L'AUTRE MAITRE

     Les journaux ont relaté en son temps le décès de Georges Hast, le riche collectionneur. Toutefois, s'ils ont longuement parlé de son existence fastueuse, ils se sont moins étendus sur l'époque lointaine où, riche seulement d'espérances, le jeune homme menait (autant par conviction que par nécessité), une vie ascétique et nourrissait le louable projet de jeter les bases d'une union chrétienne universelle, qui, inspirée du seul Évangile, eût réalisé, progressivement, l'union des sectes dissidentes.

     Déjà, malgré bien des traverses, son idée prenait corps. Quelques conférences où son éloquence, très réelle, s'était donnée libre carrière, quelques articles remarquables dans des revues spiritualistes, l'appui moral de quelques prêtres et pasteurs aux vues larges, lui faisaient envisager, favorablement l'avenir. Un « manifeste », en préparation, devait déclencher sous peu un mouvement qu'il savait devoir être appuyé de plus d'un côté.

     L'argent, à vrai dire, manquait, mais, somme toute, ne viendrait-il pas à son heure si la Providence daignait seconder ses projets ?

     Certes, ce brave garçon était un sincère ; peut-être prenait-il pour un zèle désintéressé, une ardeur bouillonnante où l'ambition trouvait son compte...... mais qui ne s'est quelquefois abusé sur lui-même ? L'humilité même, peut n'être parfois que le plus subtil envoûtement de l'orgueil.

     Je sais seulement que beaucoup de ceux qui avaient connu jadis notre enthousiaste et mis en lui des espérances prématurées, le jugèrent assez durement par la suite, lorsque, répudiant ses chimériques desseins, il devint le riche philanthrope qui devait un jour léguer ses collections à nos musées nationaux, et sa fortune à des œuvres de bienfaisance.

     Le changement soudain qui s'opéra en lui eût pour cause un événement que je veux raconter scrupuleusement, quelque invraisemblable qu'il paraisse.

     Ce matin-là, Georges était en proie à une crise : morale. De vieilles hantises, d'anciennes tentations, longtemps crues mortes, ressuscitaient en lui, et le passé refluait tumultueusement sur le présent, ravivant d'anciens mirages.

     Pour échapper à l'obsession qui l'irritait, il prit un volume au hasard, dans une malle bourrée de livres et de papiers, (qu'il baptisait pompeusement sa « bibliothèque »), et feuilleta distraitement :

     «... Science, Philosophie, et toi aussi, Théologie...

     Le poignant monologue, trop actuel, hélas, l'exaspéra et il repoussa le livre en soupirant.

     À ce moment, on frappa discrètement à la porte.
Georges se leva et s'en fut ouvrir. Un homme entre deux âges, vêtu avec une sobre élégance, regard vif, teint basané, lèvres minces et colorées, longs cheveux de jais rejetés en arrière, front étroit et haut, entra.

     « Mon nom ne vous dirait rien », énonça le visiteur d'une voix grave et vibrante. « Je tiens d'ailleurs à rester inconnu.

     Philanthrope et possesseur d'une grande fortune, j'ai appris que vous vous occupiez d'œuvres charitables, et connaissant votre haute conscience, je vous apporte ceci, comme contribution à votre effort ».

     Et tirant de sa poche un ample portefeuille, il compta posément, devant notre héros interdit, vingt billets de mille francs.

     « L'ouvrier mérite sa nourriture », reprit-il de sa voix pénétrante, tandis qu'un léger sourire plissait un instant ses lèvres. « Ainsi donc, continua-t-il, si Vous voulez servir utilement la cause de l'humanité, vous ne devez pas avoir de scrupules à disposer de cette somme pour votre usage momentané. N'ayant pour but que l'intérêt supérieur des hommes, tout comme moi, je crois que vous pourrez, avec ce modeste point de départ, arriver en peu de temps à la fortune.... Alors, vous pourrez aider véritablement ceux que vous en jugerez digne, comme je le fais moi-même, et réaliser, sans obstacles, les nobles projets que je vous connais.

     Croyez-moi, cher Monsieur, cet argent fera des petits »... Et sur ces mots, l'inconnu jeta un regard aigu sur Georges.

      Celui-ci ne pouvait se résoudre à prendre un parti l'inconnu hocha la tête : « je comprends vos légitimes hésitations.... ne déclinez pas inconsidérément mon offre : Voici : je n'ai, hélas, que quelques moments à vous consacrer aujourd'hui. Je suis attendu chez des amis et dois vous quitter. Gardez ceci, (il désignait la liasse de billets), et réfléchissez. Demain, je reviendrai vous voir et vous me ferez connaître votre décision ».

     « La nuit porte conseil », ajouta-t-il, comme pour répondre aux objections que Georges allait formuler. Sur ces dernières paroles, le visiteur prit congé du jeune homme qui, longtemps, écouta son pas égal et énergique résonner dans le vieil escalier de l'immeuble. Jamais il ne le revit.

     Considérant de mon devoir d'accompagner Hast à sa dernière demeure, en souvenir de notre amitié de jadis, je me joignis au convoi funèbre. Après l'enterrement, comme je suivais machinalement le groupe des « officiels », une voix chaude et sonore me fit tressaillir. Je levai les yeux : À quelques pas, un homme entre deux âges, au teint basané, vêtu, avec une élégante simplicité, conversait avec deux messieurs décorés, doucement approbatifs. Le défunt faisait, comme de juste, les frais de la conversation, et j'entendis à nouveau la voix où vibraient je ne sais quelles inflexions ironiques :

     « Et voici, Messieurs, la morale de tout ceci :
     « L'argent mal acquis fait toujours des petits »

     Une impulsion irraisonnée me poussa vers le trio, mais à ce moment, comme nous sortions, du cimetière, un jeune ouvrier s'approcha de moi :

      « Pardon, M'sieur, pouvez-vous me dire l'arrêt du tramway d'Auberviliiers ? »

     Je le renseignai en deux mots, mais, comme je me retournais vers mes gens, fâché de ce contre-temps, l'inconnu n'était plus parmi eux.

ESSA.