Simples propos
sur l'œuvre de Jacques Heugel



     Ayant eu l'honneur, voici quelque sept ans, de présenter « l'Œuvre poétique de Jacques Heugel » aux membres du Nouveau Romantisme, le projet de compléter cette esquisse en m'attaquant à son œuvre de philosophe et d'essayiste ne pouvait manquer de me tenter.

     Des scrupules, que saisiront ceux qui ont parcouru cette œuvre dense et diverse, m'ont fait longtemps différer ce dessein. C'est à d'autres scrupules, plus impérieux, que j'obéis aujourd'hui. Des exégètes mieux qualifiés et de plus de loisirs que votre serviteur auraient pu y songer. Vous n'y eussiez rien perdu, loin de là, - ni eux non plus ! Le fait ne s'étant pas produit, force m'est de m'aventurer à tous risques. L'amitié, l'admiration et le bon vouloir suppléeront-ils à la faiblesse des moyens d'expression et aux lacunes du jugement ? Consulté, le bon sens aurait répondu : « Non ! » Aussi l'ai-je soigneusement tenu à l'écart de mes conseils, pour ne pas aggraver un complexe d'infériorité nettement motivé. « Tant mieux, ou tant pis, ou tant mieux », comme dit à peu près Verlaine.

     Naturellement, je n'ai pas la prétention d'analyser à fond en moins d'une heure d'horloge un tel monde de pensées, d'intuitions et d'images. Je dois me résigner à vous exposer le programme d'un rapide circuit touristique. Si, tel quel, il vous incite à faire l'excursion sans hâte, pour votre propre compte, je vous promets des découvertes !

*


     Dans ma causerie du 8 mai 1948 sur Jacques Heugel poète, je disais « Dans tous les domaines abordés par lui, qu'il s'agisse d'histoire, de littérature, d'art, de sociologie, voire d'ésotérisme, l'activité de Jacques Heugel est centrée, depuis toujours, sur un souci primordial, sur une exigence majeure : CHERCHER LE VRAI, et, corollairement, l'ayant enfin trouvé, l'exprimer, le servir, le défendre, et juger de tout et de tous d'après ce seul critère, en pleine indépendance de pensée. »

     De son premier recueil, Visions et Rêves (1912) ; publié alors qu'il avait à peine vingt-deux ans, jusqu'à ses plus récentes productions, cette exigence fondamentale ne s'est ni démentie ni atténuée.

     J'ai dit ailleurs que le sentier qui avait conduit l'auteur vers le Vraiétait un sentier en lacets. Eh ! oui, quoique j'eusse été plus objectif en remplaçant « sentier » par « escalade ».

     De roc en roc, de passe en passe, d'altitude en altitude, perspective et panorama changèrent à plus d'une reprise, dans cette sinueuse ascension du Thabor de la Connaissance dont le Soleil d'Amour transfigure le sommet.

     Si, essentiellement, le génie personnel de tout être pensant est indépendant du climat, de l'esprit du temps et de l'ambiance, toutefois les phases de son développement et les formes dont il se revêt pour se rendre accessible en sont tributaires. L'influence du milieu est prépondérante dans l'enfance et décroît avec l'affirmation progressive de la personnalité, sans cesser, cela va sans dire, de demeurer perceptible à des regards exercés.

     Si donc nous nous transportons dans ce début de siècle où se situe la jeunesse de Jacques Heugel, si nous savons que, français de père, il descendait en ligne maternelle d'une des plus hautes maisons d'Écosse, si nous ajoutons que la comtesse Wachtmeister, sa grand-tante, fut longtemps la secrétaire bénévole de Mme Blavatsky, fondatrice de la Société Théosophique, nous comprendrons mieux, outre certains aspects de son talent et de son humour, l'attraction exercée par les doctrines de la Théosophie d'abord, puis par celles de l'Anthroposophie, - branche dissidente fondée par Rudolf Steiner, - sur un jeune homme cherchant encore sa voie, et dont la première formation chrétienne était quelque peu éclipsée par l'apparente profondeur de systèmes à terminologie plus ou moins orientale.

     Cette imprégnation est sensible dans sa première œuvre publiée, Visions et Rêves, oùje relève ce quatrain :

Car quel homme poussé par le désir sans fin
Ne ressent pas, dans sa condition étrange,
De ces brusques besoins d'être étoile, d'être ange
Ou d'être quelque chose ici-bas de divin ?


     Nous avons là un microcosme des influences qui se partageaient son cœur. Les deux derniers vers, surtout, qu'on croirait tirés d'un inédit de Hugo : influence littéraire ; le besoin d'être « étoile » : influence philosophico-scientifique, à laquelle son amitié pour Flammarion n'est pas étrangère ; en dernier lieu, influence théosophique encore discrète : la divinisation de l'homme. Je fais peut-être un peu gros, mais je n'ai guère le temps de doser et de nuancer.

     Jacques Heugel louvoie donc entre le panthéisme et l'anthropocentrisme. Il est déjà un fin lettré, un peu dilettante dans sa nonchalance racée, féru d'exotisme intellectuel, et, si son cerveau abrite, outre l'humanisme helléno-latin, une double culture, française et britannique, son sang parle aussi un double langage. Il eût pu devenir un de ces brillants cosmopolites à la Kaiserling, auxquels ce qu'il est convenu d'appeler l'élite tresse volontiers des couronnes d'or ou de doublé.

     Un petit incident lui rendit, pour commencer, le sens du concret, le sens de l'objectif, et, si j'ose dire, le pressentiment de sa véritable vocation. Ce fut la première guerre mondiale. Au sifflement des obus et au crépitement des mitrailleuses, l'on s'aperçoit assez vite que les voisins, s'ils sont comme nous des hommes, ne sont pas forcément des hommes comme nous. L'on se rend compte qu'aujourd'hui comme du temps semi-fabuleux où se situe l'action de l'Iliade, les guerres humaines sont avant tout des combats de dieux. Ces luttes proaris et focis sont conflits culturels, philosophiques, religieux, raciaux, bien avant de se traduire en empoignades historiques. Jacques Heugel lui-même a écrit là-dessus des pages que nous pourrions méditer, alors qu'une nouvelle tempête de sang gronde peut-être à l'horizon.

