XIX

 

Le cadeau inutile

 

Mme Sermet-Décroze, d'Arbignieu, en plus d'une bonne chrétienne, était une femme de tête. Et elle avait son plan bien arrêté. Trois filles l'encadraient, dont le destin était réglé, ou presque. En tout cas, pour Anthelmine, l'aînée, jeune personne de dix-huit printemps, c'était chose entendue : Anthelmine était jolie, paraissait s'en douter, aimait la toilette : on marierait Anthelmine ; le fiancé était en chemin. Quant à Josephte, pieuse petite de seize ans, elle était faite pour la vie religieuse, c'était trop clair. La troisième fille ne donnant encore que de vagues signes de vocation, on verrait.

Ce on, c'était l'excellente maman, qui, toutefois, n'osant se fier aveuglément à ses propres lumières, partit pour Ars un beau jour de 1855. Désireuse d'être seule pour des affaires si graves et qui demandaient le secret, elle laissait à Arbignieu ses trois filles. A vrai dire, Mme Sermet n'était pas absolument sûre que ses projets correspondissent aux désirs de ses deux aînées. Pourtant, pendant le long voyage qu'elle fit, depuis les montagnes qui encerclent Belley jusqu'à l'humble village des Dombes, elle réfléchit encore, et s'affermit dans ses résolutions. Elle consulterait donc M. Vianney pour la forme, et c'est forte de son approbation qu'elle reviendrait auprès de ses filles.

Qu’on juge de son soudain haut-le-corps, lorsqu'elle entendit, le saint Curé lui dire de sa petite voix tranquille :

« Inutile, mon enfant, de vous entretenir dans ces pensées. Non, votre Josephte ne sera pas religieuse ; pas elle, pas elle ; une autre le sera chez vous, et plus tôt que vous ne pensez. »

 

Cette autre, qui était-ce, sinon la plus jeune des demoiselles Sermet-Décroze, celle pour qui on verrait ? Josephte n'entrerait pas au couvent, soit ! Mais puisqu'on marierait Anthelmine, il fallait aller au plus pressé. En passant par Lyon, au retour d'Ars, la mère fit pour son aînée l'emplette d'une belle robe. Toutefois, comme elle tenait à rendre compte de son voyage à M. l'abbé Martinand, curé d'Arbignieu, et à prendre ses conseils, elle eut le courage de garder caché le cadeau destiné à Anthelmine.

M. l'abbé Martinand écouta avec intérêt le récit de sa paroissienne et déclara, pour conclure, qu'il ne comprenait pas les décisions du Curé d'Ars... Peut-être aussi, ajouta le digne pasteur, y avait-il confusion dans les souvenirs de Mme Sermet-Décroze ?... Enfin qui vivrait verrait.

 

Le moment était donc venu d'étaler l'élégante robe aux regards de la fiancée de demain. Or la chatoyante soie lyonnaise ne produisit pas sur Mlle Anthelmine l'effet attendu.

« Ce n'est point là ce qu'il me faut, ma mère, déclara-t-elle. Cette robe m'est inutile : je veux me consacrer à Dieu dans la vie religieuse. »

A sa cadette Mme Sermet parla ensuite du couvent. Mais Josephte lui fit entendre par un geste significatif que le cloître était loin de sa pensée. Elle songeait à convoler en justes noces, et elle se maria en effet environ un an plus tard, le 26 février 1857, âgée seulement de dix-sept ans.

Sa sœur aînée, entrée d'abord au noviciat des Sœurs Maristes établi alors à Bon-Repos, mourut à vingt-cinq ans, nous le nom de Sœur Saint-Cyrille, au pensionnat de Saint-Étienne.

 

Et c'est M. l'abbé Denis Martinand, à qui Mme Sermet-Décroze avait révélé les prédictions du saint Curé avant leur accomplissement, qui a raconté comment elles se réalisèrent à M. Bertrans, vicaire général de Belley, dans une lettre du 11 septembre 1863. (1)

 

 

(1) Les Annales de Marie (dirigées par les Pères Maristes de Lyon) ont établi une enquête sur différents faits d'intuition attribués au saint Curé d'Ars. Dans le N° du 15 mars 1928, il est question du cas de Sœur Saint-Cyrille, et nous avons trouvé là de quoi compléter le récit de M. l'abbé Martinand.