Psyché n°404
Esthétique du Verbe


I. La Création Esthétique

" La beauté prit naissance en même temps que le ciel et la terre. "
Ong Giao Ki.

Le Verbe est la manifestation de la puissance créatrice de Dieu. Le verbe humain est, de même, créateur, en reflet et en sympathie du Verbe divin, c'est-

à-dire quand il exprime la vérité et selon la mesure où il réalise la Loi de ce Verbe, qui n'est autre que la Loi universelle de la Vie.

La création esthétique réalisée par le verbe humain, le poème, est un être vivant, un petit univers d'idées, de sentiments et de sensations, avec son thème ou soleil central, son rythme vital et son zodiaque expressif et sonore. Tout poète est inspiré, qui composé une oeuvre viable. Mais l'inspirateur peut être céleste ou infernal. Tant vaut l'inspirateur, tant vaut le poème, mais tant vaut l'inspiré, tant vaut l'inspirateur. " Qui se ressemble s'assemble ", dit la sagesse des nations.

Le poème peut être conçu comme une entité réelle, formée d'un esprit, d'une âme et d'un corps. L'esprit, c'est l'essence, l'archétype immuable auquel il se réfère. L'âme, c'est le rythme. Le corps, c'est la forme se déployant dans le temps. Comme l'indique analogiquement la table d'Emeraude, le poète s'élévera de la forme à l'idée qu'elle exprime, de l'image sensorielle á l'âme vivante des choses, et derechef, redescendra de l'idée à la forme, pour manifester l'union du sensible et de l'intelligible, de la pensée et de l'expression, du sentiment et de l'action.

Son rôle est double : rôle passif de récepteur des inspirations (au moyen d'une imagination reflétant purement l'idéal transperçu) ; rôle actif de transmetteur de l'idéal adapté et " humanisé ", pour exciter sympathiquement, chez l'auditeur, le même état d'âme, la même capacité d'impression, la même attitude intérieure.

Alors seulement, la poésie se dévoile incantation, formule magique évocatrice d'un monde infiniment distant, infiniment beau, infiniment oublié, dont le regret pleure à jamais aux plus belles strophes des plus humains poètes.


II. Art et Beauté

"La Poésie est la musique du coeur. "
Ong Giao Ki.

La poésie est la réalisation esthétique du verbe.

L'esthétique est la re-connaissance du beau, hors soi, par le beau, en soi, et leur adaptation par sympathie, dans le champ de la conscience. De cette dualité de termes, il se déduit aisément que l'identification esthétique d'un sujet et d'un objet, est rigoureusement individuelle, et que nul ne peut vibrer à 1’unisson d'une forme du Beau extérieure à lui, s'il ne l'a, au préalable, reconnue et évigilée en lui. Le Beau, est un principe essenfiel, irrationnel ef inanalysable, dont ce que nous nommons beauté est la faculté effective.

Le Beau est la splendeur du réel, la forme du divin, le visage vrai de la Vie, l'archétype de la suprême perfection, qui transparait dans l'expression physique des créatures, dans la mesure où celles-ci l'incarnent. La suprême beauté d'un être réside en son archétype. Tout être, individuel ou collectif, a le sien, qui n'est rien d'autre que sa conception idéale par le Verbe créateur, antérieurement à son existence effective, c'est-à-dire, en tant que principe. C'esf sa forme essentielle, typifiée dans le sein de la vierge cosmique ou de la nature mère, arche des concepts éternels. Ce type initial est le nom " vrai ", de l'être. C'est pourquoi, comme l'affirmaient les

anciens sages, connaître le nom vrai d'un être, c'est posséder le pouvoir de lui commander ef la faculté de le comprendre, quel soit-il.

L'Art, est un écho de ce nom dans la sphère du temps, un reflet de cette vertu dans le plan sentimental, sympathiquement perçu par un des trois centres de l'être, et traduit par celui-ci, après adaptation, selon la norme parficulière de ses moyens d'expression.