     Bref, notre jeune spéculatif devient, par la force des événements, un opératif, et apprend que l'action est quelque chose. Combattant, il se pose, mutatismutandis, les questions que tentait de résoudre, sous un autre ciel, l'auteur du Voyage du Centurion. Oui, douloureusement, Jacques Heugel cherche de quelle tradition, de quel sang, de quel esprit il est au juste le champion. Face à l'Islam, l'aimable sceptique Psichari n'est plus que le « Roumi » - le « Romain » - et prend conscience des devoirs que tout héritage impose à l'héritier. Face à l'« Islam germanique », en pleine « guerre sainte », Jacques Heugel, en ses rares moments de répit, se cherche… « Cherchez, et vous trouverez », dit l'Évangile, maisil ne dit pas : « Cherchez, et vous trouverez aussitôt. »

     C'est donc par degrés, tantôt insensibles, tantôt rapides, que notre jeune combattant va s'acheminer vers une réponse définitive. Mais déjà, dès 1918, la conclusion de son poème l'Île Radieuse (entièrement écrit avant la guerre) dit bien ce qu'elle veut dire :

Taisons-nous. Le bonheur réel est taciturne.
Savoir est peu de chose être est tout.


     Ainsi, sa philosophie changeait de centre de gravité. D'abord arc-boutée sur le Savoir, elle venait déjà de se réaxer sur l'Être. Aussi aurait-on pu présager dès cet instant qu'elle se développerait tôt ou tard dans la Lumière du Verbe. Mais n'anticipons pas !

     En 1920 paraît le Souffle embrasé. Tentative d'une hardiesse bien sympathique que celle qui consistait à offrir au Français, qui n'a plus guère la tête épique et moins encore la bosse mythique (je ne dis point mythologique), une large fresque cosmogonique aux chants magnifiquement orchestrés et dans lesquels l'emploi judicieux de tous les mètres, l'alternance de toutes les variétés de strophes, élude la grise monotonie, écueil du genre. Ici, c'est Merlin - davantage le Merlin d'Edgar Quinet que celui de la tradition galloise - qui se présente à lui comme Guide. Un premier problème est donc déjà résolu par le choix significatif. Le jeune poète qui cherchait âprement sa filiation humaine et spirituelle, qui, ayant senti la nécessité d'agir et de combattre, s'était demandé : Dans quelle armée ? et pour quelle cause ? Ce poète se sait maintenant le héraut de Merlin, le champion de la cause celtique. Il sait quel foyer est à préserver, quels autels sont à relever. Son Merlin concentre en lui les prérogatives de l'Hermès Psychopompe et les fonctions du Yama védique. Il est le Virgile de ce Dante qui s'aventure, plus vertigineusement que l'autre, non seulement dans les profondeurs des Enfers et des Paradis, mais encore jusqu'au Chaos de la Genèse. Sans doute sa vision des Origines se ressent-elle (dans son vocabulaire plutôt que dans sa philosophie) de ses études théosophiques et anthroposophiques ; mais, qu'il ait tiré de cet amalgame peu digeste à la fois une synthèse et un poème, tous deux aérés et cohérents d'un bout à l'autre, constitue, à mon sens, un tour de force sans équivalent ni précédent. Le Hugo de Dieu et de la Fin de Satan, qu'on pourrait, par exemple, m'opposer, outre qu'il a en vue un tout autre objet, ne construit pas ; il n'a d'ailleurs pas à construire. Jacques Heugel, lui, construit, avec la rigueur du philosophe, sans jamais tomber dans l'ornière de la poésie philosophique. Il remonte, avec une belle et juvénile audace, jusqu'à :

L'Être, qui dans le ciel suprême n'est encor
Qu'un effrayant mystère, à l'amour seul tangible


     et déjà il trouve les plus heureuses formules pour magnifier la Vierge Mère :

Gloire au Miroir Céleste où, dans Sa splendeur nue,
Se reflète le Dieu Caché de l'univers !


     Je ne puis inventorier les richesses verbales et les étonnantes intuitions du Souffle embrasé, première salle d'un musée qu'il nous faut visiter en entier dans ce seul après-midi. Allons plus loin.

     En 1921, parution d'Andromède. Ce poème dramatique ou, si l'on préfère, cette pièce en vers, inaugure magistralement ce « théâtre dans un fauteuil » que Jacques Heugel affectionne particulièrement et auquel il ajoutera plus tard deux œuvres maîtresses, un Royaume en péril et En Spirale. Ces dernières seront pour nous, avec la Fantasque Évasion, poème profondément initiatique sous un voile héroï-comique, quelque chose comme le baedecker de sa pensée.

     Certes, l'Andromède de notre poète n'a pas l'hiératisme un peu froid des grandes figures mythiques. L'adolescente qui vient de magnifier l'Aphrodite Ouranienne (autre rappel de la Vierge cosmique), trouve des accents profondément humains pour crier au Héros sauveur :

Ah ! entendue ou non, aimée ou délaissée,
Je t'adore ! Ton rêve en moi s'épanouit,
Et mon amour est tel que, déchirant la nuit,
Si tu n'existais pas, je te créerais, Persée !


     Derrière le symbole réduit à ses lignes maîtresses : la délivrance de l'âme par un rayon du Verbe qui l'affranchit des Enfers psychiques et astraux que synthétisent les « Eaux », les « Eaux inférieures » de la Genèse, le thème wagnérien de la rédemption par l'Amour se dessine, mais avec des nuances étrangères au grand dramaturge, pour se résoudre enfin dans le magnifique dialogue du « Moi » individuel universalisé et du « Soi » divin transfigurateur.

