XXI

 

L'image qui révèle un avenir

 

Mlle Eugénie Seurre, née en 1827, à Charolles, près de Paray-le-Monial, était l'enfant gâtée de parents fort riches. Bien qu'élevée très chrétiennement, elle ne voulait pas entendre parler des religieuses, dont elle ignorait d'ailleurs le genre de vie, ayant pris des leçons uniquement à la maison paternelle. Une de ses amies vint un jour lui faire ses adieux avant d'entrer au couvent ; la jeune espiègle ne trouva pas pour l'encourager et féliciter d'autres mots que ceux-ci : « Oh ! La sotte ! ».

Pourtant, chose inexplicable – inexplicable à qui refuse de voir l'action de Dieu dans les âmes – Mlle Seurre, aux heures plus recueillies, se surprenait à rêver d'une existence utile, où l'on se dévoue, où l'on se sacrifie pour le bonheur d'autrui, et alors l'idée de la vie religieuse se présentait... Mais bientôt elle la rejetait comme un cauchemar. Elle préférait rester dans le monde, où, pensait-elle, tout devait lui sourire ; son père ne lui avait-il pas révélé le chiffre probable de sa dot : 400.000 francs !

 

En 1848 ou 1849 – elle avait alors de vingt-deux à vingt-trois ans – cette petite originale fit un premier pèlerinage à Ars. Ce lui était facile en prenant un bateau sur la Saône.

« Mon Père, dit-elle au début de sa confession selon la formule consacrée, il y a tant de jours que...

— Oui, mon enfant, interrompit le saint Curé, vous vous êtes confessée et vous avez communié à l'occasion de telle fête... Vous auriez mieux fait de vous en abstenir.

— Oh ! mon Père, interrogea la pénitente effrayée, aurais-je donc fait une mauvaise communion ?

— Non, je ne dis pas cela. Mais vous n'aviez pas assez de contrition. »

Ainsi éclairée sur l'état de sa conscience, Eugénie comprit que jusque-là elle avait été une tiède, une négligente. Elle tint à faire une confession générale et reçut l'absolution avec toutes les marques d'un vif et profond repentir.

 

Lors d'un nouveau pèlerinage, une sévère leçon lui fut donnée, qu'elle accepta de bonne grâce – il y avait déjà en elle quelque chose de changé ! –. Agenouillée sur une chaise grossière, elle changeait fréquemment de position.

« Mon enfant, lui dit M. Vianney qui passait près d'elle, vous êtes bien mal à l'aise là-dessus. Vous seriez mieux à genoux par terre, n'est-ce pas ? Ça vous conviendrait mieux. »

Elle s'éloignait d'Ars plus soucieuse, plus mécontente d'elle-même... avec le désir d'y revenir encore.

 

« Mon Père, questionna-t-elle à un troisième voyage, voudriez-vous me dire ce qu'il faut que je fasse ?

— Ce qu'il faut que vous fassiez, mon enfant ?... Vous le savez très bien ; je n'ai pas à vous le dire. »

Sans plus attendre, Mlle Seurre quitte le confessionnal et se retire dans l'une des chapelles qui s'ouvrent dans la nef. Elle a hâte de réfléchir, de prier, de pleurer seule. La tête dans ses mains, elle voudrait, dirait-on, cacher à ceux qui l'entourent le trouble de son cœur.

Mais sur ses pas M. Vianney lui-même est sorti du confessionnal. Il va droit à la sacristie, s'accoude à cette vieille crédence qui jadis lui servit de pupitre quand, jeune curé, il composait ses longues instructions du dimanche et, de son écriture tremblée et nerveuse, il trace quelques mots au revers d'une image de piété. Puis s'adressant à une pénitente assise près de la sacristie :

« Allez porter ceci, je vous prie, madame, à une jeune personne vêtue d'une robe à petits carreaux blancs et jaunes et que vous trouverez à tel endroit de l'église. »

Il n'y avait pas à s'y tromper, le signalement état exact. La dame fit la commission, et Mlle Seurre accepta l'image. Elle lut : Celui qui fera et enseignera brillera au ciel comme une étoile. (1)

 

Tout un programme d'avenir, toute une vie était contenue pour Mlle Seurre en ces quelques paroles. Elle comprit : sa vocation serait de se consacrer à l'éducation chrétienne de la jeunesse.

Entrée à la maison-mère des Sœurs de Nevers, elle y fit profession le 2 juillet 1853, sous le nom de Mère Victoire. Mère Victoire devint en 1864 supérieure du magnifique pensionnat de Notre-Dame-des-Anges. Elle mourut en prédestinée le 29 janvier 1914, à l'âge de quatre-vingt-sept ans. Le seul regret qu'elle manifestât en ses vieux jours, c'était de n'avoir pas répondu immédiatement à l'appel de Dieu inscrit par le saint d'Ars sur l'image bénie : nature ardente sur laquelle les vanités mondaines gardaient encore trop d'emprise, elle ne s'y était décidée qu'après deux années d'hésitation et de combats. Mais alors elle s'était donnée tout entière.

Mère Victoire aimait à refaire par la pensée le pèlerinage d'Ars. Lui parlait-on d'un malade à convertir : « Je vais demander cela au saint Curé Vianney et à sa petite sainte Philomène », avait-elle coutume de répondre. (2)

 

 

(1) Inspiré de Daniel, XII, 3

(2) Ces détails proviennent en majeure partie d’une élève de la vénérable religieuse qui les a transmis à Mgr Convert le 9 juillet 1925. Les tenant de son ancienne maîtresse, elle les certifiait d'une rigoureuse exactitude. Nous avons complété notre récit grâce à une lettre adressée à Mgr Convert par M. le Curé de Saint-Étienne de Nevers le 4 août 1920.