XXVIII

 

D'une mère qui, sans le vouloir, mit sa fille au couvent

 

Une demoiselle N. M. – que M. le chanoine Ball n'a pas désignée de façon plus claire – était fille unique. Créature charmante, elle faisait la joie de ses parents, l'objet de toute leur tendresse. Et comme la famille n'était pas sans fortune, les meilleurs partis de Saint-Bonnet-de-Tussieux, le village de l'Isère où Mlle N. M. avait vu le jour, se disputaient sa main. Seulement, elle ne savait sur lequel arrêter son choix. Elle désirait bien faire, la chère enfant, et connaître sur son avenir la volonté de Dieu ; aussi, tout naturellement, finit-elle par songer à l'interprète visible de cette volonté, le Curé d'Ars.

Le voyage était long, mais il valait la peine.

Tombée aux pieds de l'homme de Dieu, elle lui ouvrit candidement son cœur.

« Mon Père, vous voyez mes incertitudes. Veuillez me dire, je vous prie, quel est parmi tous ces partis qui se présentent celui que Dieu m'a réservé.

— Aucun de ces partis n'est fait pour vous, mon enfant.

— Aucun, mon Père ?

— Vous avez 20.000 francs de dot, et ces jeunes gens n'en ont pas autant. Attendez, mon enfant, et vous ne tarderez pas à rencontrer un époux bien digne de vous. »

 

Mlle N. M. accueillit docilement la décision du Curé d'Ars. Un seul détail avait suffi d'ailleurs pour asseoir sa conviction : dans ses confidences au serviteur de Dieu, aucune allusion à la fortune paternelle, ni à la dot promise... et cette somme de 20.000 francs dont parlait tout bonnement le saint était précisément celle que ses parents lui destinaient !...

Tout d'abord, elle ne vit dans le conseil rien de bien extraordinaire. Elle repartit le cœur en paix. Après tout, elle n'aurait qu'à attendre : la prédiction s'accomplirait.

Or elle était loin de soupçonner le sens véritable de l'oracle. Elle roulait encore sur la route de Saint-Bonnet lorsque soudain elle sentit s'opérer dans son âme une révolution étrange : il lui semblait que toutes ses inclinations étaient changées. Les toilettes qu'elle aimait et qu'elle portait si bien ? Vanité que tout cela. Les plaisirs ? Fumée et désenchantement. Un établissement dans le monde ? Quelle source de dissipation et de tristesse ! Pourrait-elle y remplir selon ses vœux, ses devoirs de religion ?... Oh ! La solitude, le recueillement, la prière !... Oh ! Le cloître !...

 

La jeune fille est rentrée à la maison. Elle est toujours l'enfant douce, empressée, souriante que sa mère a connue... Et pourtant elle est méconnaissable ! Elle abandonne ses parures préférées, elle surpasse par son assiduité à l'église les paroissiennes les plus dévotes. Qu'est-ce à dire ? Et ces pauvres soupirants dont il n'est plus question !... Décidément, le voyage d'Ars a troublé la tête de cette enfant !...

Enfin, quelle stupeur, quel chagrin, lorsque, n'en pouvant plus de son secret, Mlle N. M. révéla tout à son père et à sa mère ! Elle avait renoncé, leur déclara-t-elle, à tout projet de mariage... Point d'époux hors de Celui qui pourrait la rendre heureuse éternellement.

« Toi religieuse ! s'écriait la mère... Toi perdue pour nous !... Ah ! Cela, jamais !... Choisis tel fiancé qu'il te plaira ; soit, nous l'acceptons d'avance... Nous te défendons de penser à autre chose !... »

 

La lutte entre les parents et cette fille chérie dura des semaines. Des deux côtés, on demeurait irréductible. Un jour enfin, la mère eut une inspiration géniale : ah ! c'était le Curé d'Ars qui avait mis cette idée-là dans la tête de sa fille, eh bien, c'est lui qui l'en arracherait !

Elle part seule pour Ars, aborde en effet M. le Curé, lui expose, avec l'éloquence du désespoir, que son enfant n'est point faite pour la vie du cloître, que certainement il y a erreur, etc.

« Eh quoi ! ma bonne, se contenta de répondre le saint avec un sourire entendu, vous venez me demander d'enlever à votre fille la pensée de se faire religieuse, et c'est vous-même qui devez la conduire au couvent ! »

L'entretien se termina sur ces mots. La dame, qui s'était agenouillée au confessionnal, se releva indignée. C'est là, ronchonnait-elle, cet homme que l'on considère comme un prophète ! En vérité, il peut annoncer d'autres événements que celui-là s'il veut qu'ils s'accomplissent ! Il prédit que je conduirai ma fille au couvent, moi !... »

 

A Saint-Bonnet-de-Tussieux, quelques semaines se passent encore. Rien n'a changé dans les dispositions de la jeune fille, rien non plus dans l'opposition de ses parents. Il faut pourtant que cela finisse ! Mais voici qu'une nouvelle combinaison a germé dans le cerveau inventif de la mère. Eh ! Mon Dieu, qui s'en étonnerait ? Cette mère, aveuglée par une affection trop naturelle, juge des choses d'après son cœur. Seulement, selon le mot de l'Évangile, « les païens n'agissent pas d'autre manière ». Cette mère qui se déclare chrétienne ne l'est pas assez encore. Sa foi va grandir par le sacrifice.

Elle s'était dit : cette enfant a d'abord songé au mariage, puis elle n'en a plus voulu. On lui a mis en  tête de se faire religieuse ; elle ignore ce qu'est le cloître ; mais qu'elle le voie de près, qu'elle s'y enferme !... Dans quinze jours, elle sera heureuse d'en sortir !... Déjà la mère semblait avoir oublié la prophétie de M. Vianney.

Cet aller... puis ce retour ! Ce serait parfait. Le père trouva l'idée fort ingénieuse ; la jeune fille, à part soi, ne pensa qu'à l'aller et jugea excellente cette première partie du plan. Tout le monde était donc content, et le départ du foyer n'eut rien de dramatique.

La mère, là-bas, quitta sa fille avec un courageux « au revoir ! ». Elle la reprendrait bientôt, guérie complètement de ses folles idées !...

 

La jeune fille ne revint jamais.

L'étrange prédiction du Curé d'Ars s'était réalisée tout entière. La mère s'en ressouvint plus tard, et reconnaissant là une sagesse supérieure qui mène à son but suavement et fortement toute vie et toute chose, elle acquiesça à la divine volonté, elle adora la main qui amoureusement lui avait ravi cette fille unique. D'ailleurs, la chère enfant se disait heureuse de son choix et comblée dans ses désirs. (1)

 

 

(1) « Cette relation, conclut M. Ball, a été faite par Mme la comtesse de Saint-Cyr, domiciliée dans sa propriété à Saint-Bonnet-de-Tussieux. Elle la certifie conforme à la vérité. » (Documents, N° 65)