     Et c'est, un an plus tard, une œuvre capitale, en prose cette fois : l'Essaisur la Philosophie de Victor Hugo, du point de vue gnostique. Cette exégèse où l'écrivain, le critique et le philosophe spiritualiste se fondent en un alliage si parfaitement homogène qu'on y chercherait en vain failles ou soudures, cette exégèse, dis-je, en dépit de ses mérites, ne nous retiendra pas longtemps, puisque, huit ans après, son auteur devait nous donner ce même Essai refondu, rectifié, au sens chimique du terme, et considérablement augmenté. Mais alors Jacques Heugel aura trouvé sa voie et formulé la réponse à tous ses problèmes. Nous y reviendrons en temps opportun. Pour m'en tenir à ce premier essai, vous sentez avec moi quel courage intellectuel, quel mépris des poncifs, quel dédain de l'opinion reçue il fallait posséder pour oser soutenir que le « père Hugo » raisonnait autrement qu'un tambour ne résonne, qu'il y avait, derrière son verbalisme de virtuose, quelque chose qui puisse ressembler à de la pensée et, pis encore, que cette pensée, une fois admise, ait pu exprimer un ésotérisme quelconque ! Il est bien des formes du courage en ce tout triplement compartimenté qu'est l'homme : tel, qui ne reculerait pas devant un pistolet braqué sur sa poitrine, se terre de crainte de quelque sarcasme ou bat piteusement en retraite devant un sourire de commisération. Le procès de Hugo était fait une fois pour toutes selon (je cite Jacques Heugel) « la formule imbécile consacrée pour un temps par les Brunetière, les Faguet, les Jules Lemaître : Hugo ne pense pas, il n'a jamais fait que chercher des thèmes pour ses improvisations brillantes ». Et voici qu'un homme va dépoussiérer les pièces du procès, pulvériser les arguments à charge, le révoquer en cassation. Qui pis est, il va oser écrire avec une ferme tranquillité : « Parler d'un Victor Hugo est une joie pour toute âme que n'a pas desséchée l'esprit critique négatif qui sévit en cet âge trouble où l'intellectuel semble avoir perdu toute jeunesse de cœur. »

     Le jeune semi-savant prétentieux que j'étais, lorsqu'il lut pour la première fois, agacé et commisératif, les lignes que vous venez d'entendre et quelques autres de même farine, ne pouvait concevoir comment un esprit aussi distingué, aussi cultivé, aussi sagace que notre auteur pouvait soutenir sa thèse, sinon par quelque fâcheux goût du paradoxe Jacques Heugel, qui a bonne mémoire, se souvient encore de nos escarmouches, parfois vives, et de ma répugnance à me rendre à ses raisons. Cela dura longtemps, jusqu'au jour où je m'aperçus que Jéhovah-Brahma-Wotan-Hugo (comme le définissait je ne sais quelle caricature de son temps) en savait terriblement long sur certains points de la Doctrine Secrète, et non des moindres. J'en ai touché quelques mots, avec la prudence requise en ces sortes d'affaires, dans ma causerie sur l'Hermétisme littéraire, àpropos de Notre-Dame de Paris. J'en exprime ma gratitude à mon ami Heugel, àqui je dois et ce revirement et ces découvertes.

     En 1924 paraît le Double Trésor, recueil de poèmes dont je ne puis que signaler en passant la simple, la grande beauté. Nous touchons là au dernier et plus haut effort de synthèse intellectuelle et esthétique que puisse se proposer un cerveau supérieurement doué et outillé, mais réduit à ses ressources exclusives. L'âme méditative de l'auteur a atteint, lui semble-t-il, le sommet de la connaissance spéculative et nous retrace d'une plume magistrale le panorama qui s'offre à lui. Les écrits théosophiques et néo-bouddhiqucs sont déjà décantés et dépassés. Une avidité de remonter aux sources sans se contenter de tels reflets décolorés, une faim du vrai, une soif de l'authentique, l'ont fait se pencher sur ce qui reste des grandesÉcritures sacrées, les Mythes de toutes les époques et de tous les temples : Bible, Ramayana, Rig Véda, Avesta, fragments orphiques, chants bardiques, il a tout lu, tout médité, et cette mosaïque s'ordonne dans son esprit en constructions savantes et riches de hautes intentions. Je cite seulement quelques titres : la Délivrance d'lndra, Zoroastre, la Déchéance d'Istar, le Secret d'Hermès, les Noces de Cana, au tombeau de Merlin, et cette admirable Statue de la France, qui résume en quelques pages d'une forme parfaite le génie un et triple de notre pays.

     Donc, notre poète-philosophe vient d'atteindre un sommet. Un sommet qui lui semble être « le Sommet ». De là, attentif, sûr de lui, l'âme dilatée par la griserie des altitudes solitaires, il contemple la vallée, refait en esprit ce chemin de chèvre périlleusement parcouru, et récapitule ses étapes. Entre les nuages qu'il frôle presque et les crevasses qu'il domine, il n'est - lui semble-t-il - que cette cime vertigineuse d'où l'on n'aperçoit plus du sol que les larges ondulations en haut-relief et d'où l'on n'entend plus monter, des rumeursd'en bas, que l'unisson qui en est la note fondamentale. Dans sa vision du monde, de l'homme et du divin, il touche à la sagacité et - c'est là sa seule méprise - elle lui apparaît Sagesse…

     Deux ans plus tard, ses Essais sur la Vie et la Mort voient le jour. Une part est sous l'invocation d'Apollon, l'autre sous le signe d'Hermès. Ce recueil s'échelonne, ne l'oublions pas, de 1912 à 1926. On ne s'étonnera donc pas de retrouver dans les premières pièces en date des influences dont j'ai déjà fait le procès. Mais, initiaux ou terminaux, ses jugements esthétiques, ses vues sur l'art contemporain comme sur les deux géants Wagner et Hugo n'ont pas vieilli d'une seconde. J'y retrouve cette sûreté, ce je nesais quoi de magistral et de définitif,ce bonheur aussi dans l'expression, qui en font l'égal du Baudelaire de l'Artromantique sur le plan esthétique, tout en ouvrant des horizons plus vastes sur le plan métaphysique. Je ne sais si Jacques Heugel sera enchanté de cette comparaison avec mon chérissime Baudelaire. Nous avons là-dessus rompu quelques lances, heureusement courtoises Mais c'était à propos du. poète ; et j'ose avancer que la merveilleuse lucidité du critique ne fait guère question entre nous.

