumière sur les problèmes majeurs, permettent d'ordonner les concepts et d'entrevoir, - enfin ! - une synthèse véritable, et non plus quelque chatoyant mélange kaléidoscopique comme on nous en a tant proposé depuis la fin du siècle dernier. Ce livre a été peu à peu complété, par endroits aussi corrigé, par toute une série de brochures : A propos de la question aryenne, Pro Gallia, la Vraie France, et, depuis la dernière guerre, Trois Problèmes astrologiques, Qu'est-ce que l'Alchimie ?, De quelques symboles druidiques. Je signalerai de plus, publiée en 1939, une étude intitulée l'Inversion psychanalytique, où l'auteur dénonce le caractère pernicieux des méthodes lancées dans le monde par Freud, avec le succès que l'on sait, tragique caricature, par certains points, des anciennes disciplines initiatiques, véritable école primaire du satanisme, car ces méthodes ne peuvent que multiplier les cas de dédoublement ou d'émiettement de la personnalité, cas dont Stevenson, au siècle dernier, nous a donné une illustration à peine outré, dans l'Étrange Cas du docteur Jekyll et de M. Hyde. Ajoutons enfin à cette liste une remarquable étude sur Quelques Aspects de la Poésie celtique, où se trouve succinctement exposé le système de la versification traditionnelle des Gallois.
*
Tout jeune encore, - il était alors soldat et, après avoir combattu sur le front de France, s'en était allé guerroyer en Asie Mineure, - il subit, nous dit-il, l'influence de Baudelaire, de Rimbaud, de Verlaine, de Nicolas Bauduin, celles aussi, à travers des traductions, d'Edgar Poe et d'Omar Khayam. De Baudelaire il a conservé le goût de l'objectivité, de la précision ; Poe lui a ouvert ce qu'on pourrait appeler le pays de la poésie musicale ; il a trouvé chez Khayam, - et, ajouterai-je, chez les Chinois, lesquels ne lui sont pas moins chers, - une prédilection pour le poème court (un quatrain, voire un simple distique). Mais Savoret, avant toute chose, est Savoret ; il a une personnalité poétique extrêmement bien définie, personnalité qu'il doit à la profondeur et à la netteté de sa pensée, -car, chez lui, le poète et le penseur sont en étroite communion, sont faits de la même substance.
Sa poésie se rattache par là à la grande poésie éternelle, qui est d'abord précision et simplicité. C'est un caractère que n'a point la poésie dite « moderne », qui ne saurait jamais que jouir un court moment d'une originalité illusoire. Mallarmé, Rimbaud n'ont certes pas ouvert à la poésie la région des troubles crépuscules. Baudelaire, Poe, Hugo et, bien plus anciennement, Shakespeare les avaient précédés dans cette voie ; mais ils ont eu pour originalité d'emprisonner leur poésie dans cette pénombre, de la couper de toute communication avec la lumière libre ; ils l'ont engloutie dans le gouffre du subconscient, impasse infernale. Elle n'a pas tardé à y ressentir les atteintes de la folie, et c'est ainsi que, d'un faux symbolisme, d'un symbolisme de pacotille, nous sommes tombés dans les crises du dadaïsme et du surréalisme, ici fureurs de gorilles, là plaisanteries de bourgeois en goguette. Dada n'est que le reflet inversé de Pégase dans l'eau croupie des cloaques astraux.
Savoret se méfie donc, à juste titre, du conseil que Verlaine, ce charmant moqueur, a donné dans son Art poétique :
Il faut aussi que tu n'ailles point
Choisir tes mots sans quelque méprise.
Car, - et Verlaine le savait, mais négligea de le dire - si tout mot a ses harmoniques, il n'est permis au poète de jouer autour des mots qu'il choisit qu'à la condition de ne jamais trahir la langue qu'il parle en perdant de vue le sens primitif et central de ces mots.
Pour les anciens, la poésie valait avant tout par la précision de la forme, par la netteté de l'expression. Ils n'admettaient le verbe qu'à l'état solaire ; les balbutiements,- De la musique avant toute chose, - n'en eussent été à leurs yeux que des contrefaçons impies.
