VI

 

Une « mission » au Danemark

 

C'était loin des rives de France, sur les côtes danoises, à l'aube du dimanche 11 mai 1856, en la fête de la Pentecôte. Un petit vapeur abordait au port de Copenhague que l'on devinait à peine, ce matin-là, à travers la froide brume. Un vent glacial soufflait en tempête, secouant les mâts, sifflant à travers les cordages. Les passagers étaient montés sur le pont, pâles et transis, heureux malgré tout de toucher enfin au terme du long voyage.

Parmi eux se trouvaient quatre femmes vêtues de noir qui semblaient tout à fait étrangères à ces contrées du Nord. Grelottantes dans leurs habits trop minces, elles s'étaient blotties les unes contre les autres, aussi près que possible de la cheminée du vapeur. L'une d'elles, presque évanouie, s'appuyait sur ses compagnes ; elle avait souffert horriblement du mal de mer pendant la traversée ; des vomissements de sang avaient épuisé ses forces. On eût dit une agonisante.

Ces quatre femmes étaient des Sœurs françaises, de la Congrégation de Saint-Joseph de Chambéry. « Sécularisées » pour la circonstance, elles apportaient, cachés au fond d'une malle, leurs vêtements de religion. Mais que venaient-elles faire en ce pays luthérien d'où tous les religieux, toutes les religieuses étaient chassés depuis trois cents ans ? Elles venaient, sur l'ordre de leurs supérieurs, renouer des traditions séculaires, replanter dans un sol, bien ingrat en apparence, l'arbre immortel de la vraie foi et de la vraie charité.

Les passagers du vapeur eurent bientôt fait d'escalader la passerelle et de s'élancer dans les bras qui se tendaient vers eux. Les quatre Françaises, que personne ne semblait attendre, débarquèrent après tous les autres. Bientôt le quai fut à peu près désert...

 

Cependant, tandis que la foule s'écoule vers la ville, une jeune fille s'est rapprochée de ces personnes vêtues de deuil. Elle les aborde et, dans un français suffisamment correct, elle leur demande : « Ne venez-vous pas de Chambéry ? ». Puis, sur leur réponse affirmative : « Eh bien, suivez-moi ».

En route on s'explique. Cette demoiselle habite Copenhague, mais elle a aussi habité en France, en Savoie. C'est là qu'elle est devenue catholique, étant gouvernante des enfants du marquis de Costa. Ce M. de Costa avait été « ministre de France » à Copenhague. Or elle, toute petite et humble qu'elle était, elle avait résolu, une fois revenue en Danemark, d'y amener les Sœurs de Saint-Joseph de Chambéry, qu'elle avait appris là-bas à estimer et à aimer.

Ah ! Cela n'avait pas été tout seul !... Cela même n'irait pas tout seul à l'avenir ; car il restait encore beaucoup à faire pour que réussît la fondation nouvelle. « Pensez donc, mes chères Sœurs, qu'il n'y a encore au Danemark que six cents catholiques ; et, comme la plupart sont des Allemands immigrés, c'est en allemand que, d'ordinaire, se font les prédications et les catéchismes.

— Et combien de prêtres pour ces six cents catholiques ?

— Trois, mes Sœurs, trois seulement. Et songez que le libre exercice du culte n'existe ici que depuis quinze ans pour les papistes.

— Pour les papistes !

— Oui, c'est ainsi que nous nomment les luthériens. Bien mieux, comme les immigrés catholiques habitent les quartiers les plus pauvres de Copenhague, savez-vous comment des journaux nous appelaient il y a peu de temps ?

— D'un joli surnom, sans doute ?

— Oui, appréciez la saveur et la charité des termes : « un rassemblement de gueux » !

— Mon Dieu, nous n'y changerons pas grand'chose !

— Mais, pourtant, mes Sœurs, ici, après avoir passé dans l'opinion pour être pauvres, vous avez fini par passer pour être riches.

— Riches, nous ?... Mais, mademoiselle, vous plaisantez.

— Point du tout. On dit, parmi les catholiques de Copenhague, que vous êtes riches et que vous n'aurez nullement besoin du secours des fidèles pour bâtir un hôpital...

