ADAM-ÆNOSH


     Les traductions les plus « orthodoxes » de la Genèse nous assurent que l'homme fut tiré « du limon de la terre ». À la suite de Fabre d'Olivet, auquel il faut toujours se reporter, lorsqu'il s'agit d'étudier le sens spirituel de ce livre, nous devons nous inscrire en faux contre une pareille interprétation du texte biblique.

     En effet, on a traduit par « terre » deux mots hébreux que Moïse emploie toujoursde façon distincte et dont il ne fait jamais deux synonymes.

     Le premier est ADaME, ou adamah, le second AReTs ou arz.

     Dans le récit de la création (vers. I) Moïse oppose visiblement arz (le principe du monde sensible), à shamaïm (celui du monde céleste et glorieux).

     Lorsqu'il est question de la création d'Adam, Moïse, au second chapitre de sa cosmogonie, relate que l'universel Adam n'existait pas encore en acte pour mettre en œuvre (wabod) l'universelle adamah que l'on traduit généralement par « sol » ou « limon ». Mais, adamah n'est pas arz. Quelle est donc l'étymologie et le sens de ces deux termes ? La question est d'importance, puisque toutes les conséquences métaphysiques que l'on peut tirer du texte biblique, concernant l'âme humaine, sont entachées d'erreur, par suite d'une traduction fautive.

     Le mot adamah, comme le mot Adam, dont il est tiré (car Adam ne vient pas plus d'adamah que chien ne dérive de chienne ou que homme, grammaticalement, ne dérive d'humanité, c'est l'inverse qui est vrai, étymologiquement et logiquement), le mot adamah, donc, porte sur un radical DaM, forme nasalisée de DaV, DaB, et qui possède un sens générique analogue dans les langues sémitiques et dans les langues celtiques, depuis l'irl. domun « le monde », le gall. dwfn « profond », le gaél. dobar « eau », domhan « l'univers », le flamand diepzin « sombre », « profond », « mystérieux », « abstrait », jusqu'à l'arabe damous « souterrain », « profondeur », « citerne », et à l'hébr. damm « se taire », « être immobile, indiscernable », dam « similitude », « homogénéité », damah « un lieu vide et désert » (1) .

     L'idée primitive est celle d'une chose indiscernable par son étendue, son silence, sa subtilité, sa profondeur ; d'une chose universelle ou universalisable. Le A initial d'adamah et d'adam, est une particule emphatique qui spiritualise encore le sens de ces deux vocables. l'Adam universel, l'homme spirituel, a donc été tiré non pas du limon de la terre, mais de la spirituelle et universelle substance adamique : la « terre spirituelle ».

     Au contraire, arz, terme qui a perdu le digamma initial W, (2) , et est très vraisemblablement pour WaRTs, se réfère directement au sanskrit warsha qui signifie « terre » et « continent ». En sanskrit, le même mot signifie pluie, comme il le signifie dans notre mot français averse, et comme il signifie « rosée » dans le grec erse pour F-erse. C'est le terme d'un processus involutif, la partie descendante d'un circuit, le résultat d'une déviation, d'une inversion, d'un renversement. Dans son sens de terre, le mot hébreu arz représente donc le point le plus bas de l'involution élémentaire, l'élément sensible, le maximum de condensation et de matérialité.

     Si Moïse avait voulu dire que l'homme fut tiré de la poussière de la terre, c'est de ce terme qu'il se serait servi. Mais, il l'a évité avec soin.
   L'homme terrestre, possède d'ailleurs un autre nom, que Moïse n'emploie jamais comme synonyme d'Adam c'est ANOSh, ou Enosh, et que nous avons rapproché (3) du sanskrit nara et de l'italique ner (pour nes). (4) .

     La différence entre la terre spirituelle (adamah) et la terre matérielle (arz) est encore faite formellement par Moïse (Gen. VII, 23), où il montre l'Éternel, au moment du déluge universel, « effaçant tout ce qui subsistait sur la face d'adamah » etle déluge effaçant, alors seulement, tout ce qui subsistait sur la terre (arz). Il est pourtant normal de saisir ici que Dieu agit directement sur le plan spirituel et que la répercussion de cette action spirituelle se fait sentir dans le monde temporel et élémentaire, par voie de conséquence, sous forme d'un cataclysme. C'est pour avoir voulu absolument traduire adamah et arz par un même mot que les modernes ont vu une « interpolation » ou un « remplissage » dans ce verset pourtant explicite : « Ainsi, il (Iaveh) effaça tout être qui était sur la face du sol », lisons-nous dans la Légende des Origines de l'humanité (Éditions Rieder), et la seconde partie du verset 23 est gravement déclarée être un remplissage. Le remplissage en question est celui-ci : « de l'homme au bétail, au reptile, à l'oiseau des cieux, ils furent effacés de la terre ».
    Si l'auteur de l'ouvrage, précité n'avait pas pris adamah et arz pour des synonymes, non seulement il aurait évité de voir un remplissage, là où il n'ya qu'une précision, mais il n'aurait pas esquivé la portée métaphysique de cette pseudo-répétition.

     Dans un texte où pas un mot n'est superflu, il est inconvenant de vouloir procéder au découpage de ceux qui y voient deux textes « Iavistes », intercalés parmi les fragments d'un texte « Eloïste ». Ce sont là des fantaisies, d'autant plus dangereuses qu'elles sont revêtues, aux yeux du public, du prestige accordé à la science.

     D'autre part, la théologie et la philosophie scholastique, en tant qu'elles s'appuient sur des traductions fallacieuses, ne sont nullement qualifiées pour nous faire accepter des conclusions logiques, mais faussées par un point de départ erroné.

    Une de ces conclusions, c'est celle de l'âme créée postérieurement au corps qu'elle doit animer. Elle est juste en tant que conclusion, si l'on prétend identifier adamah, la terre spirituelle dont provient Adam, à arz, la terre matérielle. Elle est fausse cependant, dans la mesure où adamah diffère de arz. Mais l'erreur a la vie dure, elle subsistera sans doute jusqu'au jour où un théologien, au sens strict du mot, qui sera à la fois savant selon les hommes et inspiré par l'Esprit de Vérité, nous apportera une version du texte sacré, conforme à la pensée profonde de Moïse.

                                                                                                                                                                                                                                                                                                       A. SAVORET.



(1) Le radical primitif DaB, DaM, formé des signes de l'action extérieure (D) et de l'action Intérieure (B), exprime fortement la faculté d'adaptation de l'interne à l'externe, d'où les sens de similitude, d'homogénéité, d'image. À un point de vue à peine différent il exprime le sens d'universalité, de profondeur, d'insondabllité, réunissant en lui les deux idées de monde externe et de monde interne. La divergence progressive des sens particuliers dans les langues sémitiques et dans les langues aryennes n'a rien que de très logique et ne saurait militer contre l'origine commune de cette racine.
La racine Tam ou Tham n'en est qu'une modification. Elle diffère peu de la racine Thab, et il serait fructueux de comparer, par exemple, le théom ou Tiamat ,(l'abîme primordial où furent jetées les semences de l'univers) avec la Théba ou « arche » dans laquelle Nohé conserva les semences de notre cosmos.
(2) (3) Voir pour détails : Du Menhir à la Croix (Additif).
(4) En un certain sens on peut donc rapprocher Adam (l'homme « universel ») d'Adamah (la terre spirituelle) et Aenosh (l'homme individuel) d'Arz (la terre matérielle).