     En 1927, seconde pièce du « théâtre dans un fauteuil » un Royaume en péril , « féerie » pour petits, moyens et grands enfants, dont l'auteur a sans doute tort - je prends la chose sous mon bonnet - de nous livrer, en guise de hors-d'œuvre, au moins deux des trois clefs qu'elle comporte. Je vous recommande la lecture de ce charmant ouvrage, plein de finesse psychologique, d'humour sain et d'une philosophie profonde sans un atome de pédantisme. Il est d'ailleurs - si j'use de la seconde clef - d'une troublante actualité : le Royaume des Lys est, hélas ! toujours en péril…

     Nous avions laissé notre penseur - il dit, trop modestement, « songeur » - sur le sommet intellectuel qu'il avait gravi.

     Quel brusque déchaînement des « Quatre Vents des Cieux », dispersant les nuées, lui laisse apercevoir soudain, abrupte, éblouissante, la culmination d'un sommet imprévu, qui pourrait bien être, cette fois, « le Sommet » ? Il ne m'appartient pas de le dire. Et, au surplus, l'Esprit ne souffle-t-Il pas où Il veut et quand Il veut ?

     Constatons seulement, entre 1927 et 1930, trois ans de silence et de récollection, trois années décisives, desquelles dépendra l'orientation finale de sa pensée et de sa vie.

     Notre auteur venait à peine d'éprouver la légitime fierté de se croire arrivé, de plafonner à peine goûtait-il un repos satisfait dans la tranquille vision d'un univers dont il lui semblait bien avoir démonté et remonté le mécanisme subtil, qu'il lui fallait, brusquement éclairé par une vision plus haute, ou fermer les yeux à l'évidence, ou se résoudre à une nouvelle escalade, autrement difficultueuse que les précédentes. Si, comme je crois l'avoir laissé à entendre, l'âme de Jacques Heugel n'avait pas été fondamentalement chrétienne (en dépit d'une griserie cérébrale tout extérieure, à base d'orientalisme), il eût pu choisir la première solution, séduisante parce que conforme aux désirs du « moi » et aux suggestions de l'orgueil intellectuel. Toujours loyal envers lui-même, il opta pour la seconde, prêt à reprendre à la lumière du Verbe le chemin parcouru jusqu'alors à la lueur de quelques-unes de ses humaines réfractions.

     Ici, les anciens Guides se taisent. Merlin seul, c'est-à-dire la chaîne de la Tradition druidique, peut encore lui montrer du doigt la route, mais, quant à l'y précéder, c'est une tout autre affaire ! De même que l'Alighieri, au sortir du Purgatoire, notre poète doit changer de guide. Il en est arrivé à ce point, sommet à la fois et limite, dont parle Hugo, d'inégalable manière, dans William Shakespeare : « Touthomme a en lui son Pathmos. Il est libre d'aller ou de ne point aller sur cet effrayant promontoire de la pensée d'où l'on aperçoit les ténèbres....S'il va sur cette cime, il est pris. Les profondes vagues du prodige lui ont apparu. Nul ne voit impunément cet océan-là....L'illimité entre dans sa vie, dans sa conscience, dans sa vertu, dans sa philosophie. » Mais à chacun sa vision et son orientation !

     Ce ne sont point tant « les profondes vagues du prodige » qui absorbent Jacques Heugel que la contemplation des lointains escarpements de la Montagne Sainte, lumineuse comme le Mont Mérou de la tradition védique. Et le nouveau Guide qui se présente à lui pour l'aider à la gravir, s'il y consent, lui souffle enfin le mot de son dernier problème, le plus haut et le plus grave qui se puisse poser à cette étape de la route Quel Maître suprême est à servir ? de quelle Milice spirituelle se vouloir chevalier ? de quel Idéal se réclamer ? Cette réponse, longtemps désirée, n'était ni dans le Théosophisme, ni dans les Védas, ni dans le Zohar ; son mot de ralliement n'était ni Bouddha, ni Orphée, ni Pythagore ; cette réponse se trouvait dans l'Évangile et se nommait Jésus.

     Si bien peu d'écrivains et de poètes trouvent en eux la force de se renouveler au milieu de leur carrière, il est moins encore de penseurs et de philosophes pour revenir sur les positions prises et défendues par eux, en ce « milieu du chemin de notre vie », ce crucial carrefour du premier chant dantesque. Aussi pouvons-nous estimer très haut le courage de notre auteur qui, foulant aux pieds l'amour-propre qui l'incite à ne pas sembler se déjuger devant l'opinion, va faire publiquement sienne sa vision toute neuve de la vérité, dédaigneux des transitions habiles comme des trop commodes restrictions mentales.

     J'ai dit « sembler se déjuger ». En effet, toujours lucide et mesuré, Jacques Heugel ne va pas rejeter en bloc l'édifice intellectuel qui est son œuvre. Simplement, cette synthèse, toujours vraie dans sa perspective propre, il va l'intégrer dans une perspective plus vaste, dans une synthèse plus haute, n'en éliminant que certaines notions livresques devenues inadéquates, certains modes d'expression devenus caducs ; il ne mettra pas le vin nouveau dans les vieilles outres il ne jettera pas non plus le vin des vieilles outres avec celles-ci, mais le décantera et le transvasera précautionneusement dans les outres neuves. C'est ainsi qu'après trois années de jeûne spirituel et d'approfondissement intellectuel, il va nous rendre, en 1930, remaniée et transfigurée, son œuvre alors maîtresse, sous les espèces d'un définitif Essai sur la Philosophie de Victor Hugo, suivi de Réflexions sur le même thème.

