XIII

 

« Sous terre... loin d'ici »

 

Mme Berthier, de La Fouillouse, restée veuve de bonne heure avec deux enfants, avait dû, en 1845, se séparer de son fils âgé de onze ans pour le placer comme berger chez un fermier de Saint-Bonnet-les-Oules. La Fouillouse, qui se cache parmi les hautes collines du département de la Loire, n'est qu'à une dizaine de kilomètres de Saint-Bonnet. Aussi Mme Berthier espérait-elle revoir le plus souvent possible le cher petit exilé.

Or, un jour, quelqu'un de Saint-Bonnet se présenta chez elle. On venait apprendre à la veuve que son fils avait disparu. Jamais on n'aurait cru cela possible, car l'enfant avait l'air gentil... Et à la mère atterrée l'homme de Saint-Bonnet-les-Oules raconta que le jeune Berthier avait perdu l'un de ses moutons, qu'il avait mis cette perte sur le compte d'un loup – car il y en a dans ces montagnes boisées – mais que, battu par son maître, il s'était sauvé de la maison. Où se cachait-il depuis ? On n'avait pas pu le savoir. Et c'est pourquoi il avait fallu prévenir la mère...

Ce fut pour Mme Berthier un coup terrible. Pourtant, elle demeura courageuse. Elle fit sonder les ruisseaux et les étangs ; elle-même, accompagnée de sa fille, parcourut les fourrés de la montagne : de l'enfant, nulle trace... Sans doute avait-il été lui-même dévoré par les loups.

 

En 1849, Mme Berthier entendit parler du Curé d'Ars ; on lui conta que ce prêtre faisait des miracles, qu'il lisait les pensées des cœurs, qu'il révélait des événements cachés au reste des hommes. Dès lors, une espérance qu'elle n'avait jamais totalement abandonnée se réveilla et grandit dans son cœur. Si tout de même ce pauvre petit vivait encore !... Mme Berthier envoya sa fille trouver M. Vianney.

La messagère n'eut pas besoin d'en dire bien long, et la réponse du saint ne fut ni vague, ni hésitante :

« Mon enfant, apprenez à votre mère que son fils se porte bien. Il est employé sous terre avec d'honnêtes gens, loin d'ici et de chez vous. Mais consolez-vous toutes deux ; il vous reviendra un beau jour de fête, bien portant, et sans accident. »

 

Dès lors, confiante et goûtant d'avance l'allégresse du revoir, la mère attendit.

Cinq ou six ans plus tard, un jeune homme de bonne mine arrivait à La Fouillouse dans la soirée de l'Assomption. Il alla droit à une maison qu'il n'avait pas oubliée. Il entra, se nomma et tomba dans les bras de sa mère. Avec quelles effusions Mme Berthier serra sur son cœur son grand fils de vingt ans !

Il raconta son histoire. Oui, un loup avait bien emporté l'un de ses moutons et, battu pour un malheur dont il ne pouvait répondre, le petit berger s'était enfui. Cependant, une fois sur la route de La Fouillouse, une terreur le saisit : sa mère, elle aussi, le battrait pour avoir quitté de la sorte la ferme de ses maîtres. Mieux valait ne pas reparaître au pays.

Remontant vers le Nord, sans savoir que devenir, le fugitif dépassa Saint-Galmier. Il allait dans l'inconnu quand il entendit derrière lui rouler une voiture. Il demanda au conducteur de le prendre avec lui et celui-ci, par compassion, le fit monter puis s'étendre dans le fond du véhicule. Harassé, l'enfant s'endormit d'un sommeil profond.

Le voiturier allait loin. Il voyagea toute la nuit. Arrivé à Montceau-les-Mines, il songea que ce serait imprudent de garder plus longtemps ce jeune étranger. Il réveilla l'enfant, mais ne put tirer de lui aucune indication pratique sur son pays d'origine et sa famille. Il le laissa là et continua sa route.

Lui, qui avait faim, frappa à une humble maison dont la porte lui fut ouverte. On lui donna à manger. Le maître de céans, un brave mineur, trouva que l'enfant avait bonne figure. Il le prit avec lui et l'employa dans la mine, au triage du minerai.

Les années avaient passé. Que de fois la pensée de sa mère était venue torturer le fugitif !... Enfin, ne pouvant plus y tenir, il avait quitté la charitable famille qui avait été sa providence, et il se retrouvait à la maison !

« Es-tu resté chrétien, mon enfant, pendant cette longue absence ? interrogea la mère qui, malgré tout, gardait une inquiétude.

— Oui, maman, répondit d'une voix franche le grand fils, j'ai toujours rempli mes devoirs à Montceau-les-Mines.

— Ah ! Dieu soit béni !... Maintenant qu'il me laisse aller en paix ! Je mourrai bien contente ! »

Elle mourut peu après. (1)

 

 

(1) « Ce fait, écrit M. le chanoine Ball, m'a été raconté par Sœur Marie, religieuse de Saint-Joseph, à Saint-Jacques-des-Arrêts (Rhône), dans une lettre à la date du 6 février 1879. Cette Sœur a connu non seulement le fait en lui-même mais encore la mère Berthier et ses enfants. » (Documents, N° 6)