QUELQUES CONSIDÉRATIONS SUR 

LES FORCES INFERNALES

« Le royaume des Cieux est semblable à un homme qui a semé une bonne semence dans son champ. Mais, pendant que les gens dormaient, son ennemi vint, sema de l'ivraie parmi le blé et s'en alla. Lorsque l'herbe eut poussé et donné du fruit, l'ivraie parut aussi.
« Et les serviteurs lui dirent : Veux-tu que nous allions l'arracher ? Non, dit-il, de peur qu'en arrachant l'ivraie vous ne déraciniez aussi le blé. Laissez croître ensemble l'un et l'autre jusqu'à la moisson, et, à l'époque de la moisson, je dirai aux moissonneurs : Arrachez d'abord l'ivraie et liez-la en gerbes pour la brûler, mais amassez le blé, dans mon grenier. » (Mat. XIII).
« Vous ne mourrez pas de mort, car Élohim sait qu'au jour où vous consommerez une parcelle (du fruit), vos yeux seront ouverts et vous serez semblables à Lui, connaissant bien et mal. » (Gen. III).

     Il est actuellement de bon ton de professer, à l'égard de l'Enfer et de son maître, le plus commode scepticisme, « mol oreiller pour des têtes bien faites »,

     Cependant, les paroles de l'Évangile sont formelles. Partout, que ce soit dans le récit de la triple tentation du Christ, que ce soit dans ses paraboles, l'Adversaire, l'ennemi, n'est pas indiqué comme un simple symbole, mais comme un être, actif, personnel, conscient.

     Si Dieu est l'absolu du Bien, il existe aussi un absolu du Mal (1) : Lucifer, Prince des ténèbres, opposé à Dieu, créateur de la Lumière ; roi de l'Enfer, comme Dieu est le Roi du Ciel.

     Dans une précédente étude : La Lumière débrouillant le Chaos, nous avons montré - autant qu'une démonstration est possible en de telles matières - que la Genèse de Moïse supposait, sans la décrire explicitement, la chute de l'Archange. Il est à remarquer que cet écrivain sacré parle des anges dans la Genèse, sans s'expliquer sur leur création ; de même, dans l'énumération des espèces animales créées par l'Éternel, il ne fait pas mention des insectes. Ces omissions ne sont pas l'effet du hasard. Il est fort probable que Moïse avait de bonnes raisons pour passer sous silence la création angélique et la chute d'une partie de cette création. Si, comme tout porte à le supposer, les insectes sont les créatures terrestres où le sceau satanique s'imprime le plus profondément, on comprend pourquoi Moïse n'en fait pas mention.

     Dans l'article déjà cité, nous écrivions, étudiant le sens des mots employés par Moïse dans les dix premiers versets de sa Cosmogonie : « Le radical du mot AR-eTs (terre) est le même que celui d'AOR (la Lumière du Verbe). Ce mot exprime bien la manifestation de l'énergie propre de l'Archangélité déchue. Bien médité, il nous retrace la cause de sa chute, et quelle sorte de puissance est encore la sienne. » Dans « Du Menhir à la Croix » (p. 277), nous avions déjà signalé le rapport existant entre le principe ténébreux HOSh-eK et le Tentateur, Na-HaSh. Ce n'est pas pour rien que l'auteur de la Genèse emploie, pour ces deux termes, un même radical : HaSh on HoSh, auquel le préfixe Na-et la racine suffixale -eK, donnent un sens très analogue, le premier indiquant, comme la seconde, une action ramenée sur elle-même, égoïstement.

     Ces points acquis, nous allons poursuivre notre étude sans nous embarrasser davantage d'un inutile appareil d'érudition.

     Qu'est Lucifer, et quelle est la cause de sa chute ?