     La plaquette de 142 pages éditée huit ans auparavant en compte maintenant près de 400. Si cette œuvre, mieux encore que la précédente, restitue à Hugo sa place légitime parmi les grands « maîtres à penser » et les grands songeurs nourris du plus indubitable ésotérisme, elle témoigne également du savoir profond de son auteur. La substance de ses commentaires porte d'un bout à l'autre la marque des principes inébranlables qui commanderont désormais toutes ses activités, littéraires et autres. En quelques lignes, la plume autorisée d'André Dumas a dégagé le sens de cette évolution avec une magistrale sobriété à laquelle je ne saurais atteindre « M. Jacques Heugel prend ainsi sa place parmi ces « songeurs » qu'a définis Victor Hugo dont il a, dans une importante étude, si bien étudié la pensée....Disons seulement qu'ayant voulu, après tant d'autres, soulever le voile d'lsis, percer l'abîme insondable des destinées, ayant visité bien des pays et scruté toutes les religions, M. Jacques Heugel, de tout son cœur, se désire chrétien et français. »
(1)

     Pour en revenir à l'édition de 1930, notons que l'auteur n'y fait pas mystère de son évolution. Nous lisons (page 338) : « Entre l'essai publié en 1922 et ce livre-ci, le lecteur d'esprit mystique reconnaîtra qu'il y a une différence fondamentale s'il est de ceux qui, librement, suivent l'étoile dont, voici bientôt deux mille ans, l'immatérielle clarté vint se poser sur une étable à Bethléem, il se réjouira, comme, en tremblant, se réjouit l'auteur de ce volume. » Permettez-moi de vous donner un seul court échantillon de cette différence. Dans l'édition de 1922, on peut lire (page 25) : « L'être pur agit librement et se détermine lui-même par son activité, il crée autour de lui des rythmes de toutes sortes qui le limitent, le cachent sous des personnalités successives, - la personne est un masque, - et, dès lors, il est lié par son activité passée, par son karma. Mais, comme il est l'unique cause de sa limitation, l'être demeure le maître de son avenir et, faisant un meilleur usage de son énergie créatrice, peut toujours se libérer du lien des activités passées. » Le texte est le même dans l'édition de 1930, à ceci près que, pour devenir le maître de son avenir, ce n'est plus à sa propre énergie créatrice que l'être demande de faire tomber ses chaînes, mais en « s'ouvrantà l'Amour rédempteur sans cesse prêt à lui venir en aide » (p. 37).

     Il serait passionnant de se livrer à de telles confrontations ; elles nous feraient toucher du doigt, pour ainsi dire, la distance qui sépare les plus hautes spéculations intellectuelles de la plus modeste vérité vivante - vraiment « vivante ». Mais il faut se borner. D'antres livres nous attendent, d'autres faits nous sollicitent.

     Peut-être convient-il cependant que j'ouvre une parenthèse. Le propre de la vie est de vivre : s'adapter au milieu et aux circonstances, se revêtir d'organes appropriés aux besoins, sont des fonctions du fait de vivre. Il découle de ces lieux communs qu'une vérité vivante, émanation d'un principe indestructible, est essentiellement adaptable, qu'elle vaut aujourd'hui comme hier, sur Sirius comme sur notre globe, pour l'homme comme pour l'infusoire, malgré les différences externes qu'implique chacun des milieux où elle se propage.

     Jacques Heugel ayant, je crois, acclimaté en lui un certain nombre de vérités vivantes et non plus seulement leur froide et immobile image mentale, se devait d'en administrer la preuve autrement que par dilemmes et syllogismes. Et, en effet, il les fit vivre et rayonner non seulement dans ses œuvres écrites, cela va de soi, mais également dans des entreprises qui les intégraient à tel ou tel domaine du temporel. C'est du même éclair spirituel réfracté dansdes milieux différents que naquirent tel poème, telle initiative nationale ou sociale, comme le Collège bardique des Gaules ou la publication S O S, Occident !, aux avertissements quasi prophétiques, ou encore telle critique des théories de Freud, voire tel jugement, clair et droit, sur les vaticinations surréalistes. Car, contrairement aux super-intellectuels du « courant », Jacques Heugel, qui déteste le confusionnisme autant qu'il chérit la vérité, ne saurait admettre que le monde n'ait ni queue ni tête, que le Bien et le Mal se réduisent à une simple querelle de vocabulaire, qu'un poème puisse n'avoir ni sens ni sujet, ou que l'Histoire, - que ce soit celle de la planète ou celle d'une âme, - ne soit qu'un tissu de hasards, aussi dépourvu de logique interne que d'enseignements valables.

     Je ferme ici ma parenthèse, non sans souligner qu'un Principe vrai, source d'idées vivantes et fécondes, ne se démontre pas à la manière des théorèmes de géométrie, mais se justifie par les applications sans cesse renouvelées qu'il engendre. Ici encore, l'arbre ne peut être jugé qu'à ses fruits.

     De 1932 à la triste « drôle de guerre », deux œuvres nous retiendrons En Spirale et Nouveaux Essais sur la Vie et sur la Mort.

     En Spirale
est une œuvre qui ne ressemble à aucune autre. Originalement agencée sous la forme d'une « revue à grand spectacle » où alternent vers et prose, elle retrace toute l'histoire spirituelle de l'humanité adamique qui, s'ouvrant sur la rencontre d'Abraham et de Melchissédec, se referme audacieusement sur le grand triomphe apocalyptique. Elle se déroule en vingt-deux tableaux dont la seule ordonnance a toujours été pour moi une source d'admiration. Nulle « explication de notre temps » ne touche de si près aux causes patentes et secrètes, récentes et lointaines, qui le conditionnent. Ce beau livre, que je me refuse à commenter lourdement, je vous dis, à vous qui l'ignorez : Lisez-le ! à vous qui le possédez : Relisez-le ! Il vous donnera, j'en suis sûr, la clef de bien des énigmes, l'intuition de bien des vérités. Je ne reprocherai qu'une seule chose à cette fresque merveilleuse, - dût Jacques Heugel en froncer les sourcils, - son titre ! Titre fort pertinent, je n'en disconviens pas, mais titre explicite seulement pour qui a lu le volume jusqu'à la dernière ligne, jusqu'à cette spirale logarithmique de la page 386, qui le justifie ; titre qui, malheureusement, ne tente guère le lecteur potentiel qui le regarde distraitement, parmi cent autres, à travers une vitrine.

