DELIVRANCE OU SALVATION
 

Chapitre XII dans"Du Menhir à la Croix" pp. 240 à 246
et écrit dans "Psyché" n°423 de 1932




    Dans la presque totalité des traditions de l'Orient et de l'Extrême-Orient, telles, du moins, qu'elles nous sont attestées par ceux qui s'en font les champions, il n'y a guère de place pour la notion de "chute adamique". Or, cette notion est le pivot des traditions de l'Occident (1).

    Il s'ensuit de là que, pour expliquer l'état d'abaissement et d'imperfection de la créature, l'oriental doit le considérer comme une apparence, toute illusoire, et lui assigner pour cause " l'ignorance radicale ". L'état humain n'est, à ses yeux, qu'une des innombrables possibilités de la manifestation universelle, illusoire au même titre que les autres, et cessant aussitôt que l'être se reconnaît un, en essence, avec Brahma. La " délivrance " est le fruit de la connaissance, non de l'action, puisque la cause de l'erreur individualiste est l'ignorance, son antithèse.

    Il n'y a pas de création mais seulement une manifestation de l'Absolu, lequel est, en-soi, par delà l'Etre et le Non-être. On comprend que la notion de " rédemption " soit un non-sens pour qui n'admet pas celle de " chute ". Or, comment y aurait-il chute, puisque nous sommes une manifestation normale de Brahma - au même titre que les autres - un élément normal de la spire évolutive, et qu'il s'agit pour nous de prendre conscience de ce qui est, en réalité, de toute éternité : de " l'Identité suprême " ? (2).

    Selon une telle conception qui prétend, s'élever aux plus hauts sommets métaphysiques, l'importance que l'occident accorde au Verbe créateur et rédempteur (3), semble assez enfantine.

Comme il n'y a pas de création, au sens où nous entendons ce terme, il n'est pas question de chute..

    Sans chute, pas de rédemption. Pas de rédemption, pas de rédempteur. Le rôle du Verbe, " principe de la manifestation " est alors d'autant plus effacé que l'"identité suprême " se situe au-delà du manifesté, au-delà même de nos distinctions d'Etre et de Non-être, dans le plan de la non-dualité, de la non-unité, du zéro métaphysique.

    Certes, cette conception de l'esprit oriental est d'une admirable logique, d'une remarquable profondeur. A l'examen, cependant, il s'en faut qu'elle présente, à nos yeux d'occidental, un caractère de certitude indiscutable.

    D'abord, la logique ne porte que sur les enchaînements de cause à effets, c'est-à-dire sur les conséquences des principes et non sur les principes eux-mêmes, lesquels ne sont ni justifiables de cette faculté, ni démontrables par ses voies. Qu'un principe soit posé à faux, et les conséquences qu'on en pourra déduire seront fausses, sans cesser un instant d'être impeccablement logiques.

    Pourquoi la manifestation ? Pourquoi cette extériorisation et cette réabsorption de l'Absolu ? L'Absolu semble ici réduit au rôle ingrat du chat qui court après sa queue ou de l'écureuil qui fait tourner sa cage...

     Du point de vue du chrétien, la position prise par les Sages de l'Orient semble à tort ou à raison l'indice d'un orgueil transcendant, de cet orgueil que sa tradition place, justement, à l'origine de la chute de Lucifer et de celle d'Adam (4).

    Si la manifestation est le fruit d'un déséquilibre entre les trois gunas de Prakriti, quelle est la cause de ce déséquilibre, de cette rupture de l'harmonie primitive ? Au nom de quelle justice morale, de quelle rectitude intellectuelle, l'être individualisé doit-il payer - par mille souffrances - l'imperfection de l'universel ?

    Les critiques du Buddhisme contre les concepts brahmaniques sont, à ce point de vue, fort instructives :  " La manifestation était-elle nécessaire à l'Absolu ou ne l'était-elle pas ? Si oui, il n'était pas infini, puisqu'il lui manquait quelque chose. Si non, il n'était pas parfait puisqu'il a fait quelque chose d'inutile. Il y en a comme cela des pages, plus ou moins malicieuses.

   Ainsi s'opposent des conceptions s'appuyant sur des révélations et des traditions dont chacune se prétend orthodoxe, selon ce vieux principe : orthodoxie, c'est ma doxie ; hétérodoxie, c'est ta doxie. !

Chacun doit choisir, mais il nous semble que le vrai danger, c'est de réaliser un tour de passe-passe cent fois essayé : prétendre trouver des analogieslà où il y a des oppositions, fort nettes, de principes, concilier les Evangiles et les Vêdas (étant bien entendu qu'en cas de difficultés dans l'opération, force doit rester aux Vêdas, arche sacro-sainte de la Vérité métaphysique) (*).

Avant d'affirmer, par exemple, que Christianisme et doctrines orientales se rejoignent par leur ésotérisme, il serait du plus haut intérêt de résoudre les quelques antithèses que résume le tableau ci-après.
 