Mettre toute son attention dans le choix des mots et, cela fait, tirer de son choix le meilleur parti possible, c'est là la règle première que respecte tout vrai poète ; c'est celle que s'impose constamment André Savoret. Écrivain, il est l'ennemi né du charabia, comme, penseur, il est l'ennemi né des mélanges qui se déclarent synthèses ; et c'est parce qu'il est épris de clarté qu'il est un poète de grande classe. Laissons, mes chers amis, aux poètes du courant le facile plaisir des longues baignades dans les mares du subconscient et de l'infra-réel ! Tout autant que les pauvretés académiques, les fausses richesses nées des décompositions intellectuelles et verbales sont la marque des époques de décadence et de sénilité.
Certes, il y a chez les grands poètes des obscurités ; le génie du poète ne parvient pas toujours à jeter la lumière sur certains concepts situés trop au large de la conscience et de la langue habituelles. Mais jamais les grands poètes ne se veulent obscurs par la forme ; ils ne le sont, ici ou là, qu'à leur corps défendant, comme certains grands mathématiciens que seuls leurs pairs arrivent à comprendre.
André Savoret connaît le génie de la langue française et se refuse à le trahir. Il ne croit pas que le poète déchoit à bien lier ses concepts et ses phrases ; il n'use de l'ellipse qu'avec le plus grand tact.
Il aime, assurément, la musique intrinsèque des mots, mais n'oublie jamais que le verbe contient toujours un élément intellectuel et que ce qu'on a appelé la « poésie pure » ne saurait jamais être qu'une musique d'ordre inférieur, aussi éloignée de la musique véritable que le croassement du corbeau est éloigné du chant du rossignol. Les mots sont avant tout les signes de concepts ; pas de langage qui n'ait à sa base quelque opération intellectuelle. C'est là sans doute ce qui fait que la poésie est l'art le plus complètement humain. La musique et les arts plastiques relèguent l'intelligible au second plan ; ceux-ci sont d'immobiles miroirs, celle-là est sublime et fuyante. Seule la poésie nous présente une âme et un corps harmonieusement unis, en équilibre. La « poésie pure » se désire uniquement émotion musicale ; ainsi mutilée, elle est la poésie d'une époque de complet désarroi, qui n'arrive plus à distinguer les dieux les uns des autres.
Une dame, un jour, me disait qu'elle lisait avec passion Shelley, Keats. Je lui demandai si, à elle française, le vocabulaire assez subtil qu'emploient volontiers les lyriques de langue anglaise permettait de bien comprendre le sens de leurs poèmes. Elle me répondit que cela n'avait aucune importance, que la musique des mots suffisait à l'enchanter. Cette dame, assurément, n'entendra jamais rien à la grande poésie.
Savoret est donc de ceux, jusqu'à Mallarmé considérés comme sains d'esprit, pour qui le sujet compte et qui ne prennent la plume qu'après s'être proposé un objet.
Du point de vue de la technique, Savoret n'est pas davantage un poète du courant. Les poètes du courant ont perdu tout sens du vers ; les subtilités rythmiques leur échappent, aussi bien que les subtilités vraies de la langue qu'ils parlent. La technique de Savoret, en matière de versification, est très solide et très souple ensemble. Il connaît la valeur de nos différents mètres, sait ce que l'on est en droit de demander à chacun d'eux ; il connaît la valeur extraordinaire de le prétendu muet et respecte avec le plus grand soin les pouvoirs de ce magicien. C'est avec un talent très sûr qu'il use de la rime, de l'assonance, de l'allitération, du vers-refrain et de ce qu'on pourrait appeler le vers-retour, cher à Edgar Poe. Il aime nos vieilles formes traditionnelles et se plait à les enrichir de variantes en général des plus heureuses (1).
J'en viens maintenant aux sujets eux-mêmes, à ces sujets que la technique ne fait que vêtir des robes ou des voiles qui leur conviennent.