     Les Nouveaux Essais sur la Vie et sur la Mort diffèrent notablement des précédents Apollon et Hermès passent quelque peu au second plan, le dernier surtout. Merlin, pour une part, et, pour l'autre, l'ombre envahissante d'Arès, le Destructeur, tendent à les supplanter. On y lit de trop justes Réflexions sur le dilemme France-Allemagne, d'autres sur le Réveil celtique et sur le rôle du récent Collège bardique des Gaules, que Jacques Heugel venait de fonder avec Philéas Lebesgue, - j'ajouterai aussi, de concert avec votre serviteur, pour ne pas être taxé de fausse modestie, ce péché mignon de mon genre d'orgueil

     On lit également, dans ces Nouveaux Essais, la Mésaventure du Docteur Jekyll et les Dangers du Freudisme, oùje puiserai plus tard, - on n'emprunte qu'aux riches, - l'idée première et les arguments majeurs de ma mince plaquette l'inversion psychanalytique. Mais, qu'il s'agisse de quelque livre nouveau, de quelque pièce de théâtre, de l'Atlantide ou de Christianisme et Magisme, une unité profonde anime ce tout, sans elle disparate, une même lumière, celle du Verbe johannique, en éclaire et en vivifie les moindres parcelles. C'est l'illustration de cette phrase de l'auteur, par quoi débute, dans l'ouvrage précité, une étude sur le Progrès en art : « Qu'on le veuille ou non, on ne peut avoir de conceptions claires qu'appuyées sur des idées générales, et, les idées générales étant elles-mêmes des expressions de ce que ne saisit point l'intellect, il faut, qu'on le veuille ou non, s'appuyer sur l'inconnu. »

     Et je m'en voudrais de quitter ces Nouveaux Essais sans signaler un copieux Appendice consacré à certaines des clefs numériques et analogiques sur lesquelles il édifia son En Spirale.

     Fabre d'Olivet, un des rares esprits qui surent pénétrer jusqu'au tréfonds des Mystères antiques, a écrit quelque part : « Avoir des idées, c'est sentir. Avoir des pensées, c'est opérer. » Jacques Heugel ne se contente pas de sentir, il opère. De nos jours, oùle fait d'être écrit à la diable est pour un livre une présomption de succès, on saisit aisément tout ce qu'a de choquant la manière d'un tel écrivain, et l'on s'explique mieux certains silences, à tout prendre fort éloquents !

     À la veille de l'invasion, Jacques Heugel terminait son monumental Dictionnaire des Rimes françaises classées uniquement d'après leur valeur phonétique, selon un plan à la fois logique et hardi. Ce Dictionnaire était introduit par un Précis de Versification dont Philéas Lebesgue avait écrit la préface. Ce Précis est un modèle d'érudition non guindée, de goût, cela va sans dire, et - une fois de plus, je n'y puis rien - de construction. Une connaissance parfaite du génie de notre langue et des plus délicates subtilités de sa prosodie s'y exprime, et le choix des exemples est d'un bonheur difficile à surpasser. Le livre ne vit le jour qu'en 1941. Jusqu'au reflux des envahisseurs, Jacques Heugel ne publia rien, se contentant de rimer une belle série de poèmes satiriques, qu'on se passait sous le manteau. Nousen retrouverons une partie dans Quelques Poèmes
(2) ,édités en 1948, année qui vit naître aussi la Fantasque Évasion. Quoique je n'aie pas à parler ici, l'ayant fait ailleurs, de Jacques Heugel poète, je ne puis passer sous silence mon admirationpour mainte pièce de ces Quelques Poèmes, où le vers exprime sans les déformer les plus hauts concepts comme la plus humaine sagesse. Il faut lire Mi-Nuit, Spes unica, Litanies, J'ai vu l'homme inversant les principes de l'être, et cette cosmogonique Création, que j'aimerais qu'il vous fît entendre.

     Je dois ajouter qu'une seconde série de Quelques Poèmes a paru voici peu de mois. Je ne puis que la mentionner en passant et vous signaler par la même occasion que vous en trouverez un compte rendu dans le plus récent numéro de la sympathique revue le Cerf-Volant.

     Quant à la Fantasque Évasion, je me permets de rappeler que j'ai tenté de l'analyser assez longuement dans une causerie faite en avril 1949, à une réunion du Nouveau Romantisme. Je répéterai ici que, sous sa forme pleine d'humour, avec quelques pointes de cinglante satire et quelques envolées lyriques d'une émouvante grandeur, cette « féerie » en vers complète admirablement En Spirale. Ici, l'ésotérisme se fait aimable, un soupçon de mélancolie tempère de trop justes colères, et l'acuité d'une critique sans compromis s'atténue de traits ravissants et d'épisodes burlesques. Les apprentis sorciers de l'art, de la science, de la politique et de ce qu'on pourrait appeler la Contre-Église, en prennent, comme on dit, pour leur grade ! Les quatre plans où règne l'Esprit de Lumière et d'Harmonie et les quatre plans où se démène l'Esprit de Subversion sont symbolisés par les huit cités où pérégrine le héros du livre : au quadruple Royaume du Verbe s'oppose le quadruple bagne de l'Anti-Verbe.

