LE CHRIST & KRISHNA



     Les amateurs d'ésotérisme à bon marché n'ont pas manqué de rapprocher le nom du Christ de celui du héros légendaire Krishna, afin d'en tirer des conséquences au moins excessives. Cette ressemblance apparente, fortifiée par les parallèles cent fois établis entre la vie, du Sauveur et celle des grandes figures historiques et légendaires de l'Inde, a été exploitée dans tous les camps, et en vue d'en tirer les conséquences les plus opposées.

     Les exégètes chrétiens ont vu partout des « préfigurations » touchantes, à moins qu'ils ne se soient tirés d'affaire en concluant à de diaboliques « contrefaçons ». Les matérialistes dénicheurs de « mythes solaires », les demi-croyants en mal de Christianisme « progressif », aussi bien que quelques adeptes plus ou moins authentiques - pour la plupart fort sincères, - tirant rituellement leur chapeau à l'initié » ou au « Maître » Jésus, tous ont accommodé certaines ressemblances au gré de leurs secrets désirs.

     Sans discuter les opinions des uns et des autres sur la personne de Notre-Seigneur, il nous sera peut-être permis de souligner combien trompeuses sont souvent les analogies dont ils se servent pour les confirmer.


     Voyons d'abord la ressemblance des noms.

     Que signifie le nom du Christ ? Quelle est son origine ? Quels seraient ses rapports avec celui de Krishna ?

     Christ est un mot d'origine grecque, signifiant « oint », dérivé du verbe chriô «  oindre », lequel n'a pas de correspondant sûr en sanskrit. En eût-il un, que ce correspondant, ne pourrait commencer par le K initial de Krishna, le correspondant régulier de Ch grec étant H en cette langue
(1) .

     Le rapprochement du nom du Christ avec celui. de Krishna (perfidement orthographié kristna par certains imaginatifs) n'est donc pas recevable au point de vue de la forme des mots. Il ne l'est pas davantage pour le sens. Si christos signifie « oint », krishna signifie, comme adjectif, « noir » et, comme nom, « une corneille ». Notons que ce mot n'a non plus de correspondant en grec, ce qui clôt le débat. Il ne se retrouve que dans les langues slaves et. baltiques, sous les formes çrunu et kirsnan.

     Il serait donc expédient de s'abstenir une. fois pour toutes de ces comparaisons boiteuses qui ne peuvent que jeter le discrédit sur ceux qui les emploient.
     Nous ne citerons que pour mémoire les rapprochements-jeux-de-mots qui firent jadis figure d'arguments « ésotériques », tels que : Ishva-ra = Oshi-ri = Jésus-roi
(2) , et les « clefs de réversibilité » chères à une école qui eut son heure de célébrité : ruah-aor, nahash-shana, et autres ingrédients de même qualité.

     Si nous cherchons maintenant les analogies entre l'histoire de Jésus et la légende de Krishna, nous voyons vite qu'elles se réduisent à de bien modestes proportions.

     Tout d'abord, dans la légende de Krishna, les allusions cosmologiques abondent. Nous n'en donnerons pour preuve que les noms de Rohinî et de Râdhâ, intimement liés à son histoire, et qui représentent les deux astérismes présidant à l'équinoxe de printemps et à celui d'automne à l'époque où se place ce récit. Rohinî, la rouge » est l'étoile rouge du Taureau, Aldébaran, qui présidait à l'équinoxe trois mille ans avant notre ère, en chiffres ronds.

     La naissance de Krishna est « miraculeuse », comme celle du Christ. Mais tous les héros du passé ont ce caractère. Arthur, Merlin, Taliésin sont aussi de naissance miraculeuse. En conclura-t-on que le Christ soit une « préfiguration » des héros de la 'Table-Ronde ? Mais, ne tombons pas dans le paradoxe. Examinons de plus près les traits saillants de la vie de Krishna. Dès sa naissance, nous nous trouvons en face de deux traditions ; l'une savante et visiblement très ancienne, c'est celle du Mahâ-Bhârata et du Vishnu-purâna ; l'autre populaire et mêlée d'éléments introduits à des dates plus récentes, peut-être même postérieures au début de l'ère chrétienne, c'est celle développée dans le Bhâgavata-purâna. Il est bien certain que cette dernière version est suspecte à tous égards, dans la mesure où elle s'écarte de la première.

     Dans celle-ci, Krishna et son frère Bala-Râma naissent miraculeusement d'un cheveu noir pour le premier, blanc pour le second, jeté par Vishnu dans le giron de leurs mères Rohinî et Devakî ; le père putatif de Krishna est Vasu-deva ; en tout ceci, Krishna et Balarâma présentent, considérés ensemble, des analogies marquées avec les Dioscures, mais la ressemblance est plus floue avec la naissance du Christ.