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Dans son ensemble, luvre de Savoret est, dirai-je, une nouvelle expression, à la fois traditionnelle et originale, de la Quête du Graal. Poète lyrique, Savoret n'écrit pas une épopée, comme l'ont fait Dante et, dans le monde pré-chrétien, l'Homère de l'Odyssée ; il disperse les divers « actes » de cette Quête dans des poèmes de longueurs et de formes diverses, et se plaît à nous emmener dans un labyrinthe de sa construction où, sans fil d'Ariane, on risque fort de manquer la sortie.
Poète lyrique, ai-je dit. Oui ; mais, en même temps, mythologue, - et, pour cela, Platon, qui voulait que le vrai poète fût créateur de mythes, le couronnerait avant de l'exiler de sa cité. Savoret n'ignore rien de la constante utilité du mythe. Comme l'a écrit Secundus Sallustios Promotus qui, né en Gaule, vécut au IVe siècle de notre ère : « On pourrait appeler l'univers entier un mythe, qui renferme visiblement les corps des choses et d'une manière cachée leurs âmes et leurs esprits. Si l'on enseignait à tous la vérité sur les dieux, les inintelligents la mépriseraient parce qu'ils ne la comprendraient pas, et les esprits plus vigoureux la prendraient à la légère ; mais, si l'on donne la vérité sous le vêtement mythique, elle est assurée contre le mépris et sert d'aiguillon à la philosophie. » (2) Nous voyons donc passer dans les poèmes de notre ami de hautes figures riches de vie universelle : Ahasvérus, Hélène, que suivent des personnages, fort historiques ceux-ci, mais non moins auréolés de lumière mythique, comme Ram, comme Moïse, comme Orphée, et, au dessus d'eux tous, aux côtés de l'ineffable figure de Marie, la Vierge éternelle, Celui que Victor Hugo nomma
. . . le grand passant mystérieux, Jésus. (3)
Car, si Savoret rejette avec raison le mirage des fausses synthèses, c'est pour s'attacher à la grande Tradition qui, embarquée sur l'Arche de Noé, est parvenue, par Ram et Moïse, jusqu'à la Crèche de Bethléem, jusqu'à la Croix du Calvaire et jusqu'au Sépulcre de la Résurrection, d'où, continuant sa route à travers les vicissitudes du « siècle » et les phantasmes du règne de l'Antéchrist, elle atteindra un jour la Nouvelle Jérusalem, Éden retrouvé.
Les titres de ses deux recueils poétiques révèlent parfaitement le souci qui l'a poussé à prendre la parole : le Bûcher du Phénix, Intersignes. Le Phénix est un magnifique symbole de la destinée humaine. Dans le monde pré-chrétien, il représente l'âme de celui qui « naît de nouveau », qui s'éveille à l'un des modes de la vie spirituelle ; depuis l'Évangile, il représente le nouvel homme qui, se dégageant de l'homme de péché, est réintégré dans le Royaume de la Vie spirituelle intégrale. Quant aux Intersignes, ce sont les Idées impérissables, - les dieux, - qui jalonnent la route du retour ; dans les hauteurs, ce sont les Étoiles, flambeaux splendides fixés par la Divine Charité sur les deux rives de la Voie Lactée.
Ceci m'amène à signaler que Savoret, en même temps qu'un hermétiste consciencieux, est un consciencieux astrologue. Il sait ce que représentent les astres.
Dans sa Quête du Graal, notre poète s'est trouvé naturellement amené à étudier avec un soin tout spécial la question celtique, et très souvent ses poèmes reflètent les trouvailles qu'il fait connaître dans ses ouvrages en prose. Il adopte sans hésiter la grande conception qui donne pour héritière à la Galilée, dans le rôle de pays porte-Verbe, cette Gaule où le druidisme s'est fondu sans heurt dans le christianisme, comme elle-même s'est fondue dans la France, cette Gaule qui, spirituellement sauvée par le sacrifice de Vercingétorix, a été donnée au Christ par Clovis, fut une première fois rachetée de ses erreurs par Jeanne d'Arc, et qui, aujourd'hui, attend, au fond de l'abîme où elle s'est laissée glisser, une nouvelle aide providentielle qui la relève, lui redonne son pouvoir lumineux et refasse d'elle la sur aînée des nations.
