LA PRISONNIERE DU MORT


     Le souper s'achevait dans un tumultueux crescendo de rires sonores et de verres entrechoqués. Nous bavardions, tout en fumant de magnifiques cigares, offrande du fastueux André M..., le « nabab » de notre bande, à qui son père, gros cultivateur tourangeau, remettait chaque mois d'impressionnants subsides. Nous causions philosophie - comme de juste. C'est chose digne d'attention que cette influence d'une bonne chère, décemment arrosée, sur l'intellect. Les impromptus de la conversation nous amenèrent à un échange de vues, plus ou moins judicieuses, sur l'égyptologie. L'un de nous, qui avait l'exaspérante habitude de citer ses auteurs et dont la mémoire remplaçait (avantageusement, aux dires de ses amis) les idées personnelles, jeta dans la discussion le nom de Lord Cheasy, mort depuis peu, et dont les ouvrages sur ce sujet, bien connus du monde savant, sont encore passionnément discutés, tant à cause de la hardiesse de ses hypothèses, que pour l'étrangeté d'un style étincelant, mis au service d'une documentation remarquable.

     L'on savait peut de choses concernant cet original, sinon qu'une étrange maladie de sa femme, une folie douce, prétendaient les renseignés, l'avait déterminé, à abandonner ses travaux. Dès lors, il avait vécu solitaire dans sa résidence de Westroad et le décès de sa compagne avait précédé de peu le sien.

     « Les égyptologues n'ont guère de chance en ce moment », remarqua négligemment l'un de nous, « et les partisans de la vindicte posthume de Tout-Ankh-Amon ont beau jeu ! »

     Un rire fusa, mais une voix vibrante, celle de notre vieux commensal, le professeur Gauthier, s'éleva :
     « Riez donc, écervelés, mais auparavant, dites-moi ? L'un d'entre-vous a-t-il connu personnellement Lord Cheasy ? Non, n'est-ce pas ! Eh ! Bien, si cela peut vous être agréable je vais vous conter l'aventure qui brisa sa carrière. »

     Nous fîmes silence, et le professeur reprit :

     Lord Cheasy fut mon ami. Au hasard des rencontres nous nous fréquentâmes, et nos relations, d'abord simplement correctes, devinrent cordiales, puis intimes. J'étais à peu près le seul homme à qui ce taciturne confiât ses travaux, ses espoirs, et le but réel de ses recherches. Après... l'événement... qui brisa sa vie, il me dévoila, au cours d'une visite, la dernière que je lui fis, le secret douloureux de ce qu'il appelait « sa faute ». Après tout, si cela peut vous enseigner la prudence dans vos travaux futurs, peut-être n'est-il, pas inopportun, maintenant que sa mort me délie du silence promis, de vous en faire part.

     Lord Cheasy, vous l'ignoriez sans doute, était un puissant magnétiseur et sa jeune femme, qu'il adorait, un sujet remarquable. Brune au teint mat, élancée, son type rappelait par certains côtés celui des Nubiennes, analogie renforcée par la ligne horizontale des épaules, si caractéristique chez cette race. - Fût-ce cette similitude fortuite qui incita mon ami à utiliser les facultés psychiques de sa femme pour pénétrer le secret des âges révolus ? Je ne sais, mais une chose est certaine : Bien des hypothèses émises par le noble Lord sur l'Égypte pharaonique, dont plusieurs furent ensuite vérifiées par une autre voie, eurent pour origine des révélations fournies par son bien-aimé médium.

     Ayant assisté jadis à une de ces séances très fermées, où mon ami, seul avec sa femme endormie, un vieux domestique et son médecin particulier, se livrait à ses audacieuses tentatives, je puis vous dire quelques mots de sa méthode.

     Une fois l'état de sommeil profond obtenu, il remettait entre les mains de sa compagne un objet provenant des fouilles entreprises dans la vallée du Nil et ordonnait à celle-ci de le suivre, en remontant le cours des temps. Elle décrivait alors, d'une voix lointaine et lasse, les scènes marquantes auxquelles avait été mêlé cet objet, jusqu'au moment où, sur un avertissement du médecin, le Lord devait à regret, pour lui éviter un trop grand épuisement nerveux, interrompre l'expérience et la réveiller précautionneusement.

     Ce soir-là, il avait déposé entre ses mains une minuscule statuette rougeâtre, extraite depuis peu du Serdab d'un tombeau de la Vème dynastie. L'entrancée lui dépeignit successivement une mer orageuse, un port oriental, un fleuve miroitant sous la clarté lunaire, puis un monument funéraire, probablement celui dans lequel avait été retrouvée la statuette. « Entre et raconte ce que tu vois », lui demanda-t-il.

     - « Il fait sombre et je ne distingue, rien ».

     - « Allons ! Vois ! Il le faut », fut la réponse.

     Le silence régna un moment dans la chambre, soudain troublé par une sourde exclamation :
     - « Oh ! J'ai peur ! »

     - « Que vois-tu » jeta le Lord haletant, mais exacerbé de curiosité ?

     - « L'homme en blanc... Il me fait des gestes de menace, et derrière lui, il y a une femme avec une tête de lionne grimaçante.... Oh j'ai peur, je veux partir ! »

     - « Reste ! »

     L'ordre fut intimé brutalement, presque avec colère : l'époux cédait le pas au savant. La femme se tordait les bras en murmurant d'une voix haletante :

     - « Non ! Je ne peux pas, je ne peux pas ! »

     Le médecin adressa un regard suppliant à son ami. Celui-ci, mécontent et le visage contracté, hésitait à prendre une décision qui coûtait sans doute plus encore à son orgueil qu'à sa curiosité, mais, avant qu'il eût pris un parti, un hurlement strident le fit sursauter. Sa femme se convulsa un instant, brisant entre ses doigts crispés la statuette rouge, qui s'effrita sur sa robe en une mince coulée sanglante ; puis elle retomba inerte.

     Pendant deux heures, le malheureux mari, sanglotant et désespéré, s'efforça de la réveiller. Un léger soupir, exhalé des lèvres pales de la malheureuse, annonça son retour à l'existence.

     Mais quand elle eut enfin repris connaissance, c'est alors, alors seulement, que Lord Cheasy put mesurer l'étendue de son malheur. Lady Cheasy était folle, et un sourire niais plissait maintenant son beau visage, dont le regard absent semblait chercher, au sein d'espaces inconnus, l'âme à jamais égarée.
 


ESSA.