CHRISTIANISME ET HYPERCRITIQUE

« Prenez garde que personne ne vous séduise par la philosophie et par de vaines subtilités, suivant les traditions des hommes et les éléments du monde, et non pas selon Christ, car toute la plénitude de la Divinité habite corporellement en lui. »

Coloss. II, 8, 9.

     On ne saurait trop mettre en garde les chercheurs sincères contre les procédés et les conclusions de la « science des religions », aussi bien d'ailleurs en ce qui concerne les religions antiques qu'en ce qui concerne le Christianisme.
 
 

     Qu'ils se nomment Loisy, Dujardin, Guignebert, Goguel, Krappe ; qu'ils se laissent étiqueter criticistes, rationalistes, modernistes ou comparatistes ; qu'ils se prennent aux cheveux et s'inscrivent en faux contre leurs déductions réciproques, ils ont un but identique, une passion commune : battre en brèche l'édifice de la Révélation divine, pour y substituer leurs bâtisses rationnelles et leurs gratte-ciels babéliques.
 
 

     Passés maîtres dans l'art de solliciter les textes, de les mutiler en baptisant « interpolations » ou « notes marginales » les passages qui les gênent, de les coordonner à leur guise en petits romans bien troussés, il est beau de les voir brandir des excommunications majeures contre leurs concurrents « irréguliers », les fabricants de Christianismes ésotériques, ou renvoyer d'un mot à leur bréviaire les malheureux ecclésiastiques coupables du crime de lèse-hypercritique !
 
 

     Si leur jeu n'est pas sans danger lorsque des esprits incultes s'y laissent prendre, il est d'un effet bien plus désastreux sur les intellectuels qui, pour cultivés qu'on les suppose, ne peuvent lutter d'érudition avec les spécialistes.
 
 

     Dans le premier cas, les éléments de leurs travaux passent très haut au-dessus de la tête des ignorants ou des semi-ignorants. Il ne reste en eux que le souvenir vague de conclusions qui se traduisent par : « on sait maintenant que »... ; « la Science moderne a prouvé que »... et ainsi de suite. On peut plaindre leurs victimes sans défense, comme on peut plaindre aussi les malheureux, orgueilleux d'un savoir qu'ils finissent par croire infaillible, qui se chargent d'empoisonner les âmes ; car c'est pour eux qu'il est écrit : « Si quelqu'un scandalise un de ces petits qui croient en moi, il vaudrait mieux pour lui qu'on lui pendît au cou une de ces meules qu'un âne tourne, et qu'on le jetât au fond de la mer » (Mat. XVIII, 6).
 
 

     Dans le second cas, nos démolisseurs détachent de leur foi nombre d'intellectuels qui se croient « libres » parce qu'ils sont non-conformistes.
 
 

     Mais le Christianisme n'est pas une « attitude intellectuelle » ; c'est une réalité vivante qu'aucune forme figée ne peut épouser intégralement. Que telle de ces formes soit superflue ou, mal ajustée ne prouve rien contre la réalité intérieure qu'elle revêt, et n'excuse en rien la perversion radicale de ceux qui en tirent prétexte pour mettre à bas l'ensemble de l'édifice chrétien.
 
 

     Rien de plus curieux, de plus instructif aussi, que la façon dont certains exégètes traitent, par exemple, le quatrième Évangile. Le fin du fin était d'en reporter la rédaction au delà du second et même en plein troisième siècle. Depuis, il a fallu déchanter et toute une montagne de paperasses qui fut, voici peu d'années, « le dernier mot de la Science » pourrait sans inconvénient majeur être mise au pilon.
 
 

     On a découvert récemment en Égypte, dans un lot de papyrus, des transcriptions de l'Évangile de Saint Jean, transcriptions que Sir Frederick Kenyon, un des spécialistes les plus estimés, affirme ne pouvoir être postérieures à la première moitié du second siècle. Ces transcriptions égyptiennes supposent évidement un original notablement antérieur, ce qui ruine les échafaudages ultra-savants des critiques , et le petit roman imagé par Adolfo Omodéo (La Mistica Giovannea, 1930) que Jean l'Évangéliste aurait sans doute (!) été mis à mort par Hérode Agrippa, bien avant la rédaction de « son » Évangile, et que c'est une légende tendancieuse qui l'aurait intentionnellement confondu avec un autre Jean, illustre inconnu, qui aurait vécu à Éphèse vers la fin du 1er siècle. On recommande chaudement à tous les « illustres inconnus », affamés d'une publicité de bon aloi, de tenter une fois l'épreuve de la chaudière d'huile bouillante... Mais, trêve de plaisanteries sur un aussi grave sujet. Il est bon d'en retenir seulement que, livrée à ses déductions éminemment scientifiques et rationnelles, la critique s'est doctement trompée sur un point d'une haute importance et qu'il y a fort peu de chances pour que ses erreurs, plus ou moins involontaires, se soient bornées là.
 
 

     E. Dujardin s'est donné beaucoup de mal pour prouver « scientifiquement » que le sacrement de l'Eucharistie avait été institué seulement après la mort du Christ et non la veille de cette mort.
 
