LE GUIDE MYSTÉRIEUX


     Je ne crois pas, me dit mon vieil ami Marcel M,. je ne crois pas que le sceptique le plus endurci atteigne le seuil de la vieillesse, sans avoir observé un de ces phénomènes troublants par lesquels l'Au-delà (ou parfois l'En-deça), se manifeste à nos sens matériels. Les uns réfléchissent et consentent à admettre les réalités spirituelles et leur cortège de conséquences morales, les autres, plus nombreux, préfèrent nier l'évidence, plutôt que d'accepter un fait qui bouleverse leurs conceptions ....

     En des temps où je faisais profession de matérialisme, il m'advint une aventure qui me donna matière à réflexion. Sans être bouleversante, elle est assez étrange pour mériter d'être contée.

     J'étais alors en villégiature dans la petite ville de N..., non loin d'un couvent où les religieuses avaient fondé une crèche.

     Un soir d'été, comme je fumais paisiblement une cigarette, accoudé au balcon de ma chambre, une désagréable odeur de roussi m'offusqua. Tournant la tête, j'aperçus une épaisse fumée qui s'échappait par les fenêtres et le toit du couvent.

     Les rues étaient désertes, le quartier écarté, rien ne laissait supposer que quelqu'un se fût aperçu de l'incendie.

     Sans réfléchir davantage, je descendis l'escalier quatre à quatre et en quelques bonds j'atteignis la porte du couvent.

     À peine en avais-je fait résonner le lourd marteau de bronze noir, que celle-ci s'entrouvrit. Je pénétrai dans la cour, où les religieuses et leurs élèves s'étaient rassemblées. Étonné qu'elles n'eussent pas déjà fait sonner le tocsin, comme c'était l'usage alors, je m'en ouvris à l'une d'elles qui me fournit des explications assez embrouillées, coupées de remarques sur la soumission à la Volonté du Ciel.

     Stupéfiées et hésitantes sur ce qu'elles devaient faire, ses compagnes et leurs ouailles formaient, dans la faible clarté crépusculaire, un amas sombre au milieu de la cour. Le feu avait dû prendre au centre des bâtiments car les flammes ne jaillissaient pas encore des fenêtres, et seule, une ligne rougeoyante, soulignant la crête du toit principal, laissait prévoir son effondrement prochain.

     Pensant qu'un enfant aurait pu être oublié dans une chambre, dans la confusion d'une fuite précipitée, je me décidai à explorer le bâtiment menacé.

     Perdu dans le dédale des escaliers et des corridors, et de plus à demi suffoqué, hésitant sur mon chemin, je poussai au hasard une porte donnant accès à une grande cellule à. deux issues, où crépitaient déjà des gerbes de flammes. Pensant que la seconde porte donnait sur un corridor moins menacé par l'embrasement, j'allais pénétrer dans la chambre quand cette porte s'ouvrit. Un homme de haute taille, dont les traits s'estompaient dans des volutes de fumée, m'apparut et prononça d'une voix paisible : « N'avancez pas, Marcel, le plafond va tomber ! »

     Je restai immobile, trop surpris pour réfléchir à la présence insolite de cet inconnu qui m'interpellait par mon nom.

     Au même instant, le plafond s'abîmant avec fracas me fit apprécier la valeur de son avertissement. Une pluie de flammèches m'environna. D'un bond, l'inconnu fut à mes côtés et, d'un geste rapide, fit tomber une braise rouge qui s'était collée à mon épaule sans que je m'en aperçusse, faisant un large trou à mon veston. « Suivez-moi ! » dit-il de sa même voix tranquille. Je lui emboîtai le pas. Sans hésitation, en homme qui connaît les lieux, il franchit les corridors, arriva à un étroit escalier, à peu près indemne, et s'effaça pour me laisser passer le premier. Je descendis en hâte et quelques secondes après, j'étais de nouveau dans la cour, dans le bel état que tu peux deviner, avec mon veston en loques, mon pantalon roussi et ma figure de charbonnier.

     J'attendais mon sauveur pour le remercier, les regards fixés sur la porte par laquelle j'étais sorti, mais ce fut en vain. Perplexe, j'interrogeai les sœurs à son sujet, mais leur réponse apitoyée fut que j'avais « rêvé ». Il n'y avait pas d'hommes dans le couvent et j'étais le seul qui fût entré, à l'exception de quelques pompiers à l'uniforme caractéristique, fort occupés à mettre leurs pompes en batterie .....


     Un silence pesa sur nous.

     - Et.... tu ne l'as jamais revu, demandai-je ?

     - Jamais, ou plutôt, si, en rêve, il y a quelques nuits Il me semblait être dans une plaine désertique, j'allais, droit devant moi, dans une faible lumière de petit matin. Soudain, quelqu'un me toucha l'épaule. je me retournai et malgré les quinze années écoulées depuis l'incendie, je reconnus mon mystérieux guide. C'était d'ailleurs plus par intuition que par souvenir, car son visage ne m'apparaissait qu'au travers un brouillard dore et s'effaçait davantage quand j'essayais de le fixer.

     Je voulais le remercier, enfin, mais ma gorge serrée ne pouvait laisser passer un son. Il me sourit, et fit un geste, comme pour dire : « laissons cela, tu me remercieras une autre fois ! ». Puis il me tendit un bâton et un manteau dont je m'enveloppai, disant de sa belle voix grave : « Suis-moi ! ».

     Au même instant, je m'éveillai. Comme tu vois, je l'ai tout de même revu.


     Quelques jours plus tard, une lettre bordée de noir m'annonçait le décès imprévu de mon ami Marcel.

ESSA.