Psyché n°405

Du Mécanisme de la Mémoire


La mise en oeuvre de la faculté mémorative est un phénomène complexe et peu connu, intéressant à divers titres, non seulement le physiologiste ou le psychologue, mais, également, tout être intelligent et désireux de pénétrer davantage le mystère de sa propre nature.

La mémoire est le renouvellement d'une sensation en dehors de l'objet qui en fut la cause originelle.

Si nous examinons les mots qui ont désigné cette faculté au point de vue linguistique, nous aurons déjà quelques notions curieuses sur la façon dont l'envisage le génie particulier de chaque langue.

Nous limiterons cette étude que d'autres peuvent facilement compléter, à l'hébreu et au celtique.

En hébreu cette faculté se nomme " ZAKAR ".

En celtique : "  "   " MlNd ", " M'Ne ".

Le premier vocable donne l'idée de ce qui grave, imprime, retient ou attire l'attention " Kar " modifié suit par le signe " Z " dont le rôle détermirtatif et désignatif était représenté par l'index tendu ou la javeline atteignant un but précis, soit par le radical " ZO " exprimant l'objectivité des choses.

La mémoire était donc conçue par les hébreux comme la détermination d'un objet d'après ses caractéristiques et comme la duplication subjective d'un phénoméne objectif.

Par le second vocable (MEN, MIN, MNE) l'on peut entendre toute classification des être (oen) d'après les formes extérieures (M) d'où le nom du MENTal faculté dont dépend cette classification.

Faire acte tolal de mémoire c'est donc :

1°avoir tiré de ses contacts avec le monde extérieur, certaines sensations,

2°les avoir sériés selon leur nature et leur intensité,

3°les avoir reproduites artificiellement pour les comparer,

4°avoir établi entre elles un rapport qui servira de base à notre conception des choses et à une classification de nos connaissances,

5°se les être assimilés au point d'en peupler, pour ainsi dire, notre monde imaiginaire (non pas irréel, mais du domaine de l'imagination),

6° posséder une volonté assez exercée et des organes suffisamment développés pour puiser dans cette sphère imaginative les concepts qui s'y trouvent classés,

Tel est en bref le processus général de cette faculté, liée d'une part à l'imagination et de 1'autre à l'idéation.

D'autre part, la sensation, nourrice de l'imagination, détermine dans notre sphére instinctive un.mouvement rotatoire ou tourbíilonnaire qui, proportionnellement à son intensité et à sa fréquence, émeut à son tour la sphère animique, celle-ci enfin peut entraîner ou non dans son vortex la.sphère intellectuelle. Dans l'instinct, la sensation détermine une notion géminée : Plaisir ou Douleur ; transformée en sentiment par la sphère animique, elle se conçoit alors comme Bien ou Mal ; ce sentiment mué en assentiment par la sphère intellectuelle, s'y fixe en notion de Vrai ou Faux. - Cette digression, basée sur les travaux de Fabre d'Olivet (1) nous a paru nécessaire pour l'utilisation éventuelle des données qui vont suivre.

L'imaginatiou est certainement la clef de la mémoire. Elle est la faculté d'enregistrer ou de former des images, plus exactement, de les conformer ou de les déformer. L'image est une reproduction, une empreinte, dans un plasme quelconque, d'un objet réel. Si ce plasme est tranquille l'image sera exacte, s'il est agité, elle sera partielle, fugitive, déformée.

Etant donné que rien n'est perceptible à un sujet s'il ne possède en lui quelque chose d'analogue à 1’objet perçu, que, d'autre part, toute perception est un contact hyperphysique, une conformation du sujet et de l'objet, et qu'enfin tout contact a lieu, par définition entre choses tangibles et formelles, donc dans l'Espace (quoique cet espace ne soit pas forcé.ment à 3 dimensions), nous pouvons maintenant envisager les détails du processus mémoratif.

Prenons un cas concret : L’objet qui doit " frapper " (2) l'imagination peut être : A) physique, B) hyperphysique.

A) Je vois uu arbre. D'un contact hyperphysique avec cet objet physique naît le concept que je traduis par : " Cet arbre-ci " et qui n’est ni l'arbre, ni la sensation qu'il me procure, mais l'idée (eidolon, image) que je m'en fais. Cette image impressionne mon atmosphère fluidique en dehors de ma volonté, elle est comme ces rides qui strient un liquide visqueux pour se niveler ensuite. Sa netteté dépend de la tranquillité du plasme médiateur et de l'intensité de l'impression produite.