— Bâtir un hôpital, nous !... Mais, ma chère demoiselle, il y a malentendu. Notre supérieure générale, Mère Marie-Félicité, compte bien, au contraire, que tout est prêt ici pour nous recevoir, que l'on va pourvoir à nos besoins, et que l'hôpital en question, ce sont des catholiques riches qui le feront construire.

— Que dites-vous là, mes Sœurs ? Hélas ! Des catholiques riches, il n'y en a pas parmi nous. Nos prêtres qui vous ont demandées à Monseigneur l'archevêque de Chambéry ne l'ont fait que parce qu'ils vous croyaient capables...

— Capables de bâtir nous-mêmes cet hospice !... Mais alors qui donc les a trompés à ce point ?...

— Hélas ! Mes Sœurs, c'est moi, et sans le vouloir, croyez-le bien. Pour gagner les catholiques à votre cause, j'ai... exagéré un peu, beaucoup même peut-être...

— Oh ! À présent, nous comprenons pourquoi notre Révérende Mère est demeurée si longtemps indécise. Pendant six mois, elle a attendu des renseignements... qui ne sont point venus. Il a fallu que Monseigneur l'Archevêque prît l'affaire en main. Parties de Chambéry voilà dix-huit jours, nous voici au port, enfin !...

— Et avec quelle déception !

— Non, mademoiselle, pour qui ne veut qu'obéir à Dieu il n'y a point de déception. D'ailleurs, nous sommes tranquilles.

— Tranquilles !

— Oui, car nous apportons avec nous les encouragements d'un saint, d'un saint encore vivant.

— Vous connaissez un saint vivant, un vrai ?

— Oui, mademoiselle, nous avons reçu, pour venir ici, les encouragements du CURÉ D'ARS.

 

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* *

 

En devisant de la sorte, les Sœurs Anne-Thérèse, Marie-Stéphanie, Marie-Placide et Anne-Sophie, guidées par l'ancienne gouvernante des Costa, descendirent la rue de la Douane, puis suivirent la rue de Norvège, aujourd'hui rue de Bredgade.

C'était dans cette rue, où commence le quartier le plus élégant de Copenhague, qu'était situé l'asile destiné aux quatre religieuses de Saint-Joseph : une maisonnette, cachée dans le fond d'une cour et dont la seule partie vraiment habitable était un sous-sol ; l'étage, si l'on peut appeler cela un étage, consistait en un grenier éclairé d'une lucarne. L'immeuble apparaissait aussi peu gai que possible, et pour le rendre plus lugubre encore, il était adossé au mur d'un cimetière. Mais tout de suite le clair sourire des Sœurs françaises chassa cette tristesse, illumina cette ombre.

La visite du logis, composé de trois pièces, ne fut pas longue. En vérité, les nouvelles venues s'attendaient à quelque chose de mieux ! Tandis qu'elles prenaient quelque nourriture – ce matin-là encore, il était inutile qu'elles songeassent à communier – la jeune danoise continua de les questionner. Elle s'adressait de préférence à celle qui lui semblait conduire la petite troupe, à sœur Anne-Thérèse, qui, effectivement, était la supérieure. Malgré leur extrême fatigue, Sœur Anne-Thérèse et ses compagnes surent contenter leur introductrice en pays danois.

 

Voici en effet ce qui s'était passé à l'automne dernier. Mère Marie-Félicité était donc très indécise au sujet de l'envoi de ses Filles à Copenhague. Une crainte la torturait : ne suis-je pas gravement imprudente, pensait-elle, de songer à une telle fondation ? Enfin, un beau jour d'octobre 1855, la Supérieure générale prit avec elle Sœur Marie-Colombe, directrice de l'orphelinat de filles à Chambéry, et les voilà toutes deux en route pour Ars.

Elles arrivèrent dans le village un peu après onze heures du matin. C'était pendant que M. Vianney faisait aux pèlerins son catéchisme habituel. Comme en cette saison le nombre des étrangers allait diminuant, les deux religieuses purent pénétrer dans l'église et entendre le saint Curé.