     L'archange Lucifer, l'ex « porte-lumière », a voulu s'égaler à son Créateur. Certes, sa puissance était immense ; il pouvait « créer », à son tour, des êtres spirituels, également doués d'une grande puissance. Ceux-ci pouvaient aussi en créer d'autres « à leur image » (car on ne crée jamais qu'à son image). Seulement, malgré sa grandeur et l'éclat de ses attributs, Lucifer n'était qu'une créature, il se trouvait, par le fait même, subordonné à son créateur, et toutes les créatures « spirituelles » sorties de lui étaient, comme lui, des « créatures de Dieu ». La Vie qui les animait était divine dans sa source, elle n'était pas une faculté luciférienne. Lucifer avait reçu la vie et la transmettait, mais la vie n'était pas à lui, quoique, étant en lui. Dans le plan matériel, il en va toujours de même : les parents créent des formes, analogues à eux, mais la « VIE » qui anime ces formes est divine. Elle est uniquement « transmise » par les parents, et c'est pourquoi, tout ce qui vit appartient d'abord à Dieu.

     Donc, Lucifer, en se prétendant égal à son Créateur, était dans l'erreur. Tout porte à croire qu'il le sait : l'intelligence d'un tel être est trop vaste pour qu'il puisse s'y méprendre. Seul, son orgueil l'empêcha, l'empêche et semble devoir l'empêcher longtemps encore d'en convenir. Nous pouvons remarquer ici que l'orgueil nous apparaît comme le plus terrible des péchés « capitaux » et comme leur racine à tous.

      Lucifer donc, s'étant dressé en rival devant son Père, s'est éloigné de Lui, entraînant avec lui des légions de ses créatures, orgueilleuses comme lui.

     Dieu pouvait, purement et simplement, retirer à Lui le souffle de Vie qui donnait l'être au Grand Révolté. Oui, Dieu aurait pu en user ainsi, et cette attitude peut sembler logique à bien des hommes, qui se demandent pourquoi Il laisse vivre et agir le Réprouvé... Mais la justice de Dieu n'est pas celle des hommes aux horizons bornés. Il n'a ni foudroyé ni empêché Lucifer, car Il veut laisser, à sa créature, la possibilité de revenir vers Lui, librement. Si Lucifer revenait, tel l'enfant prodigue de la parabole, l'Enfer n'existerait plus. Car, telle est l'origine de l'Enfer : Lucifer et les siens ont créé des formes, encore des formes, mais la Vie divine a toujours animé ces formes, car, si le Verbe (qui est la Vie) ne les avait animées, elles eussent été éternellement inertes et insensibles.

      L'on peut se demander ici quelles sortes de créatures Lucifer et les siens ont réalisées ?

     Tout d'abord, et pendant bien des Éons de temps, Ce furent d'autres créatures spirituelles ; mais, tout en s'éloignant de Dieu, et par leur perversité même, leur spiritualité allait en décroissant. S'éloignant du Soleil lumineux, ils devenaient de plus en plus sombres ; l'Abîme obscur les attirait. Ils espéraient l'éclairer de leur lumière propre, mais cette lumière n'était qu'un reflet et les Ténèbres n'en peuvent être illuminées...

     Nous pouvons déjà nous rendre compte qu'il est impossible à l'intelligence humaine de saisir ou de classer la totalité des formes innombrables du mal, dans le visible et l'invisible, depuis l'infinité des Sphères, jusqu'aux vibrions.

     Les planètes, par exemple, sont en partie, l'œuvre de l'esprit du mal, chacune d'entre elles a son « Prince de ce Monde », et si les cosmogonies antiques l'ont souvent laissé entendre sans le dire ouvertement, quelques-unes, comme celle des Parsis, le disent crûment. Les planètes révoluent autour des soleils, animés par Dieu, et reçoivent ainsi la lumière divine réfléchie. C'est ce qu'a très bien saisi Fabre d'Olivet, dans ses Examens de la Cosmogonie de Moïse. Leur mouvement les oblige à être tantôt dans la lumière, tantôt dans les ténèbres, participant ainsi de la vie divine et de l'Esprit des Ténèbres, Naturellement, tous les êtres qui vivent sur elles sont soumis à cette double influence et y participent également à des degrés divers, si bien que toute planète, toute terre, est une localisation partielle du Ciel et de l'Enfer.