ORIENT

(CONNAITRE)


 


a) L'état actuel de la condition
humaine est une " normale ".

b) L'homme est une possibilité
normale de l'être, au même titre
que les autres possibilités
constituant " le manifesté ".

c) Pas de chute, pas de rédemption.

d) Pas de rédemption pas de Rédempteur.

e) La "délivrance" remplace la rédemption.
C'est la prise de conscience
par l'individu de son identité 
d'essence avec le suprême Brahma.
 

f) Le moyen de la délivrance
c'est la connaissance contemplative.

OCCIDENT

(AIMER)


 


a) L'état actuel de la condition
humaine est " anormal".

b) L'homme est un être distinct
des autres créatures, dont la condition
terrestre, suite d'une transgression de la Loi 
est une chute, une dégradation véritable. 

c) Chute entraîne rédemption.

d) La rédemption exige un Rédempteur.

e) L'homme déchu ne peut se sauver seul.
Il est une créature, non une 
manifestation du Très-Haut.
Le " salut " n'existe que par les mérites et
le sacrifice du Verbe divin.

f) Le moyen du salut, c'est l'amour agissant. (5) 
 

   Si l'antithèse réside en nous et non dans les textes ou les doctrines, encore faudrait-il qu'un chercheur qualifié, parfaitement au courant des deux traditions, se décide à refaire à leur propos ce que le Chevalier Drach avait fait pour le Christianisme et la doctrine Qabbalistique des Hébreux (6).

   Jusque la, tout essai de conciliation partielle ou superficielle ne saurait être tenu pour suffisant.

   Encore une fois, nous ne faisons pas le procès des concepts orientaux, mais critiquons - de notre mieux - leur identification hâtive avec ceux du Christianisme.
Les paroles du Christ sont formelles. Si, pour l'Oriental, la délivrance vise à atteindre directement le non-manifesté et son principe, négligeant ainsi le Verbe, (principe de la seule " manifestation "), Jésus a dit expressément :

" Nul ne vient au Père que par moi.... Je suis la Voie, la Vie, la Vérité ! " Et l'apôtre Jean confirme : " Et le Verbe était la Vie, et la Vie était la lumière des hommes ! "

   L'Evangile dit : " Repentez-vous ! " Mais la repentance est absente des initiations orientales. Les questions de morale et la valeur de l'amour ou celle de l'acte, y sont des points de vue secondaires, correspondant tout au plus à une initiation de Kshattriya, initiation " royale " et non " sacerdotale ". La connaissance est tout. L'action ne peut porter de fruits hors du manifesté, du relatif, alors que Jésus a déclaré : " De même que mon Père, j'agis toujours " ! Et aussi : " Je vous apporte un commandement nouveau : Aimez-vous ! " (et non, " recherchez la connaissance ").

   Le Vêdântiste prétend aller directement plus haut et plus loin que le Verbe, mais Jésus a dit : " Vous ne pouvez. rien sans moi ! " " La pierre que les bâtisseurs avaient rejetée est devenue la pierre angulaire du temple ! " Saint-Paul, nous précise, à si suite, que le Verbe est cette pierre rejetée et pourtant indispensable.

   Il nous semble donc qu'il y a plus que des nuances entre les doctrines de l'Orient et celles de l'Occident.

Comme le dit Jésus, il faut choisir son Maître et le servir lui seul. Or, choisir n'est pas confondre.


conflit des métaphysiques

(2) " Pour un Chinois, croire à Dieu c'est croire à lui-même. Dans ces conditions-là il n'est point d'athées. "Matgioi (Voie Métaphysique)."

Le " Soi ", comme nous l'avons vu..., ne doit pas être distingué d'Atmâ, et d'autre part Atmâ est identifié à Brahma même ; c'est ce que nous pouvons appeler
"l'Identité Suprême. " R.Guénon (L'homme et son devenir selon leVêdânta).
 (3) ....L'Etre est.., seulement le principe de la manifestation ; par suite, ce qui est au-delà de l'Etre importe beaucoup plus encore, métaphysiquement, que l'Etre lui-même. En d'autres termes, c'est Brahma et non Ishwara qui doit être reconnu comme le principe suprême. R. Guénon (op.cit.).Nous nous permettrons de faire remarquer ici que Jésus nous parle de Son Père (rapport d'Ishwara à Brahma) mais qu'il ajoute : " Nul ne vient au Père que Par moi " ! D'autre part, le " manifesté " ne peut connaître que son principe propre, c'est à dire le Verbe, dont Ishwara représente, sauf erreur, l'aspect cosmique.

(4) " Comme ceux-ci (les principes essentiels de la norme métaphysique) sont contenus dans 1e Vêda, il en résulte que c'est l'accord avec le Vêda qui est le critérium de l'orthodoxie ", dit R.Guénon.

Nous pouvons en dire autant de l'accord avec la Bib1e, les Evangiles ou les enseignements bardiques, traditions qui relatent 1a chute d'Adam ou 1a sous-entendent, à l'encontre du Vêda. (*) Page 349.

(5) " De même que mon Père, j'agis constamment " (Evangiles).

(6) Harmonie de l'Eglise et de la Synagogue.