Avec toute sa science, Savoret reste avant tout un poète lyrique. C'est que sa science est vivante ; c'est que, sur le plan où séjourne constamment sa pensée, science et poésie ne font qu'un, sous le feuillage de l'Arbre de la Vie. Savoret se situe dans la ligne des grands poètes de tous les temps et de tous les pays. Nostalgie poignante de la patrie éternelle ; dégoût, non point de la vie, - viril, il n'a point cette faiblesse, - mais du péché né de l'égoïsme mental et charnel qui a perverti cette vie ; espoir en Celui-là seul que le Père nous a donné pour Frère Aîné. On trouve chez lui, mais toujours et uniquement sous le signe du Christ, les deuils et les aspirations des mystiques tant d'Orient que d'Occident, de tel bhakti comme Tagore, de tel soufi comme Atthar, de tel saint comme jean de la Croix, et parfois il semble toucher la harpe de David. C'est dire que, courageux, tenace, fier, jamais il ne se soumet aux frissons morbides qui parfois viennent l'assaillir. De la Terre il espère un jour, non pas s'évader, - toute évasion ne saurait être que temporaire, le destin étant bon gendarme, - mais obtenir d'être délivré ; et non point de la Terre seulement, mais, pour employer sa propre expression, qui est fort belle (4), de cette « prison d'étoiles » que tant d'esprits encore un peu myopes appellent l'infini. Cette délivrance, il la veut pour tous, s'en remettant à la Bonté du Père du mode et du moment qui la rendront possible. La poésie de Savoret est à base de charité, et je serais tenté de lui donner pour devise les deux vers que voici, empruntés au Bûcher du Phénix :
Si tu ne descends pas, toi-même, vers tes freres,
Comment le Dieu d'amour descendrait-Il vers toi ? (5)
Nous le verrons, en passant, dénoncer l'erreur de la généreuse mais imprudente initiative prométhéenne, effort hors de saison, qui n'est pas sans parenté avec l'aventure luciférienne et qui, en tout cas, n'a donné aux hommes que des fruits amers et décevants, le dernier en date ayant pour nom « la bombe atomique ».
La sagesse de notre poète ne sort jamais du cercle où, à côté du vieil adage immémorial : « Aide-toi, le Ciel t'aidera », brille la parole du Christ : « Cherchez d'abord le Royaume de Dieu et sa justice, et toutes autres choses vous seront données par surcroît. »
*
Dois-je m'excuser d'avoir si longtemps retardé le plaisir que vous allez prendre à écouter quelques vers de notre ami ? J'ai cru utile de donner d'abord de son uvre poétique une vue d'ensemble, Savoret n'étant pas un poète que l'on puisse goûter pleinement sans quelque préparation.
Le Bûcher du Phénix a paru en 1933. Un poème liminaire nous apprend sans détours ce que, dans l'esprit du poète, représente l'oiseau fabuleux. Je l'ai indiqué et n'y reviendrai point ; mais je tiens à noter combien, dès ce premier poème, qui date de la Pentecôte de 1923 (date sans doute réelle, mais non moins symbolique), combien, dis-je, mythe et vie sont étroitement unis chez André Savoret. Le dernier vers :
Chercher le GOLGOTHA pour trouver le THABOR !
résume d'une manière lumineuse le sens de l'effort entrepris : par le sacrifice du moi provisoire atteindre à la transfiguration dans l'Esprit éternel.
Une série de Crayonnages vient ensuite, qui mêlent regrets, - peut-être de vies antérieures, - mélancolies actuelles, impressions de tous ordres. De cette série je vais vous lire Oraison, qui est un fort beau poème ; puis M. Guinel vous dira Jardin sous la pluie, d'un impressionnisme bien séduisant, car le poète a réservé un coin de son âme aux jeux des esprits de la nature et ne dédaigne pas de se souvenir, ici ou là, d'un Maeterlinck, d'un Verhaeren, voire d'un Stuart Merrill ou d'un Vielé-Griffin.
