IV

 

L'envol d'un petit ange

 

Quand M. l'abbé Raymond, qui fut de 1845 à 1853 à l'auxiliaire du saint Curé d'Ars, raconte que le serviteur de Dieu, de novembre à mars, ne passait pas moins de onze à douze heures par jour au confessionnal, il veut parler sans doute des huit années où il demeura son vicaire. De 1853 à 1859, où vraiment le pèlerinage battit son plein, il y eut des jours d'hiver où M. Vianney dut rester à entendre ses pénitents pendant plus d'heures encore.

 

En tout cas, au début de février 1856, il fallut près de trois jours à une personne de Meximieux pour l'aborder.

Mme Mollin venait lui demander la guérison de sa petite fille âgée de cinq ans. La mignonne était infirme et ne pouvait poser les pieds à terre ; mais elle joignait si gentiment les mains pour prier !... De plus, Mme Mollin devait remettre à M. Vianney deux lettres que lui avaient confiées des mères affligées comme elle : l'une recommandait son fils que l'on disait poitrinaire et que les médecins avaient abandonné ; l'autre réclamait les suffrages du Curé d'Ars pour le sien qu'on allait opérer d'une ankylose.

Arrivé dans le village le vendredi 1er février, Mme Mollin passa à l'église le reste de la journée : la foule envahissait la nef, les chapelles latérales, le chœur même. Le soir venu, découragée, elle remit ses deux lettres à un missionnaire de Pont-d'Ain qui était là, M. l'abbé Malfroy, en le priant, sans plus d'explications, de les faire passer à M. le Curé. Pour elle, il ne lui restait qu'une chose à faire : s'en retourner.

Toutefois, la nuit portant conseil, elle se retrouvait le lendemain à l'église. Oui, fallût-il attendre deux ou trois jours encore, elle parlerait au saint Curé de sa pauvre petite !... Or le second jour ressembla au premier : Mme Mollin assista dans l'église à la cérémonie de la Chandeleur, à la messe, aux vêpres... Mais point d'audience !

Et ce fut l'aurore du dimanche. Cette fois, elle serait plus heureuse, car, à force de patience, en avançant d'un rang à l'autre, Mme Mollin avait dépassé la table de communion et se trouvait placée tout près de la sacristie. Forcément, M. Vianney la coudoierait presque quand il traverserait le sanctuaire.

 

Justement, il parut. Mais aussitôt, ce matin-là, un irrésistible élan se produisit dans la foule ; Mme Mollin dut reculer. Soudain, le saint fit un geste.

« Laissez venir cette femme, s'écria-t-il. Elle n'a pas le temps d'attendre davantage. »

Ce fut elle qui entra, la seconde, au confessionnal. Là, elle ne fit que dire ses péchés. Le saint Curé ajouta quelques mots d'exhortation, qu'elle eut, à cause de la rumeur des bancs et des chaises, le regret de ne pas bien saisir. M. Vianney ne s'était inquiété ni de son nom, ni de son pays. Cependant, l'absolution donnée, il tira de sa poche les deux lettres venues de Meximieux.

« Dites, continua-t-il, à la femme qui a son fils malade que ce jeune homme guérira sûrement, moyennant une neuvaine et une messe en l'honneur du saint Cœur de Marie, une neuvaine et une messe en l'honneur de la petite sainte Philomène. Quant à l'autre mère qui m'écrit pour son fils dont le bras est raide, il ne faut pas qu'elle permette l'opération : il guérira aussi, moyennant les mêmes prières. »

Cela dit, M. Vianney rendait les lettres à Mme Mollin.

« Mais, mon Père, protesta-t-elle, et ma petite fille estropiée ?... Il n'y aura donc que moi à ne rien obtenir ?

— Ah ! soupira le saint, ce serait bien dommage d'enlever ce petit ange au bon Dieu. Il est pour lui ! »

Onze heures sonnaient. Avant de donner la communion à Mme Mollin, M. Vianney lui dit encore :

« Mon enfant, veuillez aller me chercher cette personne qui est coiffée d'un béguin et qui doit se trouver dans la chapelle de sainte Philomène. »

Cette femme, inconnue de M. le Curé et qui ne l'avait jamais vu elle-même, fut stupéfaite de se savoir ainsi devinée : pressée de repartir, elle se disposait à quitter l'église !

De retour à Meximieux, Mme Mollin vit se réaliser les trois prédictions de saint Jean-Marie Vianney : les deux jeunes gens guérirent à la suite des prières et le « petit ange » que réclamait le ciel s'y envola doucement (1)

 

 

(1) Mme Mollin, femme de foi profonde et de grand bon sens, a consigné elle-même tous ces détails dans une lettre adressée, le 22 novembre 1874, à Mlle Burlet, directrice du bureau de poste d'Ars. (Documents, N° 14)