III

 

Les deux sœurs

 

Voici, dans la vie de saint Jean-Marie Vianney, un des premiers faits d'intuition dont on ait gardé souvenance. – La date en est connue : c'était le jeudi 14 août 1828 – Il y avait donc dix ans et six mois qu'il se trouvait à Ars, et déjà sa réputation de vertu était assez grande pour qu'on vînt des localités voisines lui demander des conseils, voire même l'interroger sur les événements à venir.

En cette vigile d'Assomption, deux jeunes filles de Fareins – la paroisse où justement à cette époque M. Vianney faillit devenir cur頖 vinrent à Ars pour s'adresser à lui en confession. L'une s'appelait Marie Duclout ; l'autre, Eugénie Bernard. Eugénie était sur le point de se faire religieuse, malgré l'opposition pénible qu'elle rencontrait dans sa famille. Et elle désirait obtenir d'un prêtre que beaucoup déjà considéraient comme un saint un encouragement suprême.

Elle s'ouvrit à M. Vianney de sa pieuse détermination.

« Non, mon enfant, répondit le Curé d'Ars, vous ne vous ferez pas religieuse. Vous resterez auprès de vos parents et vous mourrez dans votre famille. C'est votre sœur qui sera religieuse.

— Plaît-il, mon Père ?...

— Votre sœur, et non vous... »

Mlle Bernard eût voulu répliquer qu'il y avait là erreur sur les personnes ; que sa sœur Jeanne-Marie était mariée depuis peu à un cousin de santé robuste, Étienne Bernard ; qu'elle se trouvait fort heureuse en ménage... La pénitente n'en put dire aussi long, le guichet s'étant refermé.

 

Au retour, sur la route d'Ars à Fareins, Eugénie Bernard laissa échapper son secret.

« Sais-tu, Marie, ce que m'a dit M. Vianney ? Il m'a dit que ce serait Jeanne qui se ferait religieuse, pas moi. Que déciderais-tu à ma place ? »

Marie Duclout vénérait le Curé d'Ars.

« Tu n'as qu'à obéir, répondit-elle.

— Oui, j'attendrai et je verrai venir », conclut Eugénie dont les yeux se mouillaient de larmes.

Elle se garda bien de révéler quoi que ce fût à sa sœur Jeanne-Marie.

 

Un an et demi après l'étrange pèlerinage, le couvent des Ursulines de Villefranche-sur-Saône se refermait sur une jeune femme en grand deuil. Étienne Bernard n'était plus. Après lui avoir rendu les derniers devoirs, Jeanne-Marie, éclairée par ce coup terrible sur l'inanité des terrestres bonheurs, accourait se donner à Dieu... Elle mourait sous le voile après douze années saintement remplies.

Et sa pauvre jeune sœur ? La paix descendit dans son âme. Elle attendit encore, encore. Les années s'écoulèrent pour elle au sein de sa famille. Elle se dévoua à ses vieux parents, vécut pieusement et humblement, pour s'éteindre parmi les siens en prédestinée.

C'est Marie Duclout, sa compagne d'autrefois, qui, devenue religieuse sous le nom de Sœur Saint-Lazare, refit le pèlerinage d'Ars et conta à M. l'abbé Toccanier ces événements dont elle avait été le témoin. (1)

 

 

(1) M. Ball a pris également note de ces faits sous le N° 13 de ses Documents.