C'est ainsi qu'on peut comprendre la définifion de Mallarmé : " L'art est une allusion à la vie ! " ; et celle de Paul Adam : " L'art, c'est d'inscrire un dogme dans un symbole ! ".


III. La Poésie comme Organon

"Le poète chante ses vers spontanément... ensuite, il reconnaît
que tout en eux - son, rythme, mouvement d’ensemble - est juste... " 
H. Borel (Wu-Wei).

La plus noble faculté intellectuelle de l’homme, celle d'exprimer ses idées, devait nécessairement enfanter le plus transcendant des arts. On peut le considérer sous un double aspect : Poésie - Musique.


Il est délicat de les démarquer nettement car ils s'interpénètrent, utilisant un élément commun : le Son.

Mais, alors que la poésie emprunte au monde sensible des expressions particulières, qu'elle universalise pour les transposer en mode intelligible, au moyen de la métaphore ; la musique n'exprime que des universaux et nécçssite un commentaire pour être suivie dans ses développements particuliers.

Toutes deux ont aussi ce caractère commun de se déployer dans 1.e Temps, selon les lois secrètes du Nombre, qui déterminent leur rythme vital. Le chant sert de lien mutuel à ces deux modes du verbe, et, à son défaut, la nécessité se fait rapidement sentir, soit de préciser la musique par le développement de l'instrumentation et la polyphonie, soit de " musicaliser " la poésie, pour l'universaliser et multiplier sa valeur expressive, par un choix judicieux de sonorités harmoniques.

L'inconvénient propre du chant, réside dans son caractère mixte, soit que la musique n'y soit pas à la hauteur de l'inspiration poétique, soit qu'une musique élevée y serve de support à d'insipides paroles.

Il n'est donc, le plus souvent, qu'un compromis, raremcnt heureux, entre ce qu'on s’efforce de dire expressément, et ce qu'on tend à suggérer musicallement.

L'inconvénient propre du poème est cette oscillation entre une cristallisation pseudo-classique qui en étouffe l'âme et l'empêche d'étre senti par autre chose en nous que ce qui est froid et sans vie : l'intellect, et une anarchie (baptisée liberté) qui renverse toute valeur, supprime toute règle, s'affranchit de toute discipline et soumet le vaticinant désorbité aux impulsions déréglées d'un subconscient despotique.

Un inconvénient secondaire, c'est que le son suggère souvent, par lui-même, tout autre chose que ce qu'il signifie abstraitement, comme vocable.

Résumons maintenant ce que nous avons cru saisir du processus verbal :

Tout est fait de Verbe et de Substance, tout, même un poème.

Le Verbe possède l'effectivité et enfante la partie intelligible du poème : sa signification.

La Substance possède l'effectualìté, et en enfante la partie sensible : son phonétisme.

L'action du Verbe sur la Substance, c'est-à-dire de la pensée ou de l'émotion sur l'instrumentalité sonique, constitue l'élément positif du poème : son essence ou, si l'on veut, son esprit.

La réaction de la Substance sur le Verbe, en constitue l'élément négatif : sa forme ou, si l'on veut, son corps.

Leur adaptation sympathique, en constitue l'élément médian, réglant leurs rapports mutuels : son âme, ou si l'on préfère, son rythme vital.

Ce procès se déroule dans le Temps. Ce que le Verbe spécifie comme principe (idée – sentiment - sensation), la Substance le développe comme faculté (nom - verbe - relation). Mais à son tour, elle reproduit le Verbe. D'où : le Verbe latent (archétype idéal du poème), et le Verbe formulé (celui-ci exprimé dans un discours quelconque et enveloppé d'un vêtement phonétique).

