Deuxième partie : VIEILLES FILLES

 

 

I

 

Ce qui fut dit à Mlle Charvet

 

 

Mlle Philiberte Charvet, tailleuse de son état, habitait Saint-Étienne-sur-Chalaronne, dans l'arrondissement de Trévoux. C'est le pays de la plaine, la Dombes, dont les vallonnements légers épousent les courbes des ruisseaux ou des rivières ; c'est aussi dans l'Ain la partie relativement tempérée ; car dans le montagneux Bugey, par exemple, en certaines années, il fait, d'octobre en mars, un froid terrible. Et les gens de la Dombes, habitués à leur climat humide, n'émigrent pas sans quelque imprudence parmi ces hauteurs-là.

Vers 1846, Mlle Charvet, personne pieuse, sage et rangée, fut demandée pour servante par M. le curé de Souclin. Souclin est une paroisse située dans les premiers contreforts des montagnes du Bugey.

La demande de M. le curé de Souclin laissa Mlle Charvet perplexe. Pour couper court à toute hésitation, avant de dire oui ou non, elle voulut prendre l'avis de M. Vianney. Ars, d'ailleurs, est assez proche de Saint-Étienne-sur-Chalaronne.

« Mon Père, dit-elle quand elle aborda le saint Curé, je suis demandée comme servante...

— Non, mon enfant, n'allez pas où l'on vous demande ; l'air y est très vif : vous tomberiez malade, et quand vous reviendriez chez vous, vous auriez perdu vos pratiques et vous en seriez bien fâchée. »

 

Bien qu'elle eût appris déjà au sujet du Curé d'Ars des choses surprenantes, l'étonnement de Mlle Charvet fut profond de se voir devinée ou mieux, connue à ce point. M. Vianney ne l'avait jamais vue, sans aucun doute aussi n'avait jamais entendu parler d'elle ; puis comment le saint savait-il qu'elle avait des pratiques, comme une tailleuse peut en avoir, et qu'on lui offrait de venir dans un pays de montagnes où l'air est spécialement vif : ce qui est vrai de la paroisse de Souclin où la brise d'été elle-même est parfois plutôt réfrigérante ?...

Il n'en fallait pas tant pour convaincre Mlle Philiberte Charvet. Elle écrivit tout de suite à M. le curé de Souclin qu'elle ne pouvait se mettre à son service, pour raison de santé.

 

Elle s'en retourna à Saint-Étienne-sur-Chalaronne, où elle reprit son aiguille, tout en continuant d'aider aux œuvres paroissiales.

Quelques mois plus tard, M. l'abbé Jambon, curé de Saint-Étienne, étant tombé malade, Mlle Charvet repartit pour Ars à la tête d'une délégation de pieuses paroissiennes.

Ensemble elles solliciteraient du serviteur de Dieu la guérison de leur pasteur.

Arrivées de nuit, elles prirent un peu de repos, puis, vers deux heures du matin, elles entrèrent à l'église. Mlle Charvet, on ne sait par quel tour de faveur, put aborder presque aussitôt M. Vianney, dans la chapelle même de saint Jean-Baptiste ; de là, il est facile de le constater, on ne voit rien de ce qui se passe dans la nef. « Faites approcher les personnes qui sont avec vous », dit le saint. Elles vinrent et il les bénit toutes ensemble, sans leur donner le temps d'indiquer le but de leur voyage.

Vers huit heures, les paroissiennes de M. Jambon purent entrer à la sacristie où elles virent un instant M. Vianney, qui venait de célébrer sa messe.

« Mon Père, dit Mlle Charvet, nous vous recommandons bien notre curé.

— Faites ce que vous voudrez, répondit le serviteur de Dieu, c'est son heure. »

M. le curé de Saint-Étienne-sur-Chalaronne décéda deux ou trois jours plus tard.

 

En novembre 1878, Mlle Philiberte Charvet, revenue en pèlerinage, raconta ses souvenirs à M. Ball à qui elle en garantit la parfaite exactitude. « La personne, atteste le vénéré chanoine, me paraît tout à fait digne de foi. » (1)

 

 

(1) Documents, Nos 57 et 58.