Si, maintenant, cette image fugitive excite mon intérêt et qu'un effort d'attention (la plus simple opération de la volonté) la vitalise, elle acquiert netteté consistance (3) et durée. L'intellect l'assimile, l'humanise, en quelque sorte et une fois entrée dans sa sphère d'attraction, elle tend à se classer hiérarchiquement, dans le .mental, soit par sympathie avec d'autres images de même nature, si on la laisse se classer naturellem.ent, soit selon un groupement arbitraire et artificiel dans les catégories que lui assigne le principe pensant et que la volonté lui destine.

Là, elle peut vivre, se renforcer d'analogies, se sustenter de force nerveuse, s'accroître au point de devenir tyrannique et d'obséder, de créer des obsessions mentales, ou bien dépérir (4).

B) Si l'être perçu est hyperphysique, il peut frapper l'imagination, sans ébranler les sens physiques.

L'on dit dans ce cas que le sujet est halluciné ou qu'il voit des choses imaiginaires, ce qui est vrai étymologiquement parlant, mais non au sens vulgaire du mot, car si le non-être est une abstraction commode à la manière des quantités négatives de l'algèbre, il ne peut se définir comme sensation et est, par conséquent, rigoureusement inconcevable.

Poursuivons notre analyse.

Il y a en nous un magasin, le plus souvent c'est un vaste " bric à brac ", de concepts et d'images, plus ou moins viables et réussis. C'est, si l'on veut, la bibliothèque mentale et la faculté qui en a imprimé les livres est l'imagination.

Si nous poursuivons les analogies, la mémoire est l'archiviste ou le bibliothécaire que la volonté envoie quérir tel ou tel volume. Si celui-ci n'est pas à sa place, s'il est détruit ou à demi effacé, la difficulté commence.

Lorsque je cherche à me rappeler " cet arbre-ci " dont j'ai analysé la morphogenèse, je ne fais que fouiller dans ma bibliothéque mentale. J'essaie de ne pas me laisser détourner de l'objet de mes recherches (inattention, associations d'idées) d'où tension volitive, dépense de force nerveuse mise à la disposition du bibliothécaire pour qu'il assure son travail. Naturellement, les concepts sont emmagasinés :

1° en surface, selon l’ordre naturel ou artificiel (qui régne en ce lieu (Espace),

2° en profondeur, selon leur date (Temps).

De plus, ils attirent plus ou moins l'attention selon la valeur plus ou moins grande que je leur ai attribuée et l’ordre préférentiel ou la fréquence avec lesquels je les consulte habituellement. Lorsque je me trouve en face de " cet arbre-ci " je le reconnais ou non. Cependant, si le classement arbitraire ou mal fait est la cause de mon insuccès dans mes recherches, la meilleure méthode à suivre (et beaucoup de travailleurs intellectuels seront je crois de mon avis) est de laisser en paix mon cerveau surmené. Il se produit alors ceci : le vide systématique que je crée par cet acte (5) va engendrer un tourbillon dans lequel graviteront des formes imaginatives.

Si mon attention n'est pas alors sollicitée par une cause extérieure, le principe pensant immobilisé pour ainsi dire et concentré les voit défiler dans le champ de la conscience, comme des poussières dansant dans un rayon de soleil, et peut à son passage saisir et fixer l'image recherchée.

Artificiellement, le même résultat peut être obtenu par l'usage d'excitants comme le café ou le thé qui augmentent la rotation de la sphère mentale (bibliothèque) en mettant à la disposition du bibliothécaire une quantité plus grande de force nerveuse, mais au détriment des plexus. Aussi la première méthode, plus difficile à réaliser avec succès est néanmoins préférable. Nous terminerons sur une remarque comportant de très curieuses conséquences : La mémoire ne remonte pas dans le temps en en inversant les cycles, car aucune scène rappelée n'est perçue dans un ordre inverse de celui où elle s’est déroulée.


(l) Histoire Philosophique du Genre Humain.

(2)Admirons ici la puissance expressive et la justesse rnétaphyique de ce terme usuel, qui désigne à la fois l'action d'imprimer fortement dans la mémoire une impression quelconque et celle d'individualiser par la " frappe " un disque métallique qui deviendra monnaie ou médaille. "

(3) Tout semble se passer comme si la volonté pouvait condenser ou dilater à son gré le plasma imaginatif ; l'image serait donc quelque chose d'essentiellement concret.

(4) Car tout est vivant dans son plan, un concept, une idée, une pensée sont des êtres doués de vie et, dans une certaine mesure, de conscience et d'initiative.

(5) Il faut naturellemeut éviter de poursuivre ici la comparaison de la bibliothèque pour revenir à celle d'un fluide plastique.