Repris dans la Tourbe des Philosophes n°19 – 2ème trimestre - 1982


Le Grand Œuvre, but et moyen

Il semblerait, à première vue, que l'accomplissement du Grand OEuvre classique - j'entends ici parler seulement de l'alchimie métallique -, constitue le but unique et dernier du labeur de l'adepte et la récompense de ses longs et durs travaux. Faire de l'or presque à volonté, grâce à la Pierre, et prolonger en pleine euphorie la vie bien au-delà du terme commun, au moyen de l'Elixir, telle est la double ambition du débutant, devant qui s'ouvre la voie, assez épineuse, qu'il a décidé de parcourir.

Cette vue est d'autant plus répandue, qu'il est peu d'auteurs qualifiés qui ne la confirment, explicitement ou implicitement.

Peut-être est-il permis, cependant, d'attirer l'attention des lecteurs sur quelques textes, donnant un autre son de cloche.

A tout Seigneur, tout honneur : dans le texte de la Table d'Emeraude, attribué à Hermés Trismégiste, il est dit, incidemment : " Ici est l'origine d'innombrables adaptations, dont le mode est donné ci-dessus ". Dans un autre ouvrage attribué au même auteur (on ne prête qu'aux riches), il est énoncé que toutes lei sciences et tous les arts ont leur principe dans ses aphorismes.

Mais c'est Fulcanelli qui s'est le plus ouvertement étendu sur ce point, comme sur pas mal d'autres, avec ce souci de ne pas tromper, qui le caractérise si hautement.

A l'occasion du passage du Mercure Commun au Mercure Philosophal, il fait mention de l'Artifice, jamais révélé, qui en assure la réalisation. Et il ajoute : " ... il marque le carrefour où la science alchimique s'écarte de la science chimique. Appliqué sur d'autres corps, il fournit, dans les mêmes conditions, autant de résultats imprévus, de substances douées de qualités surprenantes. Cet unique et puissant moyen permet ainsi un développement d'une envergure insoupçonnée, par les multiples éléments simples nouveaux et les composés dérivés de ces éléments, mais dont la genése demeure une énigme pour la raison chimique. Cela évidemment, ne devrait pas être enseigné. Si nous avons pénétré dans ce domaine réservé de l'hermétique, c'est parce que nous désirions montrer 1° Que l'alchimie est une science véritable, susceptible, comme la chimie, d'extension et de progrès, et non la recette empirique d'un secret de fabrication des métaux précieux... 4° Enfin, que les innombrables propriétés, plus ou moins merveilleuses, attribuées en bloc par les philosophes à la seule pierre philosophale, appartiennent chacune aux substances inconnues obtenues en partant de matériaux et de corps chimiques, mais traités selon la technique secrète de notre magistère. "

Voilà qui est enseigné beaucoup en peu de mots !

Et je n'ajouterai qu'une chose, c'est que les Druides alchimistes possesseurs du " moyen " dont parle Fulcanelli, l'appliquaient aussi au règne végétal. Ils tiraient par lui, du gui de chêne, un élixir qui, préparé d'une certaine façon, constituait une véritable panacée, ou presque, susceptible de guérir radicalement des affections aussi redoutables que la tuberculose ou la peste. Préparée d'une façon autre, la même substance constituait l'élixir du Savoir. Le récit de la cueillette solennelle du Gui, telle que la relate Pline l'Ancien, et la Légende de Taliésin, se rapportent à ces deux aspects d'un même composé.

Qu'il me soit permis de renvoyer seulement l'inquisiteur de science à ces deux textes, fort instructifs, sans pousser l'indiscrétion jusqu'à lui signaler où et en quoi ils le sont.

Mais, que résulte-t-il de ce qui précède ? C'est que la réalisation du Grand OEuvre, but apparent du labeur hermétique, n'en est au fond que le moyen, ou, si l'on veut, la préface.

L'adeptat y débute, mais ne s'y achève pas du mêñle coup. Le résultat obtenu, pour magnifique qu'il soit sans conteste, n'est que l'ouverture des portes du Temple de la vraie Gnose. Cette fin est, incroyablement peut-être, paradoxalement en tous cas, un commencement.

Et, il faut bien admettre que ce Commencement aboutit à des réalisations quasi indescriptibles puisque les Adeptes consommés les ont passées sous silence ou se sont contentés d'allusions aussi bréves qu'énigmatiques.

Mais, il va de soi qu'à ce degré, l'alchimie matérielle rejoint l'alchimie spirituelle. Dans l'Avant-Propos de ses Essais Chimiques, le Conseiller d'Eckhartshausen s'en explique nettement : " celui qui conçoit cette grande vérité dont parle saint Paul : in ipso vivimus, movemur et summus, celui-là comprendra aisément que Dieu ne laisse jamais tonJber les rênes de ses mains sacrées et qu'il ne les confiera jamais à qui n'est pas profondément uni à lui. Cette nature ne serait pas l'oeuvre d'une Sagesse infinie, si son auteur n'avait pas pris soin, en même temps, que sa puissance, ses secrets, ses ressorts cachés ne pussent jamais se trouver à la portée d'autres mains que celles dont il est assuré qu'elles ne conduiront jamais les rénes de la nature que conformément à son grand plan... Ce serait d'ailleurs une présomption, proche du blasphéme, de vouloir attribuer à l'Etre le plus haut, la capacité d'abandonner le plus pur, le plus sacré et le plus élevé de la nature physique à des mains profanes. Je tiens par conséquent pour témérité véritable de vouloir atteindre la sainteté de la nature (qui est connue de fort peu) sans s'être efforcé d'abord d'atteindre la sainteté de la Gràce à l'intérieur. "

La distance est moins grande entre le profane et l'hermétiste en possession de la Pierre, qu'entre cet hermétiste et l'Adepte parfait qu'une telle possession devra faire de lui, s'il sait s'en rendre digne.

Telle est du moins ma conviction.