Mère Félicité lui parla ensuite au confessionnal. Elle n'eut pas besoin d'entrer en beaucoup de détails. Sans hésiter, le serviteur de Dieu approuva cette fondation qu'avaient jusque-là désapprouvée tant de sages personnes consultées par la Supérieure.

« Allez en avant, dit le Curé d'Ars. Il sortira beaucoup de bien de cette mission. Le moment viendra où la province de Danemark aidera la maison-mère. »

Mère Félicité crut aux prédictions du saint, si invraisemblables qu'elles pussent paraître. Elle repartit pleine de confiance. Et ce sont ces paroles mêmes qu'elle avait transmises comme un encouragement, comme un espoir certain, comme un mot d'ordre venu du ciel, aux quatre « fondatrices » de la mission danoise.

 

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Dans la matinée, à dix heures, les Sœurs françaises assistaient à la grand'messe de la Pentecôte dans la pauvre église catholique de Saint-Ansgaire. Là, elles se confièrent à cet Esprit de lumière et de conseil dont le secours leur serait si nécessaire au milieu de la solitude, de l'abandon où, contre toute attente, elles se trouvaient jetées. Elles demandèrent courage, elles résolurent de rester, de tenir, quoi qu'il dût arriver. Oh ! Du courage, comme elles faisaient bien d'en demander !

Pour comprendre cela, il faut avoir l'idée exacte de la situation où se trouvait alors l'Église au Danemark. De par la constitution de 1849, elle pouvait vivre en liberté, c'est entendu. Mais en 1856, toute l'humiliation, toute l'oppression de trois siècles persécuteurs pesaient encore sur les papistes. Ceux-ci, malheureusement, pliaient sous le fardeau : demeurés peureux, tremblants, ils se cachaient, trop contents qu'on ne les inquiétât plus...

Et voilà que des religieuses étrangères survenaient dans le temps même où il leur plaisait, à eux, de garder l'incognito ! Mais elles allaient les trahir ; mais elles étaient pour eux un péril, ces Sœurs françaises ! Hélas ! Pendant des mois, les prêtres eux-mêmes dont les démarches avaient amené nos Sœurs à Copenhague dans l'espoir qu'elles relèveraient cette pauvre mission humiliée, les prêtres eux-mêmes, dont le curé de Saint-Ansgaire, ne pensèrent pas autrement.

 

Pourtant, il fallait vivre. Pour payer leur nourriture et leur loyer – qui leur eût dit en partant de France qu'on ne leur fournirait même pas, au Danemark, un logement gratuit ? – les religieuses de Saint-Joseph durent faire de la lingerie... Nouvelle déception ! Le grand magasin pour lequel elles travaillèrent d'abord, les volait à même, profitant de leur ignorance de la langue et des usages ! Elles fabriquèrent ensuite des fleurs artificielles. Un luthérien, qui avait visité Rome et qui en avait gardé quelque sympathie pour le Papisme, eut pitié de ces pauvres nonnes catholiques : il leur paya une seule rose cinquante écus.

Enfin, une grande dame protestante, la comtesse Holstein-Ledreborg, française d'origine, vint au secours des Sœurs de Saint-Joseph dans une heure des plus critiques. Sans cette bienfaitrice inattendue, leur fondation disparaissait. Des catholiques, trompés et méfiants, avaient écrit à l'archevêque de Chambéry pour réclamer leur rappel en France ! La comtesse, voyant nos religieuses près de perdre courage, les supplia de rester, afin de créer et de répandre un jour dans sa patrie d'adoption ces belles œuvres de bienfaisance qu'elle avait admirées, bien que protestante, en son cher pays natal. La grande dame promit aux exilées volontaires qu'elle se chargerait de leur nourriture et de leur entretien.

 

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Bien des fois, au milieu de leurs épreuves, Sœur Anne-Thérèse, Sœur Marie-Stéphane, Sœur Marie-Placide et Sœur Anne-Sophie s'étaient rappelées la prédiction du Curé d'Ars.

Allez de l'avant ! – Elles s'étaient embarquées.

Il sortira beaucoup de bien de cette mission. – Elles espéraient.