      L'homme « planétaire », disons « terrestre », pour ceux qui doutent de la pluralité des mondes habités par des fils d'Adam, est entraîné, lui aussi, dans cette existence intermédiaire entre le Bien et le Mal, la Lumière et les Ténèbres.

    C'est pour avoir failli à sa mission primitive qu'il est broyé dans un mécanisme implacable et que son cœur est devenu le champ clos où s'affrontent perpétuellement les forces du Bien et celles du Mal.

      Il avait été créé « à l'image de Dieu », nous dit la Bible, Sa mission était justement de ramener l'équilibre dans le Plan de la Création, faussé par Lucifer et ses légions. Mais ce dernier, jaloux et irréductible, ne songea qu'à l'entraîner, lui aussi, dans l'abîme. Pour cela, il le séduisit au moyen de l'élément féminin de son être, « sa femme Ève, Héva dit la Bible. Ne matérialisons rien ! Ceci se passait dans une sphère invisible, le Gan Bi Wheden M'Qo-dem de Moïse, terme que Saint-Yves d'Alveydres traduit par « zodiaque », ce qui est juste, encore qu'il ne s'agisse pas de notre zodiaque physique. Dans cette sphère invisible, l'homme existait collectivement et non individuellement. Au lieu de parler de la tentation de l'homme, il serait donc plus juste d'employer le terme « humanité », dans un sens infiniment plus vaste et plus universel que celui qu'on attache d'habitude à l'expression « genre humain ». Inutile d'ajouter que l'élément « féminin » de cette humanité n'est pas non plus une femme de chair et d'os. Nos compagnes, en qui cet élément féminin prédomine sur l'élément masculin, sans l'exclure cependant, peuvent se rassurer : Si nous souffrons tous, c'est que nous sommes tous coupables.

       Sur quoi portait la séduction à laquelle nous succombâmes, en la personne d'Adam ? Elle portait sur l'orgueil de s'égaler à Dieu, exactement comme Lucifer : « Et vous serez tels qu'Élohim, connaissant bien et mal ! »

      Dès cet instant, l'Humanité, gardienne, guide et ordonnatrice des créations lucifériennes, perdit ses prérogatives, elle fut déchue, comme Lucifer et par lui. Mais, il est indispensable d'établir une distinction capitale entre ces deux déchéances. Sans Lucifer, l'Humanité n'eût pas succombé. Lucifer a obéi à sa propre impulsion, l'Humanité à une incitation extérieure, et c'est pourquoi le Verbe lui-même a pris corps, parmi elle, pour la sauver et lui indiquer ce qu'elle doit faire pour revenir à son Père et recevoir le pardon.

       Certes, Lucifer lui-même, s'il le voulait, pourrait être pardonné. Jusqu'ici, son orgueil n'a pas voulu abdiquer. Cependant, le fait même que Dieu ne lui a pas retiré la vie et l'activité semble indiquer que tout espoir n'est peut-être pas perdu.

      Ce n'est pas Dieu qui damne Lucifer, pour se venger de lui, mais c'est Lucifer qui se damne librement...

      L'orgueil de l'homme, reflet du sien, est moins tenace ; quand son cœur a compris, il lui arrive de s'humilier et, sans doute, un temps viendra où presque tous les hommes seront sauvés et reviendront prendre la place qu'ils ont perdue et accomplir la tâche qui leur était réservée. S'ils parviennent à comprendre que leur forme ténébreuse est satanique et que leur cœur purifié est la demeure, le sanctuaire, du Verbe, - Lumière et Vie, - alors ils commenceront à travailler à leur bonheur réel, en renonçant aux passions qui réjouissent tristement leurs Ténèbres, en développant les vertus qui permettent au Verbe d'illuminer leur cœur.

