XVII

 

La vipère

 

Dans certaines de ses intuitions, nous avons vu le Curé d'Ars s'affirmer d'une exactitude et d'une netteté déconcertantes : il désignera un inconnu par son nom, fixera la manière et jusqu'à la date d'un événement. D'autres fois, il semble voir l'avenir de façon plus confuse : il sait, par exemple, qu'il surviendra quelque malheur inévitable. Et c'est tout. Sans en savoir peut-être ni le genre ni l'heure, il annonce le fait, employant son zèle et sa charité au bénéfice de celui ou de celle que le malheur menace, afin que si le corps périt, l'âme soit sauvée.

Il faut, croyons-nous, considérer sous cet aspect le fait tragique qu'on va lire.

 

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Au cours de septembre 1857, le bruit se répandit parmi les pèlerins présents dans Ars que de deux grandes jeunes filles, remarquées par beaucoup pendant leur séjour au village, l'une était morte. Les mieux informés racontaient sa triste et trop véridique histoire. Une personne originaire de Montpellier, qui travaillait dans une filature de soie à Pierrelatte (Drôme), en apprit de la sorte les diverses circonstances, et c'est elle qui en fit le récit à M. Toccanier, auxiliaire du Curé d'Ars (1).

 

Donc, en cette matinée de septembre, M. Vianney, assis dans sa petite stalle des catéchismes, parlait à la foule des pèlerins. Tout à fait au fond de l'église, se tenaient debout deux voyageuses qui, apparemment, n'avaient point l'intention de prolonger leur halte d'Ars. Elles étaient venues là plus par curiosité que par dévotion. Elles avaient espéré peut-être voir quelque chose d'extraordinaire, et elles se trouvaient en présence d'un vieux petit prêtre de soixante et onze ans, épuisé, diaphane, et dont le sermon n'était guère qu'une série de cris où passaient les mots d'amour, de ciel, d'eucharistie. Les visiteuses, personnes sans méchanceté, il est vrai, et même assez croyantes, mais superficielles et étourdies, ne surent même pas dans cet homme respecter le prêtre, moins encore discerner le saint. « Quelle caricature ! souffla la plus dissipée des deux à son amie qui se mit à rire sous cape. C'était bien la peine de venir de si loin ! »

A la stupéfaction de ces deux inconnues, le Curé d'Ars, qui avait saisi, on ne s'explique pas comment, l'irrévérencieuse réflexion, descendit un instant de ses hauteurs. « N'est-ce pas, mademoiselle, répliqua-t-il d'un ton légèrement caustique, qu'il est bien inutile de venir de si loin pour voir une caricature ? » Puis, de nouveau, il parut oublier la terre.

L'auditoire avait les yeux sur notre jeune impertinente. Malgré sa honte, elle resta au catéchisme. Elle voyait maintenant dans ce pauvre prêtre plus loin que les apparences, et les quelques mots qu'elle pouvait entendre la touchaient jusqu'au fond de l'âme. Elle pleura.

C'est les larmes aux yeux que, l'instruction finie, elle s'approcha avec son amie de l'homme de Dieu pour lui demander pardon.

« Pour toute pénitence, répondit M. Vianney avec bonté, vous vous confesserez ce soir, et demain vous communierez. » Puis il fit signe à l'amie de la coupable de venir lui parler à part.

« En retournant chez vous, lui dit-il, ne quittez pas votre compagne de voyage. Hélas ! Il lui arrivera malheur... Mais comme elle aura demain communié en viatique, son salut ne sera pas compromis. »

L'après-midi, les deux jeunes filles passèrent plusieurs heures dans l'église, y prièrent avec ferveur, se confessèrent en d'excellentes dispositions. Le lendemain matin, le saint Curé les communia pendant sa messe. Sans doute déjà avait-il recommandé à Dieu celle des deux qui allait mourir.

Et celle-ci, en reprenant le chemin de la maison, confiait à sa compagne :

« Sommes-nous assez heureuses, dis donc ! Nous voulions faire une simple promenade, et voilà que nous avons été en pèlerinage, et, n'est-ce pas, que nous sommes toutes converties ? »

Pauvre enfant ! Sa compagne, fidèle à la recommandation du saint, ne l'avait pas quittée d'un pas. Cependant elle avait cessé de craindre, ne pouvant s'imaginer que, dans ces sentiers étroits où l'on cheminait si gaiement en revenant d'Ars, il y eût péril de mort... Soudain, l'autre poussa un cri terrible. Une vipère, jaillie de l'herbe, l'avait mordue à la jambe.

Le reptile était de l'espèce la plus venimeuse. La jeune fille s'écroula sur le chemin. L'intoxication fut si rapide qu'elle mourut là, sans qu'il fût possible de lui administrer aucun remède.

 

 

(1) Annales d’Ars, février 1901