Le moment viendra où la province de Danemark aidera la maison-mère. – Cela, par exemple, elles ne savaient qu'en penser, les pauvres Sœurs. Et pourtant cela arriva comme le reste ; l'événement justifia la prophétie entière.

Un beau matin, toutes quatre, prenant leur courage à deux mains, sortirent vêtues de leur habit de religion. Le curé de Saint-Ansgaire, les apercevant ainsi à l'instant où, tourné vers les fidèles, il allait entonner le Dominus vobiscum de la grand'messe, en demeura, dit-on, comme figé. Mais les fidèles approuvèrent l'audace des Sœurs et en devinrent eux-mêmes plus vaillants.

Six mois seulement après leur arrivée, elles avaient la joie de pouvoir travailler selon leur vocation et l'esprit de leur Institut. Une saltimbanque leur offrit de s'occuper de sa fillette, un malheureux petit être de vingt-deux mois dont elle avait disloqué ou plutôt brisé les membres pour en faire une acrobate. L'enfant reçut, dans leur pauvre logis, un accueil plein de tendresse. Bientôt une autre petite malheureuse était confiée aux religieuses de Saint-Joseph.

Puis on apprit dans les milieux plus aisés que ces religieuses s'occuperaient volontiers de l'instruction et de l'éducation des jeunes filles. Une dame anglaise fut la première à leur amener les siennes. Le bail du sous-sol venant à expirer, les Sœurs, grâce à un généreux donateur, M. Richard, originaire de la Savoie, louèrent, rue de Frédéricia, un appartement simple mais spacieux, où elles s'installèrent avec vingt écolières et six orphelines... Le bien, en vérité, commençait à sortir de cette mission !

 

Et aujourd'hui ?

Aujourd'hui, la province de Danemark compte environ 500 religieuses, réparties en 26 maisons. Elle a même essaimé, en envoyant deux colonies de Sœurs en Islande. Des écoles florissantes – parmi lesquelles il faut citer la grande école supérieure de Frédériksberg avec ses 500 élèves – sont tenues là-bas par Saint-Joseph de Chambéry. Cet hôpital, très hypothétique, que les « riches » religieuses de France, selon l'espoir des catholiques danois, élèveraient sans qu'ils dussent bourse délier, a été construit en effet, mais bien après 1856. En 1874, s'élevait à Copenhague l'hôpital de Saint-Joseph, dû aux libéralités des catholiques... et même des protestants. Ceux-ci craignaient la « propagande ». « Ces dames n'ont pas besoin de dire un mot, répétait-on parmi eux ; leur présence seule suffit pour attirer les gens au catholicisme. » Mais, comme le généreux acheteur de la rose en papier, ils s'inclinèrent devant le dévouement des nonnes catholiques, et l'hôpital put avoir le développement rêvé. Plusieurs autres furent construits après celui-là : ceux de Frédéricia, de Reykjavik, de Horsens, d'Aarhus...

Décidément, le bien sort de cette mission.

Plus encore. Le moment est venu où la mission de Danemark a aidé et aide la maison-mère.

Quand une loi abominable ferma en France les écoles dirigées par les Sœurs françaises, la province de Danemark accueillit plusieurs religieuses âgées et aida les autres de ses ressources particulières. Actuellement encore, cette province s'intéresse à des œuvres très pauvres en des paroisses où les religieuses de Saint-Joseph de Chambéry secondent le clergé.

Ainsi, la province de Danemark se ressent toujours de ses origines quasi miraculeuses. C'est une fleur du Nord qui a été semée, qui a grandi, qui s'est épanouie sous la bénédiction de saint Jean-Marie-Baptiste Vianney, Curé d'Ars. (1)

 

 

(1) Ce « fait d'intuition » a été conté d'après les souvenirs encore bien présents de la Révérende Mère Marie-Ambroisine, supérieure de l'école catholique d'Aalborg (Danemark). Cette religieuse a connu particulièrement la mère Marie-Colombe qui accompagna, en octobre 1555, sa Supérieure générale dans le voyage d'Ars. De plus, nous avons puisé maints détails dans Une page de l'histoire de la Mission dans le Nord. Les Sœurs de Saint-Joseph en Danemark, par H. Utke-Ramsing.