III

 

« Je dois ma naissance à une intervention

de saint Jean-Marie Vianney »

 

Il y avait une fois, comme disaient nos grand'mères, dans une jolie petite ville du Jura, à Poligny, où l'on visite la fameuse « pierre qui crie », il y avait une fois un brave garçon, natif du tout proche village de Miéry, qui s'était « engagé à maître » – ou placé en condition. Quand il avait quitté la campagne pour la ville, il ne pensait qu'à gagner honnêtement sa vie et aussi à rester bon chrétien, ainsi qu'il l'était dans la maison de son père.

Mais voici qu'il fit une rencontre et que ses idées changèrent. Tout le monde, dans le Jura, connaît le monastère des Clarisses de Poligny. Dans ce temps-là – c'était vers 1855 – le couvent avait pour aumônier un capucin, le R. P. Léonard, qui a laissé la réputation d'un vrai serviteur de Dieu. Notre jeune domestique se plaisait, les jours de dimanche et de fête, à visiter la chapelle des Soeurs, dont il goûtait le pieux recueillement. Là, il vénérait avec une particulière dévotion les précieuses reliques de sainte Colette de Corbie. Le Révérend Père, ayant remarqué ce jeune homme, l'aborda. On lia connaissance. De plus en plus, au petit parloir des Soeurs, puis à la maison des Capucins, les entretiens se prolongèrent. Il existait, à Poligny, une paire d'amis de plus.

Or être jeune, pieux, fréquenter un fils de saint François et désirer lui ressembler sont, on le sait, quatre choses inséparables. Le jeune domestique voulut donc se faire capucin. Le P. Léonard n'y vit pas d'inconvénient, au contraire : cet excellent garçon lui paraissait digne de toute confiance ; sa conduite était édifiante et il avait dans son entourage bonne renommée.

 

Cependant, avant de faire le pas définitif, l'aspirant à la vie séraphique se sentit venir quelque hésitation. N'avait-il pas cédé avec trop de hâte à la fascination de cette bure franciscaine dont déjà, dans ses rêves, il se voyait revêtu ?... Le Révérend Père, ne comprenant rien à pareil scrupule, exhortait son néophyte à passer outre, quand l'idée vint à ce bon jeune homme d'imiter tant de gens qui, dans leurs embarras, allaient consulter un prêtre que l'on appelait le Saint et qui était curé d'une humble paroisse du diocèse de Belley.

Le nom d'Ars en effet était alors sur toutes les lèvres. Les personnes pieuses du Jura ne prenaient aucune décision grave sans voir auparavant M. Vianney. Celui-ci était bien connu des Pères Capucins, qui l'avaient en haute estime : n'avait-il pas été reçu dans le Tiers Ordre de Saint-François par un Père du Couvent lyonnais des Brotteaux, à Ars même, en l'année 1848 ? Le P. Léonard encouragea le domestique à cette suprême démarche. Pour lui le résultat ne laissait aucun doute : le noviciat compterait bientôt un nouveau et fervent novice. L'homme propose...

 

Arrivé à l'église d'Ars, notre Jurassien prit rang parmi les hommes qui, massés dans le choeur, s'apprêtaient à l'audience du saint Curé. Il vit ces pénitents venus, pour la plupart, de bien plus loin que lui et dont plusieurs allaient trouver le courage de rompre avec un passé de désordre et d'égarement. Leur silence, leurs larmes le touchèrent beaucoup. M. Vianney confessait les hommes dans la sacristie. L'attente fut longue. Enfin le tour du jeune domestique arriva. La tige de fer qui défendait l'accès de la sacristie retomba pour lui laisser passage. Il était aux genoux de l'homme de Dieu.

Il se confessa, reçut sa pénitence et quelques avis. « Mon Père, demanda-t-il soudain, que pensez-vous de la résolution que j'ai formée de me faire capucin ? »

Le saint, fixant avec douceur son candide pénitent, se mit à sourire. Et le jeune homme de songer : « Ça y est ! Le P. Léonard avait raison ! ». Cependant, après un court silence, M. Vianney donna sa réponse, et d'un ton sans réplique :

« Non, mon enfant, vous ne vous ferez pas capucin. Vous vous marierez et vous aurez beaucoup d'enfants ».

Le dernier mot était dit. Subjugué mais tranquille malgré l'écroulement subit de son rêve, l'ami du P. Léonard se recueillit pour l'absolution et s'éloigna le cœur content, comme un homme qui vient de déposer un lourd fardeau.

Il retourna au pays et, sans rien perdre de ses habitudes pieuses, il se maria.

 

C'est de l'un de ses fils, devenu missionnaire en Chine, le R. P. Joseph Cornet, que nous tenons ces intéressants détails.

« Personnellement, nous disait-il en terminant son récit, le 11 août 1927, je suis le deuxième enfant sur neuf, dont sept sont encore vivants... Je dois donc ma naissance à une intervention de saint Jean-Marie Vianney...

Les circonstances qui entourèrent le mariage de mon père sont de nature à nous faire croire que ce mariage était véritablement voulu de Dieu et que c'était dans le livre des destinées de mon père que le Voyant d'Ars avait lu.

Y avait-il lu que, parmi ces nombreux enfants promis, il y en aurait un qui s'en irait aux confins du monde prêcher l'Évangile ? Qui sait ?... Ai-je, oui ou non, raison de dire que je dois l'existence au saint Curé d'Ars ? »