En soi, la Substance (graphique ou verbale) est obscure. Le Verbe l'illumine, en lui communiquant sa nature intelligible. Toute oeuvre étant l'expression d'une essence intelligible au moyen d'une forme sensible, sa beauté résidera dans la conformité existant entre elle et l'un des archétypes universels, dont elle s'efforce de " sensibiliser " la présence. Cette conformité dépend, chez l'homme, de trois choses :

1° de l'idéal auquel il s’est voué ;

2° de son aptitude à le refléter, plus ou moins fidèlement ;

3° de sa maîtrise des moyens, d'expression ou d'interprétation.

La grandeur de l'idéal servi, est l'Esprit qui scelle les oeuvres, et dont dépend leur caractère divin ou infernal. Il est la source vive de toute inspiration.

L'aptitude à .refléter purement un idéal, dépend du travail de l'artiste sur lui-même : se simplifier, se purifier, devenii un miroir net et plane.

Ces deux conditions donnent le génie pour les réalisateurs et, pour les autres, le sens esthétique.

La maîtrise des moyens d'expression peut s'acquérir par le travail et l'entraînement. En tout, elle confère le talent.

Cette distinction faite, revenons au poème. Celui-ci est composé de mots, devenus par métaphore signes ou symboles. Dans son unité organique, se meuvent d'autres unités, plus élémentaires : phrase, pied, strophe, dominante sonore, etc... L'on peut considèrer chaque mot du poème comme une de ses cellules physiques, chaque quatrain ou sixain, renfermant une idée complète, comme un de ses appareils physiologiques.

Chacun de ces organes, sert de support verbal à une force qui en est la vie animatrice, individualisée et spécifiée dans chaque élément poétique, mais en rapports plus ou moins étroits, avec la vie générale du poème, vie qui en harmonise les parties et dont dépend à la fois l'homogénéité et le rythme.

Cette harmonie fonctionnelle (ce " concours final ", eût dit Wronski) rend les éléments sensibles du poème, participants à la nature verbale, en fonction de la valeur intrinsèque du poète.


IV. L'Instrument Poétique

Le son, nous l'avons vu, se meut dans le Temps, selon un rythme régi par des rapports nécessaires.

Il est instrumentalisé en musique, vocalisé dans le chant, articulé en poésie, ce qui revient à une même chose : L'individualisation sonique.

Le rythme vitalise le poème, il en est la trame, c'est le schéma du mouvement imprimé par l'essence à la forme. Chaque poème possède donc un rythme propre et il serait inexpédient d'astreindre ce mouvement vital à des règles immuables et indifférentes tant au sujet proposé qu'aux moyens utilisés pour le rendre. L'acuité expressive d'un poème, comme son eumulpie, dépendent (au point de vue instrumental) du degré d'appui mutuel que se prêtent :

1° dans l'ordre sensible, la valeur onomatopique des sons ;

2° dans l'ordre intelligible, la valeur métaphorique des expressions.

On peut donc distinguer deux catégories de valeurs poétiques : L'harmonie des sons (ou eumolpie) par laquelle la poésiè se relie à la musique ; l'intelligible des sons, par lequel elle se rattache à la morale, à la psychologie ou à la métaphysique. C'est ici que le poète doit avoir soigneusement étudié son instrument : la parole. Ainsi parmi les voyelles, les unes, comme O, sont brillantes et pleines, les autres, comme U, voilées et sourdes. ll y a là toute une étude nécessaire, tout un clavier que les uns font résonncr d'instinct dont d'autres jouent avec lucidité, et sur lequel beaucoup tapent, hélas, au petit bonheur.

Mais, ici, nous pénétrons dans le domaine particulier de la technique poétique. N'ayant pas à prendre position dans la querelle des Ecoles, nous nous abstiendrons d'aller plus avant. " Tout est dans tout ", dit un vieil axiome. Retrouver quelques analogies entre le Verbe et la parole, dégager quelques principes généraux et en tirer certaines conséquences, tel fut le but que nous avons tenté d'atteindre, en nous inspirant de la lumineuse formule de l'Evangile de ]ean :

" Tout ce qui est, a été fait par le Verbe, et rien de ce qui est n’a été fait sans Lui. "