L'humanité dans le prochain Il est plus aisé d'envoyer « un baiser d'amour au monde entier » que de pousser dans le caniveau la pelure de banane prometteuse de glissades traîtresses pour quelque autrui inconnu. Il m'est plus facile de répéter inlassablement la formule bouddhique : « Paix à tous les êtres », que de m'abstenir de dire quelques vérités bien senties à ma concierge, si elle a omis de glisser une lettre importante sous mon paillasson. Telle vertu sourcilleuse s'échauffe - de loin - pour la Pologne martyre, la Hongrie sous la botte ou les innombrables victimes d'une crue du Yang-tsen-kiang, mais elle n'hésite guère à profiter d'une bousculade pour resquiller une place dans une file d'attente sous la neige ou la pluie, à l'heure où les autobus arborent le fatidique « complet ». En deux mots, il est plus facile d'aimer l'humanité abstraite que le prochain trop concret. Méfions-nous toujours des grands mots, des slogans, des formules dites « généreuses », mais vides de tout contenu objectif. Au nom de l'humanité L ' Evangile ne se perd pas en idéologie. Le Sauveur de l'humanité la voit, Lui, comme une réalité concrète et précise. Mais Il sait nos limitations et nous propose de l'aimer que là où notre amour ne risque pas de se dissiper dans le vide. Il ne nous invite à le servir que là où cette action exige un effort pratique et un objectif à notre portée : le prochain ! Le prochain vivant, agissant, souffrant : « Je vous le dis en vérité, toutes les fois que vous avez fait ces choses à l'un de ces plus petits, c'est à moi que vous les avez faites ». Ce que nous pouvons réellement saisir de l'humanité réside dans le prochain, bâti à notre échelle. Et ce prochain est, comme son nom l'indique, proche de nous. Partout où nous faisons l'expérience d'êtres individuels comme nous, responsables comme nous, identifiables comme nous, nous sommes en face du « prochain », tel que le définit l'Evangile. Et, quels que soient ces « prochains » successifs, du pire au meilleur, du plus borné au plus intelligent, du plus sympathique au plus répulsif, sachons qu'ils sont « nous », sous un autre aspect, autant que nous sommes « eux », sous un mode dont nous n'avons pas conscience actuellement, car il n'est sans doute pas, parmi nos milliards de cellules, une seule qui n'ait été animée ou ne doive l'être un jour par quelqu'un de nos frères, ni, parmi leurs milliards de cellules, quelques-unes qui n'aient été ou ne doivent être une fois empruntées et animées par nous. Une des pires aberrations d'un siècle qui n'en est plus à les compter, c'est de pousser le trop fameux « amour de l'humanité » jusqu'au seuil de réversibilité où il se transforme en haine du prochain qui ne pense pas tout-à-fait comme nous. Intransigeance paradoxale, qui va de pair avec de belles homélies sur la « Liberté », « le droit des peuples à disposer d'eux-mêmes », la stigmatisation de la « discrimination raciale » - cette dernière, ô ironie, condamnée le plus énergiquement par les adeptes les plus sectaires d'une « discrimination idéologique » autrement impitoyable ! Ainsi va le monde, livré aux abstracteurs de quintessence ! Ainsi vont les hommes de ce temps, livrés à leurs mauvais bergers pour avoir rejeté ou défiguré l'enseignement de l'unique et légitime Berger ! |