     Dans l'initiation aux Mystères d'Éleusis, le myste, seul dans l'obscurité, cherchait sa route à tâtons, à travers un dédale de couloirs souterrains où se devinaient les formes monstrueuses des divinités d'En-Bas. S'il ne rebroussait pas chemin, il apercevait une lueur encore lointaine ; c'était la torche du dadouque ou du mystagogue chargé du soin de le ramener au jour en lui expliquant le pourquoi de son voyage et le sens de ses visions. Ainsi, dans l'apparent chaos intellectuel et social de notre époque, ceux qui veulent en mieux saisir le sens profond et les causes cachées, - les moyens d'en sortir, aussi, - trouveront dans l'auteur de la Fantasque Évasion (ou auprès de son frère jumeau le Mirobolet) un guide, moins austère, mais tout aussi compétent dans son rôle, que le dadouque dans le sien.

     Et voici - dernier venu, mais non dernier ! - le recueil Mnémosyne, ouvrant la seconde série des Nouveaux Essais sur la Vie et sur la Mort. En liminaire, un extrait de l'hymne orphique à Mnémosyne : « ...Mnémosyne, qui guéris les esprits égarés… qui affermis la raison des mortels… qui fais qu'on se souvient de toutes choses… »

     Comme on le voit, Jacques Heugel n'est pas de ces brillants esprits qui professent que la mémoire - la mémoire historique surtout - ne sert absolument à rien, - position logique pour l'« instantanéiste » (voir la Fantasque Évasion, quatrième temps) qui croit au hasard intégral, pour le fataliste qui croit au déterminisme absolu, position excessivement commode pour ceux qui voudraient bien nous persuader que la poésie, la peinture et la musique, voire l'architecture, n'attendaient qu'eux pour exister, position bien excusable pour des politiciens qui ont en général tout à gagner à l'oubli de leur passé, même le plus récent

     Jacques Heugel, lui, N'OUBLIE PAS ! et, parce qu'il n'oublie pas, il rattache avec une impressionnante aisance les faits récents aux causes lointaines, les fautes d'hier aux catastrophes d'aujourd'hui. Parce qu'il n'oublie pas, il a des critères probants, connaît des valeurs fixes, et ne s'en laisse pas davantage imposer par l'opinion des célébrités du jour que par celle de la sacro-sainte majorité. C'est pourquoi l'on gagne à la fréquentation de son œuvre, si j'en juge par moi-même, outre un enrichissement appréciable de la pensée, une magnifique provision de bon sens vrai, j'allais dire ingénu, qui est au sens commun ce que l'or est au doublé. À lire, par exemple, Réflexions sur « le Soulier de satin », de M. Paul Claude !, ou Pour Victor Hugo et la haute poésie, il est difficile de n'être pas saisi d'une sorte d'allégresse intellectuelle, de joie de la découverte.

    J'ai dit, en parlant de Mnémosyne, « dernier venu, mais non dernier ». En effet, entre le moment où j'écrivais ces lignes et ce jour où je vous les lis, a paru la seconde série des essais groupés sous ce même titre de Mnémosyne.

     Quoiqu'il me soit impossible de l'intégrer dans cette causerie, je ne puis évoquer cette dernière publication sans mentionner, pour ceux d'entre vous qui ont eu le plaisir de lire la première, qu'ils y trouveront, entre autres belles et bonnes choses, de pénétrantes exégèses de l'œuvre poétique de Théophile Gautier et de l'Offrande lyrique de Rabindranath Tagore. À ce propos, - car ces exégèses furent d'abord de simples causeries, - je m'excuse quelque peu de n'avoir soufflé mot du brillant conférencier et du charitable interprète qu'est notre auteur. Mais, vis-à-vis de vous, qui l'avez si souvent écouté, n'eût-ce pas été porter des chouettes à Athènes ?


*



     Il me semble vous avoir conduits à travers l'œuvre luxuriante de Jacques Heugel avec une bien maladroite précipitation. Il convient pourtant, avant de mettre le point final à ces commentaires et de quitter cette œuvre peu banale, d'en examiner l'esprit.

     J'ai dit que toute l'évolution suivie par l'auteur pouvait se résumer en ces quelques mots : une course au Vrai.

     « Qu'est-ce que la Vérité ? » disait à un certain Jésus de Nazareth un élégant lettré romain qui n'était pas sorti d'une pièce de Luigi Pirandello.

     Question que Jacques Heugel n'eut sans doute jamais à se poser. Une course au vrai sous-entend la foi, au moins implicite, en une vérité qui en soit le but, l'objet, le mobile. Et l'on se prend à murmurer, en songeant à la célèbre apostrophe pascalienne : « Tu ne me chercherais pas si tu ne m'avais déjà trouvé. »

     Que cette course ait comporté de multiples étapes et que les détours nécessaires de la route aient pu passer parfois pour des revirements aux yeux non avertis, c'est là chose qui ne fait pas question. Jacques Heugel s'en est expliqué lui-même en maint endroit de son œuvre, et je ne puis mieux faire que de citer une de ses dernières mises au point, insérée dans Mnémosyne (première série, page 103) : « Bien que, dès l'origine de ma présente existence, j'aie été chrétien de cœur, j'ai longtemps cru à la prééminence de la philosophie hindoue ; j'y ai cru jusqu'au jour où, comme le Sadhou Sundar-Singh, mais à une immense distance derrière lui, j'ai compris que la seule lumière éternelle venait du Christ. Comme le Christ n'a pas attendu son incarnation officielle pour donner cette lumière à quelques hommes qui étaient prêts à la recevoir et comme, peut-être, lui-même avait auparavant voyagé sur la Terre sous des formes diverses, cette lumière n'a jamais été totalement absente de notre monde… J'admire toujours bien vivement les splendeurs de la sagesse orientale, mais je ne crois plus à l'utilité, ni même à la possibilité d'une fusion entre elle et la sagesse occidentale, parce que celle-ci possède tout ce qui fait la gloire de celle-là, avec, en plus, quelque chose d'infiniment précieux, la connaissance du Christ incarné et ressuscité, Ami et Rédempteur des hommes. »