Mon Dieu, vous connaissez ce que fut ma jeunesse, Vous connaissez aussi la secrète détresse Vous savez aussi bien quel découragement En moi, la violence est en pays conquis, Je suis usé, je suis fourbu, je suis perdu... Le monde est un Méandre où toute nef chavire; Oh ! ce mendiant fou, sans bâton ni besace, Exaucez, ô mon Dieu, la prière d'un cur Accordez-moi, Seigneur, de mourir sans blasphème, |
Sur le jardin désert, jonché de blancs pétales, A longs et lourds sanglots, sur les jasmins Dont l'arôme, affaibli, s'exhale, - S'exhale avec un doux relent D'aromates aux senteurs mortes... Et va la pluie, insolemment, Froissant les fleurs, battant les portes ! Et puis s'exaspère en rafales, - Carnage affreux de blancs pétales, - La pluie au rythme accéléré : Giflant les bois, griffant les prés, Creusant les rocs avec lenteur, Noyant l'espoir, tordant les fleurs, Poussant les curs à la male heure ! Qu'en gouttes lourdes tu t'épandes, Baignant le val, mouillant la lande, Rouillant les ors des bois jonchés, Que tu tombes fine et serrée, Dardée en javelots de glace, Lourde d'orageuses menaces, Martyrisant les blés couchés, Que, par les gris matins d'Avril Ou les bruines de Septembre, Tu charges, fine et dense et pénétrante, Sur les errants pleurant leur lamentable exil, Ou bien que tu ruisselles, Murmurante, Sur les pentes des toits ou les vitres des chambres, Je t'aime intensément, O pérennelle, Lorsque tu chois, à lourds sanglots, Des arcs-en-ciel Et des glaciers insoupçonnés des firmaments, Et que détaillent mes désirs Sous la caresse Et l'immense détresse De tes sanglots, Tes noirs sanglots, à flots ! |
Une deuxième série, les Écailles du Dragon, contient, selon moi, les plus remarquables pièces de tout le recueil. Voici Vu platonique, que va vous lire M. Le Nôtre. Vous y verrez que Savoret a su se pencher sur les abîmes de la chair; mais Savoret n'est pas sujet au vertige !
Frissons des corps, émoi des sens, éveil des sèves, Aux yeux d'Ève, rieurs, la Nature éternelle Quand donc pourrons-nous fuir le maussade séjour |
Un poème relativement long, Cosmopée, fait quelque peu songer à un Leconte de Lisle chrétien. Il y a là toute la Chute de l'homme et du monde adamique, mais, dans l'abîme ainsi creusé, où « l'orgueil » a
La terre pour sépulcre et les Cieux pour prison,
nous voyons naître
Le séraphique espoir, au seuil du sombre Érèbe !
car, ajoute le poète, pour nous tous
Flambera quelque soir . . . . . .
L'Etoile qui brilla, Jadis, sur Bethléem !
Les Plaintes de l« Autre » font suite à cette Cosmopée, et, ici encore, je songe à un des Plus beaux des Poèmes barbares, la Tristesse du Diable, - chose curieuse si l'on sait quà cette époque notre poète ne connaissait guère Leconte de Lisle que de nom.
Je veux signaler aussi Magna Mater, émouvante prière à Celle qui, première des créatures, se tient éternellement devant le Saint des Saints, telle une porte voilée.
J'implore ton secours, Vierge consolatrice
Qui sais de quel limon ton enfant fut pétri !
Une vision, les Vaincus, nous montre le triste destin de ceux qui, ayant cherché à conquérir la Vérité vivante par des voies obliques, comme des voleurs,
. . . . . . . . attendront,
Sans espoir, sinon sans colère,
Au sein des nuits sans vision,
La consommation du dernier septénaire.
M. Bonduelle va maintenant vous lire Ancestralité. Nous y découvrons que Savoret, lorsqu'il dénonce les dangers de la psychanalyse et des séductions monstrueuses qui émanent du subconscient, sait par expérience de quoi il parle.