     Des réflexions qui précèdent, il découle que toute terre, toute forme cristallisée du Mal, est luciférienne, infernale.

     Toute créature peuplant une terre participe à sa nature. Les animaux sont parfois exclusivement diaboliques, comme semblent l'être la plupart des insectes, et ils incarnent parfois des démons, car l'homme déchu ne peut leur en imposer par lui-même ; c'est pourquoi il se contente d'user de violence pour les dompter, ce qui est satanique.

     Pour nous en tenir à la seule terre que nous connaissions, on peut dire que les animaux qui la peuplent ont « descendu » avec l'homme et qu'ils remonteront avec lui. L'animal sent la supériorité de l'homme et le reconnaît comme maître, dès que celui-ci a repris sa véritable place.

     L'homme terrestre, semi-divin, semi-infernal, est donc, dès sa naissance, dans un enfer relatif. Il est destiné à y évoluer, pendant sa vie, vers la Lumière ou vers la Ténèbre. Suivant qu'il se décidera pour l'une ou l'autre, il sera « heureux » ou « malheureux ». Dans aucun cas il ne sera abandonné, même déchu, même criminel, car il peut toujours, du fond de son abjection, retourner vers Dieu. Si son orgueil ne veut pas s'humilier, il sera malheureux, car les passions déchirent l'homme intérieur et ne lui laissent pas de repos, et, quand il quittera son enveloppe périssable, son « moi » n'étant pas devenu plus pur, il vivra d'autres existences, animera d'autres formes, subira d'autres circonstances, et ne connaîtra la paix, le repos, le bonheur, que lorsque, enfin, il aura compris et se sera humilié.

     En principe, les hommes sont donc des « démons » d'une certaine sorte. Il y en a de pires, certes ! Ce sont ceux auxquels ils sont en proie lorsqu'ils s'abandonnent aux passions qui les détournent de leur but : Chercher et trouver le Royaume de Dieu, cet « Unique Nécessaire », dont tout le reste : bonheur, sagesse, amour, découle inévitablement.

     Celui qui a trouvé le Royaume de Dieu, peut vivre heureux au milieu des démons et des animaux féroces, car ceux-ci se couchent à ses pieds et les autres, quelquefois, évoluent et aspirent, eux aussi, à retrouver la Patrie perdue. C'est pourquoi l'on peut dire que l'Enfer est partout où se manifeste la Vie, telle que nous la connaissons, mais le Ciel y est aussi.. L'état intermédiaire de l'âme qui aspire à la régénération, mais ne l'a pas encore réalisée, est le Purgatoire de l'Église. La vie de beaucoup d'hommes sur cette terre est un Purgatoire, car ils s'y purifient aux épreuves et aux douleurs. Très peu y connaissent le Ciel. Il y en a pourtant. Ce sont ces derniers qui, par leurs prières et leurs renoncements, permettent aux anges d'approcher de la terre.

     Quant à l'Enfer, actuellement surtout, il a beaucoup de représentants, en ces temps qui précèdent la venue de leur prince, l'Antéchrist. Mille symptômes l'indiquent ; mille faits nous avertissent d'être prêts, de veiller et de prier avec constance et vigilance : Cette terre-ci sera bientôt jugée et « transformée ». Les êtres qui la peuplent seront, suivant leur état intérieur et leur désir, transférés dans la Lumière ou dans les Ténèbres, comme l'indique la magnifique parabole de l'ivraie... et tout continuera, jusqu'à ce que tous les hommes soient redevenus fidèles, et peut-être aussi les cohortes infernales... Dieu a l'éternité devant Lui, Il n'est pas pressé.

ESSA.


(1) Il ne faut pas entendre l'expression « absolu du Mal » au sens plein du terme. Il est évident que si le mal pouvait constituer un « absolu », Il contre-balancerait l'absolu du Bien, et la rédemption serait Impossible. Si Lucifer se pose en « absolu du Mal », s'il veut s'égaler à Dieu, cela ne signifie pas qu'il s'y égale.