 

     Il lui suffit - c'est fort simple - de disloquer le texte de Saint Paul, d'y supprimer des « adjonctions postérieures », d'en faire autant pour les synoptiques, sous prétexte que l' « institution eucharistique est un fait mythique » et que « si le pain est ou si seulement il représente le corps de la victime, il semble qu'il ne puisse être offert en nourriture avant que cette victime n'ait été mise à mort. »
 

     Triomphalement, notre savant nous montre dans Luc (XXIV), Jean (XX, XXI) et Marc (XVI) le Christ apparaissant aux disciples après sa mort et rompant le pain avec eux. Aucun de ces textes pourtant n'indique que Jésus ait seulement alors prononcé les paroles : « Ceci est mon corps... Ceci est mon sang... » Saint Paul est formel : « Le Seigneur Jésus, dans 1a nuit où il fut livré, prit un pain »...on connaît la suite ! L'auteur supprime naturellement « dans la nuit où il fut livré » et se livre à d'innombrables développements sur le style de Paul, pour prouver, pense-t-il, que la vraie pensée de l'Apôtre des Nations était que le Christ aurait institué l'Eucharistie lorsqu'il apparut aux disciples après sa mort.

     Pour M. Dujardin (1) « si le pain est rompu, le corps ne peut pas ne pas l'être lui aussi »... « Saint Paul... tenait des premiers apôtres la tradition qui faisait instituer ce rite par le Christ ressuscité ».
 

     Avant de discuter de telles affirmations, voyons où l'auteur veut en venir et jusqu'à quel point elles sont désintéressées.
 
 

     Du point de vue chrétien, l'importance est l'institution du rite eucharistique lui-même, non sa date. Mais du point de vue rationaliste l'intérêt est bien autre. Il s'agit de ramener le rite chrétien à un « mythe » constitué d'après les normes sacro-saintes de la « religion comparée ». Ce mythe naturellement bien intérieur à Jésus, n'aurait été constitué « qu'à la seule fin de perpétuer un rite » [vieille balançoire du « dieu qui meurt »]. Nous connaissons la ritournelle - et M. Dujardin mieux encore que nous. C'est ce qui rend son travail suspect, car il ne s'agit, dans toute cette histoire, que de replacer le sacrifice du Christ et l'Eucharistie sur le lit de Procuste des « repas sacrificiels » et des meurtres « classiques » d'un certain « démon de la végétation » dont la diabolique exigence est que la mort doive nécessairement précéder la manducation rituelle.
 
 

     C'est donc pour satisfaire à cette exigence que M. Dujardin s'est donné la peine, bien inutile, de mettre Pierre, Paul, Luc et Matthieu à la question (2).
 
 

     On aura beau répéter à ce savant que si le Christ avait prononcé les paroles en débat après sa résurrection, il y aurait quelques traces d'un fait de cette ampleur. Or, Saint Paul (Cor. XV, 3 à 8) nous rappelle « qu'il a été vu de Céphas, ensuite des Douze, qu'après cela il a été vu de plus de cinq cents frères en une seule fois, dont - ajoute-t-il -la plupart sont encore vivants ». Il serait difficile d'admettre après cette déclaration un escamotage difficile, dont le but d'ailleurs échappe complètement.
 
 

     Mais il y a plus. Chacun connaît l'épisode des pèlerins d'Emmaüs :
     Le Christ ressuscité chemine avec des disciples qui ne le reconnaissent pas. Mais les voici au bourg, toujours discutant, - et ils invitent l'inconnu à partager leur repas. Laissons ici la parole au texte de Luc : « Étant avec eux à table, il prit le pain et le bénit ; et l'ayant rompu, il le leur donna. EN MÊME TEMPS, leurs yeux s'ouvrirent, et ils le reconnurent mais il disparut de devant leurs yeux. »
 
 

     Nous demandons à toute personne de bonne foi si quelque doute peut subsister ici ! Qui ne voit que, c'est justement à la fraction du pain qu'ils reconnurent leur Maître ? Qui ne voit que cette reconnaissance tient précisément à l'aspect « eucharistique » de cette fraction du pain et qu'elle suppose l'antériorité des paroles sacramentelles ? D'ailleurs, le Christ disparaît sitôt reconnu, si bien qu'ici au moins il n'y a pas place pour un discours.
 
 

     Dans ces conditions, il n'y a vraiment pas lieu de s'insurger. contre une tradition constante, formée alors que des témoins visuels vivaient encore, et qui n'a qu'un seul défaut épouvantable à dire vrai ! - celui de ne pas s'adapter aux phases de la mascarade mythico-rituelle qu'on veut à toute force nous imposer !
 
 

     On nous permettra de conclure par une citation qui résume la philosophie de cet article : « Je vous loue, mon Père, Seigneur du Ciel et de la Terre, de ce que vous avez caché ces choses aux sages et aux intelligents et que vous les avez révélées aux petits. »
 
 

ESSA.


(1) La Date de l'institution eucharistique, Revue de l'Histoire des Religions, Mars-Juin 1933.
(2) Qu'on en juge : « Du point de vue de l'histoire des religions, en effet, le seul ordre logique semble être : d'abord le sacrifice, ensuite le repas de communion. »
Tout commentaire ternirait la limpidité de cet aveu.