Où luit l'éclair sanglant d'une âpre tragédie, Angoisse au souvenir des lieux hantés jadis Et dont la nostalgie imprègne mes pensers : Des cris soudains, en moi, des reflets d'incendie, Des enfers embrasés sourdant vers des cieux d'ombre, Des gouffres où je vis crouler des Paradis, Des siècles sans mesure et des terres sans nombre ! Je revois, vacillants sous d'étranges soleils, La lagune ancestrale et les monts où s'allume La colère des dieux, cruels comme aujourd'hui, Et, par les nuits d'hiver où nul rayon ne luit, Une faune sans nom visite mes sommeils ! |
Et toujours, - notamment dans Dissonances, dans Chant d'exil, dans Imploration, - nous retrouvons ce sens aigu de l'emprisonnement dans un univers anormal, prison d'autant plus formidable qu'elle est, pour ceux qu'elle tient, infinie et que l'effort prométhéen est impuissant à nous en délivrer ; et, toujours aussi, l'accompagne le sens de la rédemption par le seul Amour, par cet Amour dont le Christ, Verbe incarné, est venu nous apporter le germe. Nous lisons, dans Adieu :
Une troisième partie, Runes et Bardits, nous ouvre le domaine spirituel du monde celtique. En France, jusqu'à présent, aucun poète, à ma connaissance, n'a comme Savoret compris l'âme profonde des Celtes et des Nordiques. M. Guinel va nous lire Poème nordique.
Nombril des tournants horizons, Axe des nuits d'horreur et plexus des saisons, Qu'assaillent les autans, que les blizzards submergent !
Je suis un fils du Nord, ami du vent tragique, Les pics hautains des monts du Nord ont éventré |
Son goût pour le « nord » n'empêche nullement notre poète d'aimer les soleils de la Méditerranée et les aurores asiatiques. Orphée, Moïse, Zoroastre, Rama, ne sont-ils pas, eux aussi, des druides ? Et, après nous avoir dit ses doutes premiers, ses révoltes d'enfant sauvage, ses réticences, ses reniements, il avoue, à la fin d'un poème intitulé Explication :
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En 1934 parut le Réveil de Merlin, féerie en neuf tableaux. Pour un poète d'obédience celtique il ne saurait exister de sujet plus sublime, - en dehors de la Quête du Graal proprement dite. De ce réveil du grand barde à la fois historique et mythique et des préliminaires à ce réveil Savoret nous donne une version extrêmement intéressante, mais peut-être un peu schématique et qui parfois, me semble-t-il, s'accommode à contre-coeur de la forme dramatique choisie par le poète.
Voici quelques vers de 1'Épilogue, mis dans la bouche des fées de la Celtide. Le Dragon Rouge dont il est question est un des emblèmes du roi Arthur et, en conséquence, du génie celtique.
Vole, vole, ô Dragon Rouge,
Vole, vole, sur la mer !
Sur nos chênes toujours verts,
Sur nos vieilles citadelles,
Fais claquer tes souples ailes !
Vole, vole, ô Dragon Rouge,
Vole, vole, dans lazur,
Va, puissant coursier dArthur,
Dragon Rouge aux crocs de fer !
Vole, vole, ô Dragon Rouge,
Vole, vole, sur les flots,
Fais frémir le sapin vert
Et la cime du bouleau !
Vole, vole, ô Dragon Rouge,
Vole, vole, sur les flots !
L'atmosphère n'a pas changé. Ayant trouvé le Chêne et le Rocher, symbole de la Tradition immémoriale, notre poète n'est pas de ceux qui pourraient songer à s'en écarter, - comme le fit l'infidèle Hésiode aux temps homériques. Nous allons donc retrouver dans ce nouveau livre tout ce qui constitue l'âme du premier. Seulement, le talent de l'auteur s'est développé ; sa forme s'est faite plus stricte, son souffle a grandi.
Dans Ciel, Terre, Homme, c'est d'abord l'astrologue qui parle, en vers quelque peu didactiques, mais fort adroitement « combinés », si j'ose dire. L'hermétiste paraît aux côtés de l'astrologue, sous un voile que bien peu de lecteurs seront en mesure de soulever et auquel, profane moi-même, je n'aurai garde de toucher. N'allons pas froisser telle « chanson » qui s'est voulue « discrète » ni troubler le « chant du Dragon » !
Puis de grandes figures passent :
Ahasvérus,
Immortel et tenace, en somme,
Autant que la misère et les péchés de l'homme !
