VII

 

« Mariez-les »

 

Voici un fait d'intuition particulièrement délicieux. Bien qu'il ait paru déjà dans notre biographie du Curé d'Ars (pages 574-575), nous n'hésitons pas à le publier dans ce volume, parce qu'il nous sera loisible d'en donner ici la documentation complète. Elle est contenue dans un billet que déposa au presbytère d'Ars, pendant la grande guerre, un noble pèlerin accouru du front.

 

Ars, le 7 mai 1918

 

Monsieur le Curé,

 

A cette époque si troublée où la voix du canon domine tout, vous avez dû être bien surpris ce matin en voyant arriver à Ars un pèlerin que vous pouviez connaître, mais que rien ne vous faisait attendre.

Il venait du pays vosgien, face à l'ennemi, pour prier le saint Curé de protéger nos pauvres soldats et sa famille.

Il était venu, il y a quarante-sept ans, faire un premier pèlerinage à Ars, la veille de son engagement au 5e chasseurs à cheval, conduit par son père, le comte Édouard de Warren, et par sa mère, la comtesse Pauline de Warren. Un ami l'accompagnait, qui se préparait alors à Saint-Cyr et qui est aujourd'hui général commandant sur le front.

Depuis ce jour béni où il se recommandait ainsi que son ami au saint Curé Vianney, il ne cessa d'espérer y revenir pour un deuxième pèlerinage.

Habitant les Vosges avec sa nombreuse famille, il aimait à parler d'Ars avec toutes les personnes qui y étaient allées, et il se sentait lui-même religieusement attiré vers elles.

Un jour – c'était à Saint-Di頖 la Providence lui fit rendre visite à une grande dame de son pays, la baronne de Lacomble, dont le fils était receveur particulier des Finances en cette ville.

Or, sans qu'elle fût renseignée le moins du monde sur la dévotion particulière qu'il avait lui-même pour ce saint prêtre, cette pieuse baronne se mit à lui parler de M. Vianney.

Voici en quelques mots son récit, que je vous transmets très fidèlement, car il m'est resté gravé dans l'esprit et dans le coeur.

 

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« J'étais veuve, j'avais deux fils. J'appris un jour que le cadet s'était épris d'une charmante jeune fille de quinze ans, alors que lui en avait à peine dix-huit !

Bientôt je reçus une lettre où ce grand garçon, tout en me demandant mon consentement avec une affectueuse délicatesse, se disait résolu à poursuivre son idée. Nous échangeâmes des lettres ; rien ne put l'ébranler dans sa décision.

J'étais seule et je ne savais auprès de qui prendre conseil.

Cependant on parlait beaucoup de la sainteté de M. le Curé Vianney. Après de ferventes prières, je résolus d'entreprendre le pèlerinage d'Ars. Mais cette pauvre petite paroisse était si lointaine !... Oh ! Ce n'était pas un voyage d'agrément, bien sûr. C'était vers 1848. On allait à Paris en diligence, et à plus forte raison à Ars avec le même véhicule. Rien ne me rebuta.

Après trois jours de diligence, j'arrivai enfin, n'ayant pas cessé de prier tout le long du chemin, demandant à Dieu de connaître sa volonté. J'avais vaincu une première difficulté, celle du voyage, mais je n'avais pas pensé à la seconde qui était de pouvoir aborder le saint Curé.

Malheureusement, je ne pouvais séjourner que peu d'heures dans le village, et j'appris que, pour parler à M. Vianney, il fallait attendre indéfiniment son tour !

 

J'entrai à l'église... Depuis la grand'porte jusqu'au confessionnal, pas une place n'était libre ! Assise au tout dernier rang, au delà du bénitier, je me désolais et songeais à repartir.

Malgré moi, pourtant, mes yeux se fixaient sur la chapelle de saint Jean-Baptiste où confessait le Curé d'Ars. Et de quel cœur je priais !...

Alors, quels ne furent pas mon étonnement, mon émotion, quand je vis soudain un prêtre à cheveux blancs sortir de la chapelle et prendre dans la nef une direction qui semblait être la mienne ! Il s'avance, en effet, sans s'attarder nulle part... Il me regarde... C'est bien vers moi qu'il vient... J'étais plus morte que vive. Il s'arrête, il se penche, il murmure à mon oreille :

« MARIEZ-LES, ILS SERONT TRÈS HEUREUX ! »

Et il retourne à son confessionnal.

Or tout le monde avait ignoré mon voyage, personne n'avait pu annoncer ma visite à M. Vianney, et il ne m'avait jamais vue.

Dieu lui avait accordé une fois de plus, pour moi, une mère inquiète et troublée, ce don merveilleux d'intuition qui lui faisait lire dans les âmes pour les éclairer ou les réconforter au milieu de leurs doutes comme au milieu de leurs défaillances ».

 

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* *

 

Comment, cher Monsieur le Curé, aurais-je pu, après ce récit d'un témoin aussi authentique et d'une âme si vraiment pieuse, ne pas désirer revenir à l'endroit où a eu lieu ce fait que j'appellerais un miracle ? Car tout s'est passé ainsi que M. Vianney l'avait prédit. Le ménage de Lacomble fut très heureux et donna toujours le bon exemple.

Confiant encore dans l'intercession de votre saint prédécesseur, je suis venu à Ars, Monsieur le Curé, pour obtenir bien des grâces. Je vous supplie de les demander pour moi, certain d'être exaucé en déposant ma requête aux pieds de sainte Philomène.

Veuillez agréer l'hommage de mon profond respect,

 

Vicomte Anselme de WARREN.