XXIV

 

Les souvenirs de Mère Floribert

 

Originaire de Bény, petite localité située au nord du département de l'Ain, elle s'appela d'abord Rosalie Darnand. Entrée en 1856 au noviciat de la congrégation de Saint-Joseph de Bourg, soixante-deux ans plus tard, en 1918, toujours active et vaillante malgré ses quatre-vingt-deux ans, elle remplissait, à Bourg même, les lourdes et délicates fonctions de supérieure de la Maternité.

C'est en cette année 1918, dans la soirée du 15 décembre, que Mère Floribert voulut bien raconter ses souvenirs d'Ars à M. le chanoine Joly, aumônier de la Providence de Bourg, qui, revenu chez lui, les consigna immédiatement.

 

« ... Oh ! si vous voulez, il y a des souvenirs plus extraordinaires. Mais, puisque, dans ma jeunesse, j'ai eu la grande faveur de me confesser au Curé d'Ars, de l'entendre prêcher, de recevoir ses conseils, oui, je comprends, il ne faut pas laisser cela tomber tout à fait dans l'oubli.

Donc Rosalie Darnand avait vingt ans, et elle désirait ne plus vivre dans le monde. Une tante religieuse semblait d'ailleurs lui ouvrir le chemin. Cette bonne tante était sœur enseignante à Genay.

Or, en 1856, l'année de mes vingt ans, ma tante m'emmena passer quelques jours à Genay. J'étais sur le point d'entrer au noviciat. Genay est loin de Bény, puisque pour aller d'un bourg à l'autre, il faut traverser presque tout le département ; mais, très peu loin de Genay, il y a Ars.

Au retour de ces petites vacances, je fis halte bien volontiers dans la paroisse illustrée par M. Vianney. Je pus même me confesser à lui. J'avoue qu'il ne me dit rien de bien particulier. J'étais une âme bien simple, oh ! oui. Je lui parlai de ma vocation ; il me dit de la suivre. Et ce fut tout.

Après quelques mois de postulat, je reçus le saint habit et – voyez comme le bon Dieu arrange tout ! – je fus envoyée tout près d'Ars, à Savigneux, qui n'en est pas distant de trois kilomètres. Dans ce temps-là, dès la prise d'habit, on faisait son noviciat dans une communauté particulière.

Souvent, le jeudi, les religieuses de cette petite communauté allaient, avec quelques pensionnaires, assister au catéchisme que le saint faisait chaque jour de la semaine. L'après-midi, nous avions le plaisir de revoir nos Sœurs d'Ars chargées depuis une dizaine d'années de la maison de la Providence, fondée par M. Vianney. J'ai bien connu aussi la dévouée Catherine Lassagne, qui en avait été la première directrice.

Pour assister au catéchisme du saint, nous nous glissions comme nous pouvions dans le vestibule ou dans le fond de l'église. Plusieurs fois, il fallut, faute de places disponibles, rester à la porte. Je crois encore entendre sa voix grêle et élevée. Ses paroles partaient de son cœur comme des fusées d'amour. Ce qui me frappait surtout, c'était de voir de grands messieurs debout près de la chaire, qui demeuraient là sans un mouvement, comme retenant leur souffle, les yeux fixés sur le vénérable prêtre. Toute l'assistance, du reste, écoutait avec une attention profonde.

A d'autres moments, j'ai vu le saint Curé sortir de son confessionnal et faire signe à des personnes qu'il discernait dans la foule de passer avant leur tour.

 

M. Vianney avait accepté d'être le « confesseur extraordinaire » des religieuses de Savigneux. A tous les quatre-temps nous nous allions donc le trouver. C'était dans la matinée, vers neuf heures, que nous arrivions à l'église. À cette heure-là, le saint se trouvait d'habitude dans un confessionnal placé derrière le maître-autel où il recevait les messieurs, prêtres ou laïques. À peine prévenu de notre arrivée, il quittait ce confessionnal et il se rendait à celui de la chapelle de saint Jean-Baptiste en écartant de ses mains nerveuses les chaises qui lui barraient le passage. A ce moment, il n'y avait pas toujours foule sous le clocher et dans la nef, parce que les femmes, à qui l'on distribuait des numéros d'ordre, sortaient aux abords de l'église pour prendre l'air.