Hélène,
Mère des voluptés et reine des massacres !
puis le fantôme de sa propre jeunesse, qu'il sait regarder d'un oeil clair, sans vaine colère, mais sans indulgence. (Ah ! Savoret n'est pas un psychanalyseur : le traditionnel examen de conscience lui suffit.)
Il nous montre encore la Science,
. . . . . . . . . Palais noir
Dont on a muré les fenêtres !
et il nous fait entrevoir l'ombre de cet « hôte » louche qui ne nous quitte jamais et qui s'offre, toujours patient, toujours débonnaire, à nous aider au passage de tel mauvais pas.
Nuit calme : ni frisson, ni plainte, ni rumeur ; Je sens, tout près de moi, l'interlocuteur blême |
Une quinzaine de pages servent ensuite d'écrin à des Bijoux démodés, villanelles, rondeaux redoublés, pantoums, chants royaux, etc. L'artiste ici joue librement, mais de ce libre jeu le penseur profite souvent pour « faire passer » telle petite suggestion, sans en avoir l'air, à la chinoise. M. Bonduelle va nous dire Liminaire, puis M. Le Nôtre le deuxième Pantoum.
Lais, virelais et villanelles, Gloses, pantoums et chants royaux ! Bien démodés sont ces joyaux, Bien attardé qui les cisèle ! Quand J'en perdrais ma clientèle, Que l'on voue aux dieux infernaux |
L'Etoile demeura quand s'abîmait l'Archange. Cette âme que voici, lasse d'avoir souffert, Préservez-la, mon Dieu, dans la terrestre fange. Aux gouffres insondés des ténébreux Enfers. Préservez-la, mon Dieu, dans la terrestre fange, L'imprudente en exil dont le sort vous est cher. Aux gouffres insondés des ténébreux Enfers, L'éternel Révolté rumine sa vengeance : Le drame se jouera sous l'Arbre du Savoir, En des temps abolis, hors de toute mémoire, |
De la même série voici maintenant, dit par M. Guinel, un poème intitulé la Harpe celte.
La Harpe celte est sur de la Lyre d'Orphée : Qu'elle enseigne Abaris, au cur des monts Riphées, Puisse notre âme, un jour, d'harmonie assoiffée, |
Voici, enfin, Ce voile..., où nous retrouvons l'idée du mythe, protecteur toujours, parfois initiateur.
Ce voile chatoyant de vos mythologies, Si vous avez masqué l'Arcane de la Vie, |
Une troisième partie nous fait pénétrer dans ce lieu de la vie intérieure qui se situe Entre nef et parvis. A peine entrés, nous découvrons une Prière, bien belle, que va vous faire connaître M. Le Nôtre.
O Maître, si souvent trahi, Pour vos indicibles tortures, Pour vos souffrances sans secondes, Que votre indulgence Infinie |
A côté du Christ, « pèlerin des mondes », nous rencontrons naturellement Marie, toujours au travail, « En exemple », - poème que va lire M. Le Nôtre.
Dans la chambre quensoleille Chaque épreuve sur ses traits Dans la chambre aux murs sévères, Flamme étrange, flamme douce, * D'Amour et de Charité : Quel exemple - ou quel scandale - Pour la pauvre humanité ! ... |
J'aimerais tout citer ! Glose est une admirable chose, - trop longue à dire ici ; mais je vous lirai Nostalgie, que j'aime tout particulièrement.
Sur la route déserte, à tous risques suivie, Egrenant - depuis quand ? - le chapelet des jours, O vous qui connaissez et le gîte et l'étape, Combien de temps devrai-je, aveugle en cette bruine, O vous qui m'entendez, vous qui savez la route, Ah ! - dites-lui, Vivants aux tâches accomplies, |
Oui, je voudrais tout citer de ces poèmes, car aucun ne laisse indifférent, aucun n'étant inutile. Je me contenterai de signaler, en passant, le Chant essentiel, chant alterné entre « l'éternel Ami » et « son Bien-Aimé » ; nous retrouvons là le jeu traditionnel de la poésie mystique universelle. Puis de beaux Noëls ; puis le Nom, consacré au mystère de ce principe de toute vie spirituelle, qu'il s'agisse du nom du Dieu Ineffable ou de celui du moindre des Élus. Enfin, les Deux Silences, que je demanderai à M. Guinel de nous réciter.