     Krishna est avant tout un héros guerrier, un tueur de monstres et de rois, qu'il frappe avec son arme invincible, le disque flamboyant qu'on a assimilé au soleil. Dans la guerre des Pandavas et des Kauravas, il est l'aurige d'Arjuna, ce qui répond bien à son caractère à la fois « solaire » et « dioscurique ».

     Le trait le plus frappant qu'il soit possible de rapprocher, dans la jeunesse de Krishna, avec le récit évangélique, c'est, sans contredit, la fuite pour échapper à son oncle Kansa qui voulait le faire mettre à mort, ainsi que le massacre d'enfants ordonné par ce dernier, furieux d'avoir été joué.

     Mais, si l'on regarde les choses d'un peu prés, ces analogies curieuses ne sont pas convaincantes. Elles se rapportent, pour Krishna, à un lieu commun du folklore et de la mythologie indo-européennes :
     L'oncle ou le père d'un futur héros apprend par un oracle que le fils ou le neveu qu'il aura, le tuera ou le détrônera. Il tâche d'empêcher l'accomplissement de l'oracle en faisant tuer le bébé. Il est joué de différentes façons, soit par la fuite, soit parce que l'assassin, pris de pitié, confie l'enfant à un paysan et égorge à sa place un chevreau. Un jour, l'enfant prédestiné revient et accomplit l'oracle.

     C'est l'histoire de Saturne et de Jupiter, celle d'Œdipe, c'est aussi celle de Krishna et de Kansa. Kansa mystifié donne des ordres pour que tout enfant de son royaume qui donnerait des signes d'une vigueur et d'une précocité exceptionnelles soit mis à mort. On avouera que les récits concernant la naissance et l'enfance du Christ n'offrent avec tout ceci que de rares points de contact. De plus, il est de règle constante que tout récit colporté tend à se cristalliser autour d'un héros cyclique, dont les aventures ainsi multipliées finissent par devoir plus à l'emprunt qu'à sa propre substance historico-mythique.

     C'est ce qui s'est produit, en quelques siècles, pour le cycle d'Arthur, celui de Charlemagne, celui des Fénians, et bien d'autres.

     En l'absence de tout critérium concernant les éléments postiches de la légende de Krishna, la sagesse serait de n'user qu'avec prudence - et au conditionnel - des sagas cristallisées autour du nom de ce héros divinisé, lorsqu'on veut en faire argument pour - ou contre l'historicité - du Christ.

      Pour illustrer la complexité de ces questions, rappelons la mort de Krishna : dans une forêt, il est tué par mégarde par la flèche d'un chasseur qui l'avait pris pour un daim. La flèche le frappe au pied, seul point vulnérable de son corps.

     Ce trait saisissant, ne rappelle-t-il pas le mythe de l'invulnérabilité d'Achille ? Jusqu'à quel point devrait-on en tirer avantage pour affirmer que Krishna et Achille sont des exemplaires différents d'un même original ?

     Il serait facile d'expliquer cette histoire de flèche et de chasseur, car elle est assez transparente. Mais notre sujet est autre. Nous tenions simplement à montrer qu'en fait de rapprochements, surtout, dans le domaine religieux, il ne faut pas se payer de trompeuses apparences ni de vagues jeux de mots.

     Ce n'est pas faire tort à la légende de Krishna, ni dénaturer ses traits, que d'affirmer que ses ressemblances avec ce que nous savons de la naissance, de l'enfance, de la vie et de la mort du Christ sont peu nombreuses et nullement concluantes.

     Un dernier mot. Nous avons insisté sur le côté astronomique du mythe de Krishna, qui nous a permis grosso modo d'en fixer la date. Nous devons ajouter, afin qu'on ne se méprenne pas sur notre pensée, que ce côté n'est ni le seul, ni le principal et que nous n'avons nullement eu pour intention de rabaisser une personnification spirituelle, vénérée comme telle par l'Inde entière. Nous contestons seulement l'opportunité et la justesse des rapprochements tentés avec le Christ et, par suite, des conséquences qu'on a cru devoir en tirer
(3) .


AR GWALWYS.


(1) P. ex., au grec chen « oie », le sanskrit répond par hansa ; au grec cheô « verser », il répond par hu- ; au grec cheima « hiver », il répond par hemanta. Inutile de multiplier les exemples. Le sanskrit ghrtam. « crème », s'il était apparenté, supposerait une alternance ghw-/gh- (vélaire/palatale) et exclurait d'ailleurs ; également tout rapprochement avec le K. de Krishna.
(2) Voir Ésotérisme et Linguistique, PSYCHÉ, numéro 463 (1935).
(3) On pourrait en dire tout autant des rapprochements établis entre le Christ et Bouddha. Le procédé qui consiste à puiser des analogies dans les mythologies des deux hémisphères pour constituer un seul personnage n'est plus sérieux que celui qui consisterait à arguer de ce que Pierre a le nez fait comme celui de Louis, les yeux comme ceux de Paul, le menton de Jacques, les lèvres de Jules et les cheveux de Jean, pour en tirer des conclusions ontologiques.