Les confessions que j'ai faites à M. Vianney du temps que j'étais à Savigneux ne m'ont pas laissé, non plus, d'impressions bien spéciales. Le saint Curé était assez bref avec ses pénitents, et il n'était pas plus long pour nous.

 

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En 1858, les religieuses de Savigneux furent rappelées à la maison-mère. Nous allions donc changer de résidence. C'était du moins à prévoir. Je me plaisais beaucoup dans ce pays, et mes compagnes non moins que moi. Nous ne pûmes cacher notre peine à M. Vianney à qui nous allâmes faire nos adieux.

« On va vous envoyer bien loin, nous dit-il. Mais allez-y avec confiance : vous y ferez beaucoup de bien. »

Puis il fouilla dans une de ses poches et il en tira un chapelet à gros grains monté en argent qu'il donna à ma supérieure... Il chercha encore dans sa poche. Hélas ! Plus rien.

« Allons, mon enfant, me dit-il, ne vous inquiétez pas. Vous aussi, vous aurez un souvenir. »

Il me conduisit jusqu'au palier de sa chambre. Du seuil, je l'observais. Il ouvrit, au-dessous de sa bibliothèque, un petit meuble qui s'y voit encore et il y prit un livre qui était à son usage. Il me le donna. Mon Dieu ! Que j'étais heureuse ! C'était la Pratique de l'amour de Jésus-Christ, par saint Alphonse... Oh ! certes, je ne vaux pas grand'chose ; mais tout de même ce livre, soit à cause du grand saint qu'il me rappelle, soit aussi par son contenu, a bien contribué, je crois, à me maintenir dans les sentiments dont doit vivre une religieuse. Et j'en demeurerai jusqu'à la fin reconnaissante à celui qui, pendant deux ans, fut un peu mon Père en Dieu. Je conserve son cadeau comme une précieuse relique.

 

Ainsi que l'avait fait entrevoir le Curé d'Ars, les religieuses de Savigneux furent envoyées à ce qui semblait être, dans ce temps-là, le « bout du monde » de notre Congrégation. Les Sœurs de Saint-Joseph possédaient une école « bien loin », dans la Nièvre, en un pays minier appelé Vieillemanay. Là, tout en nous consacrant à l'éducation des enfants, nous nous occupions encore de soigner des malades ; on nous chargea même de distribuer les aumônes aux pauvres. Par ces moyens divers, je ne suis pas éloignée de penser, faible instrument que j'étais entre les mains divines, qu'il se fit « beaucoup de bien » en ce pays, comme l'avait promis le saint Curé, pendant les vingt-cinq années que nous y vécûmes, ma chère supérieure de Savigneux et moi…

 

Ah !... J'oubliais de dire que j'avais une sœur un peu plus jeune que moi qui aspirait à la vie religieuse. Ma Josephte – c'était son nom – aurait tant voulu venir avec moi ! Je lui conseillai de consulter, comme je l'avais fait moi même, le saint Curé d'Ars. « Oui, mon enfant lui répondit le serviteur de Dieu, mais pas encore. » Josephte, docile, attendit.

M. Vianney ne s'était pas trompé. Survinrent de cruels deuils de famille qui laissèrent à ma pauvre petite sœur tout le soin du ménage. Ce n'est que plus tard qu'elle put à son tour réaliser le vœu de son cœur. Devenue Sœur Isidorine, elle mourut jeune, mais heureuse, à Izernore. »

 

Un essuyant une grosse larme, la vénérée Mère Floribert, dont le regard paraissait comme perdu en de lointains horizons cessa de conter ses souvenirs.