Il est deux sorte de silences Il est deux sortes de silences Il est deux sortes de silences, |
Viennent en suite les Deux Lois, belle symphonie qui embrasse toute lhistoire de lHomme, et la Chanson de la plus haute cime, que va nous lire M.Guinel.
Sur larbre le plus haut du bois, La voix des oiseaux merveilleux Écoutons la chanson mystique, Trop haut pour qu'un vulgaire émoi |
Les Grains du Collier, tel est le titre de la quatrième partie. Ici le celtisme reparaît. Plusieurs pièces sont inspirées de la poésie galloise ancienne ; d'autres évoquent directement la médiévale Quête du Graal, avec, encore et toujours, la loi du sacrifice, essence de la Vie réelle, car
tu ne peux sauver que celui qui s'immole,
Consumé du désir de Dieu,
Et qui, sans te chercher, te retrouve en tous lieux,
O Graal mystérieux, éblouissant symbole !
Mais le temps passe, je dois me hâter.
In memoriam, cinquième partie, ne contient que quatre pièces, mais toutes quatre d'une couleur très spéciale dans luvre de notre poète. Lyrisme voilé, intime, où la douleur et l'espérance se tiennent par la main...
Viennent enfin Fleurs séchées, transpositions de poètes étrangers. Le texte d'une « stèle chinoise » y fraternise avec deux poèmes d'Edgar Poe, dont bien des subtilités musicales et rythmiques sont, cette fois encore, finement rendues par notre ami, et avec la Merveille des Merveilles, imité de Paramânanda, poète et mystique hindou contemporain, - pièce que voici.
(imité de Paramânanda)
O roi des âmes et des sphères ? Si tel est Ton plaisir, je la garderai pure, Être merveilleux, ah ! dis-moi, Pourquoi donc choisis-Tu les seuls humbles de cur Serait-ce pour que Ta splendeur Les illumine à chaque pas ? Est-ce pour consoler tous ceux qui désespèrent Que jusques à eux Tu T'abaisses ? ... Lorsque les baigne Ta lumière, Nest-ce pas, là, Merveille des merveilles ? ... |
Une grande variété dans les moyens d'expression, une unité profonde ; une connaissance rare de la grande Tradition centrale dont la racine paraît dans la Genèse, le cur dans l'Evangile, lépanouissement dans l'Apocalypse ; une compréhension par l'intérieur des mythes et symboles qui illustrent cette Tradition ; un sentiment intense de la double nature de l'homme, de sa grandeur et de sa misère, pour employer les termes de Pascal, d'où l'union indissoluble de la tristesse et de l'espérance, jamais l'une n'allant sans l'autre, - voilà ce qui caractérise luvre poétique d'André Savoret. Il est un de ceux, pionniers d'un proche avenir meilleur, qui s'emploient à rouvrir les fenêtres et les portes que, volontairement ou non, ont fermées les amateurs du subconscient, victimes des pièges que l'esprit de mensonge cache sous les fleurs de nouveautés artificielles. Ceux-ci ne manqueront pas de méconnaître un poète de cet ordre. C'est que l'armée à laquelle appartient André Savoret marche à contre-sens de celle où se sont enrôlés ces moutons de Panurge, inattentifs au gouffre qui s'ouvre devant eux. Aveuglément, imbécilement, ils suivent le courant, au gré de leurs bateaux ivres-morts. Lui est à l'avant-garde de ceux qui désirent d'accorder leur voix à la voix. du Verbe, le Poète Eternel.
Je remercie notre amie Raphaëlle Martinon de la confiance qu'elle m'a témoignée en me demandant de parler d'André Savoret, et je prie André Savoret lui-même de ne pas m'en vouloir si je l'ai fait de manière aussi imparfaite. J'ai une excuse : André Savoret n'est pas, qu'on me passe l'expression, un poète que l'on peut maîtriser facilement.
Jacques HEUGEL.
(2) Dans l'ouvrage Intitulé Des Dieux et du Monde.
(3) Dans le Pape.
(4) Le Bûcher du Phénix, - Dissonances,
(5) Ibidem, - Conseils.