     Ainsi, le chrétien virtuel qu'il était demeuré au plus intime de son être put se croire, de fort bonne foi, à chaque nouvelle étape de son actualisation, ici théosophe, là anthroposophe, selon que le But lui apparaissait dans une perspective nouvelle. Mais, qu'on ne s'y trompe pas, c'est le signe même de son élection que son aisance à renoncer aux constructions temporaires de son intellect, tendu vers une Somme métaphysique sans cesse élargie. Ces constructions, pour ingénieuses qu'elles aient été, ne furent jamais à ses yeux que des cadres commodes, valables pour un temps X, et non des systèmes rigidement fermés. « Cherchez la vérité, et la vérité vous rendra libres », est-il écrit dans l'Évangile. Et cette seule phrase explique suffisamment que Jacques Heugel, au témoignage de toute son œuvre, n'ait jamais été ni dupe, ni prisonnier d'une formule, qu'elle ait été d'ordre esthétique ou d'ordre dogmatique. Ici encore, notre auteur applique au domaine intellectuel ce que le Christ disait du Sabbat : « Le Sabbat a été fait pour l'homme, et non l'homme pour le Sabbat. »

     Dès avant 1930, notre poète métaphysicien, - j'insiste sur ce dernier vocable, car il s'est toujours énergiquement défendu d'être un occultiste, - voit déjà clairement le But suprême. S'il ne prétend pas posséder l'intégrale Vérité, il sait, irrésistiblement, où la trouver et de quel nom la nommer désormais : nommer, n'est-ce pas appeler ?

     Qu'il consacre dès lors ses instants, ses facultés, ses forces à rendre à cette Vérité le témoignage qu'elle s'est rendue à elle-même dans les profondeurs de sa conscience, qu'il se voue à en réfracter dans tous les domaines le rayon dont elle l'a frappé, quoi de plus simple, de plus naturel ?

     Il a trouvé réponse à son dernier et plus central problème, et cette réponse coordonne et hiérarchise autour d'elle les réponses successivement apportées à ses problèmes secondaires.

     Chrétien, après avoir fait le tour de tant de philosophies, de religions, d'ésotérismes, chrétien, donc, de choix lucide et non plus seulement, comme jadis, de tradition et d'instinct, il sait maintenant que le christianisme ne réside pas tant dans les définitions scholastiques que dans les actes. Et, ici, j'ajouterai qu'il professe une grave vénération pour la Vierge, incarnation et support de la grande Vierge Cosmique, Mère des créatures dans l'Absolu, Mère du Créateur, en tant qu'il Se manifeste comme Rédempteur, dans le relatif.

     Celte, - celte chrétien comme le furent les derniers druides, - ce n'est pas en vain qu'il plaça si souvent son œuvre sous le signe de Merlin. L'esprit de liberté, le sens du mystère et du sacré, l'aspiration vers le divin, le pressentiment et parfois la vision de l'invisible, la Rédemption par l'Amour sacrificiel, voilà ce qu'apportait la synthèse christiano-celtique, tout entière contenue dans la coupe mystique des chevaliers du Graal. Et cela, sur le plan esthétique, c'est, par le chaînon médiéval, tout le Romantisme, sain et vigoureux, traditionnel et novateur. Traditionnel par son retour aux sources délaissées depuis la Renaissance, novateur parce que susceptible de renouvellements, comme tout ce qui a vie. C'est Jacques Heugel lui-même qui nous a rappelé, lors d'une de ses étincelantes causeries, que les romantiques, qui avaient réclamé pour l'artiste la plus entière liberté, n'auraient pu « songer à s'enfermer dans une école nouvelle, à dresser une école nouvelle en face de l'école classique conçue au sein de la Renaissance ».

     Poète romantique, c'est-à-dire se refusant aux tabous de quelque chapelle que ce soit, c'est ainsi que se veut Jacques Heugel, si je l'ai pleinement compris. Écrivain, critique, essayiste, c'est dans le même esprit qu'il éclairera, combattra, jugera. Si, sous sa plume, le freudisme, le surréalisme ou le tarabiscotisme passent de mauvais quarts d'heure, c'est en vertu de ses impératifs spirituels et non en exécution des arrêts d'une école ou d'une secte quelconque.

     Français, il dénonce inlassablement, - dénonce, ou plutôt démasque, - les sophismes, les idoles et les faux principes qui nous ont menés où nous sommes et risquent de nous mener plus loin encore, - c'est-à-dire plus bas !

     Toutes ses activités se résument en une seule : SERVIR. Le plan d'application seul diffère. Certes, dans la chaleur de l'action, il a pu lui arriver parfois d'assener des coups trop rudes, au jugement du spectateur qui se veut impartial et n'est bien souvent que neutre. Ce spectateur indemne de la fièvre du combat doit en prendre son parti. Jacques Heugel le lui déclare : il n'est pas un libéral, mais un partisan ; il est, dit-il, « de ceux qui pensent que, loin de vouloir créer d'impossibles combinaisons, qui ne seront jamais que de pauvres mélanges, - il faut, au contraire, CHOISIR, et cela aussi bien dans les domaines religieux et politique que dans le domaine des arts ». Et c'est bien parce qu'il a choisi que je m'honore d'être son ami et me réjouis de l'admirer.

     Quant à le faire mieux comprendre, cette ambition, louable en soi, était mienne lorsque je commençai à rédiger cette causerie. Page après page, elle s'est changée en souhait pieux, puis en hésitante incertitude. Je me sens donc terriblement
endetté, mesdames et messieurs, à l'égard du crédit que vous m'avez consenti en venant ici. Toutefois, j'incline à penser que la richesse du sujet vous aura dédommagés de la pauvreté de l'exégèse.



( 1) Notice sur J. Heugel dans l'Anthologie des Poètes français contemporains, tome IV (Librairie Delagrave. 1932).
(2) Ces Quelques Poèmes (première et seconde « séries ») font partie d'un recueil beaucoup plus vaste, encore en gestation, Autour du Chêneet du Rocher.