XIII

 

M. Clerc et son filleul

 

M. Charles Brunet, négociant à Culoz, comptait parmi ses clients un M. Clerc, qui habitait Anglefort – Anglefort est dans l'Ain, comme Culoz. Ce M. Clerc exerçait à la fois les professions d'horloger et de tisserand ; il devait encore être marguillier de sa paroisse. C'était un homme pieux et que les enfants du pays appelaient le saint.

 

Et voici l'entretien qu'eut un jour M. Brunet avec M. Clerc.

« Connaissez-vous Ars ? interrogea celui-ci.

— Pas encore.

— Moi, j'y suis allé. J'ai vu M. Vianney et je me suis confessé à lui. Vous savez, dans l'existence il y a toujours quelque chose qui tourmente. Au courant de ce qui se passait à Ars, j'ai voulu faire le voyage. Ah ! Ce n'était pas si facile qu'aujourd'hui.

« Arrivé dans le village à la nuit tombante, j'entre dans une hôtellerie. Soupe, pain et fromage. En payant mon dîner, je demande un lit.

— Est-ce pour plusieurs nuits ? questionne l'hôtesse.

— Oh ! non, je viens simplement pour voir M. le Curé. Je repars demain matin.

L'hôtelière se mit à rire.

— Dans ce cas, dit-elle, inutile de demander un lit. Vous ferez mieux de passer le temps à l'église. »

 

Il était dix heures peut-être. En faisant les cent pas, et je n'étais pas le seul, j'attends que la porte soit ouverte. Vers minuit, je vois une faible lueur éclairer les vitres de l'église. Je rentre. La nef, les chapelles s'emplissent. Des gens rapprochent des chaises pour attendre avec moins de fatigue. J'en fais autant. Après une heure ou deux, je ne sais plus, je me penche vers la personne qui, près de moi, semble sommeiller dans l'ombre.

— Mais, demandé-je, M. le Curé est-il bien à l'église ?

— Il y est sûrement, puisqu'il y confesse depuis l'heure de minuit. »

 

Or, vers trois heures et demie, M. Vianney sortit du confessionnal où à ce moment ne passaient que des femmes, vint à moi et me dit : « Puisque vous voulez repartir par la première voiture, allez derrière le maître-autel ; il y a là un autre confessionnal. Bientôt je serai à vous ».

Ces paroles me surprirent extrêmement, car le Curé d'Ars ignorait certainement ma présence. J'étais d'ailleurs comme invisible là où je me tenais, c'est-à-dire tout au fond de la nef où l'obscurité était quasi complète. Et pourtant il savait...

Il me confessa, me donna ses conseils, et il me dit en terminant :

— Il vous arrivera une affaire dans votre vie. Mais ne craignez pas la dépense ; ce sera tout pour la gloire de Dieu. »

 

« Bien des années après, j'allai assister dans l'église de Peyrieu à la première communion d'un filleul. Après la cérémonie, je lui demandai :

— Que seras-tu plus tard ?

— Mon parrain, je désirerais bien être prêtre. »

Aussitôt les paroles du Curé d'Ars me revinrent en mémoire, et le soir même j'en touchai un mot avec M. le Curé de Peyrieu, qui m'expliqua les dépenses à faire. J'acceptai tout ; j'ai tout payé. L'enfant aujourd'hui est prêtre. Oh ! Que je suis content ! » (1)

 

 

(1) Ce récit provient d'une lettre adressée en 1917 par M. Charles Brunet à Mgr Convert, curé d'Ars.