À l'origine, toute écriture fut dessin ou schéma dessin. Ce n'est que tardivement que ce dessin fut employé à représenter exclusivement des sons. Même alors, tant que le rapport entre une lettre et l'objet qu'elle figura jadis subsiste, la tracer équivaut à évoquer cet objet. Ce rapport oublié, la conception proprement « magique » de l'écriture disparaît. Celle-ci devient alors de plus en plus cursive, donc déformée. Finalement, n'évoquant plus rien de précis, l'écriture perd son prestige magique quoiquon puisse toujours, avec de l'imagination, lui attribuer arbitrairement une valeur occulte, déduite, plus ou moins heureusement, de sa forme actuelle. En général, on se borne, dans les uvres magiques, à substituer à l'écriture de Monsieur tout le monde des écritures archaïques dont la forme est d'autant plus évocatrice que le son y attaché est plus douteux. Telle est la règle habituelle pour la confection des talismans et des pantacles. L'écriture runique, qui apparaît parmi les peuplades germaniques vers le troisième siècle de notre ère, présente ce caractère d'être à la fois une écriture alphabétique courante et un ensemble de signes auxquels étaient attribués Les vertus magiques. Il y avait la rune de la nécessité, la rune du tonnerre, la rune du sommeil, et ainsi de suite. Le procédé usuel pour l'utilisation des runes à des fins magiques consistait à graver la rime sur un objet en récitant à mi-voix un court poème allitérant où le son de la rune gravée revenait un certain nombre de fois. C'était combiner les procédés du pantacle et ceux de l'incantation. Le magicien (teofora, Zauberer) devait être à la fois scribe et poète (skalde). Il a été beaucoup écrit sur les runes, leur emploi, leur origine, sans que la question en ait reçu de vives lumières. En réalité, l'origine des runes, très contesté autrefois, est à peu près assurée. L'écriture runique des Germains dérive directement d'un alphabet celtique ou italo-celtique. L'ordre des lettres qui la composent rappelle d'ailleurs celui de l'alphabet oghamique d'Irlande. À l'époque de Tacite, les Germains ignoraient l'écriture, usitée depuis des siècles dans les pays celtiques. Trois siècles après Tacite apparaissent les premières runes attribuées à Odin qui, d'ailleurs, n'en est pas l'inventeur mais a dû les apprendre du nain Mimir. On conçoit qu'une écriture qui dut rester longtemps, dans un peuple analphabète, l'apanage d'une classe restreinte de bardes-magiciens, ait été auréolée d'un prestige magique. Mais, avec les runes, les Germains durent emprunter aux Celtes la manière de les employer magiquement. Les Druides passèrent longtemps pour des enchanteurs de première force. La harpe de Merlin est restée, dans la mémoire du moyen âge, le symbole, même de la magie du son et, pour nos ancêtres, elle possédait tous les pouvoirs que la légende grecque attribuait à la lyre du divin Orphée. De harpe et de magie musicale, il n'est guère question chez les rudes Germains. En revanche il semble bien qu'ils empruntèrent aux Celtes le nom même des runes et celui de l'enchanteur. Le mot runa, en effet, n'a d'équivalent qu'en celtique. Il se trouve dans l'irlandais run « secret » et dans le gallois cyffrin (cob-run-) « mystère ». Ce mot composé, formé avec le préfixe co- (cob- devant l ou l) existe déjà dans le nom propre gaulois Cobruna. Il signifie « ce qui est murmuré à voix basse » et est à l'origine de l'anglo-saxon reonian « murmurer » et du finnois runnot « poésie, vers ». Ainsi, c'est d'un mot qui signifiait incantation, que les Germains ont tiré le nom de leur écriture magique. Le fait est caractéristique (1). Mais qui prononce l'incantation ? Le Zauberer, l'enchanteur ! Ce mot se relie aux mots vieux scandinaves töfra « exercer la magie », töfr « incantation » et à l'islandais teofora « sorcier » La confusion entre l'écriture et l'incantation est soulignée, ici encore, par l'anglo-saxon teafor, mot par lequel on désignait le minium servant à écrire les runes (2). Cette série de mots décèle l'emprunt par l'hésitation entre le sens d'incantation, de parole magique et celui, évidemment plus récent, d'écriture. Là encore, l'emprunt semble celtique. Le gaulois avait un mot dubis dubos, avec le sens de noir (breton moderne du). De ce mot se tirait un dérivé dubero ou dubario- « l'homme noir », « le magicien ». Quoique le moi ne soit pas attesté, il est fort probable, d'autant mieux que, dans d'autres langues, une même racine fournit les noms de la couleur noire et du sorcier (3). Il n'est pas jusqu'au procédé d'allitération des runes qui ne se retrouve dans les procédés de la prosodie galloise, principalement celui qu'on appelle cynghanedd. Là encore, le système gallois semble incontestablement plus affiné et plus ancien que le système nord-germanique. Ainsi la magie des runes n'est qu'un écho très altéré de l'ancienne magie celtique sur laquelle manquent les renseignements directs. Mais en Germanie l'écriture, parce que récemment adoptée, conservait aux premiers siècles de notre ère la valeur idéographique et magique qu'avait déjà perdu son modèle celtique ou italo-celtique. De nos jours, avec le renouveau de paganisme qui s'élève en Allemagne, une floraison d'écrits plus ou moins ésotériques tente de ressusciter, en lui donnant les sens les plus invraisemblables, l'ancien système des runes. Là encore l'imagination germanique, froide et sans mesure, se donne libre cours, sans cesser d'être emprunteuse (4). AB GWALWYS.
(1) À titre documentaire, voici deux inscriptions runiques scandinaves, servant d'épitaphes : « Prophétie de malheur : Celui qui brisera ce monument est voué à une mort maligne ! Sans dommage, moi, j'ai ici caché les grandes runes de la sorcellerie ainsi que les rangées des runes d'honneur. » « Holfr érige un nouveau monument à son fils et à ses hôtes... Ici j'ai retourné la grande rangée des runes d'honneur et, sans dommage, celles de la sorcellerie. Que la mort maligne soit sur celui qui brisera ce monument ! » (2) Le t Initial du mot germanique signale un ancien d, lequel ayant subi la mutation des consonnes propre aux dialectes germaniques doit avoir été emprunté avant cette mutation, c'est-à-dire antérieurement à l'ère chrétienne. (3) Croate crn, çorn « noir », çar « sorcier » ; ruthène çorny « noir », çerniti « noircir », çary « sorcellerie ». |