IX

 

« Allez chez les Sœurs de Saint-Charles »

 

La famille Épitalon, de Saint-Étienne, avait compté jusqu'à dix-sept enfants. Sur le nombre, cinq garçons et six filles vivaient encore en mars 1858, date de cette histoire.

Deux demoiselles Épitalon, Élisa et Philomène, avaient été mises en pension à Saint-Didier-au-Mont-d'Or. Toutes deux furent atteintes en même temps de la fièvre typhoïde. Élisa, apparemment la moins malade, fut ramenée dans sa famille. Elle y mourut presque en y rentrant.

C'est alors que M. Épitalon dit à Antonine, sa fille aînée : « Va donc à Ars. Tu demanderas à M. Vianney si nous devons aller chercher Philomène et la soigner à la maison ». Antonine obéit.

La voilà dans l'église d'Ars. Après une longue attente, elle se présente au saint tribunal. « Mon Père, commence-t-elle, il y a huit jours que je me suis confessée. » Ces mots étaient à peine prononcés que la grille se refermait et M. le Curé se tournait du côté opposé pour entendre les aveux d'une autre pénitente, déjà agenouillée.

Quelle pénible surprise pour la pauvre Antonine ! « Oh ! Le malhonnête ! s'écrie-t-elle, dépitée. Il y a deux jours que j'attends... Et me recevoir ainsi ! »

Elle s'éloignait en pleurant, quand la Providence lui fit rencontrer l'un des auxiliaires du saint et son historien futur, l'abbé Alfred Monnin. Entre deux sanglots, Antonine lui raconta sa déconvenue. « Ne vous désolez pas, suggéra le bon missionnaire. Placez-vous sur le passage de M. le Curé quand il ira à la Providence. Ne craignez pas de lui parler, il vous répondra. »

Ce qui fut dit fut fait. Mlle Épitalon épia le moment favorable. Comme, après son frugal repas, M. Vianney allait s'entretenir un peu avec ses auxiliaires, Antonine le saisit par la manche de sa soutane, et sans autre préambule :

« Monsieur le Curé, interrogea-t-elle, devons-nous aller chercher notre sœur Philomène et la ramener chez nous ?

— Non, mon enfant. Si vous le faisiez, elle mourrait comme sa sœur.

— Je désire être religieuse de Saint-Vincent-de-Paul... Est-ce ma vocation ?

— Allez chez les Sœurs de Saint-Charles. »

Ainsi, Antonine, profitant de l'occasion, avait questionné M. Vianney pour son propre compte. Elle reprit la route de Saint-Étienne en méditant la dernière réponse du saint Curé. Malgré tout, pareille décision lui semblait inadmissible : elle se sentait toujours le même attrait, les mêmes préférences pour Saint-Vincent-de-Paul.

 

Or, descendue à Lyon pour quelques heures, Mlle Antonine Épitalon croisa justement une Fille de la Charité. Attirée par la blanche cornette de ses rêves, elle lia conversation avec la religieuse :

« Vous portez cet habit depuis longtemps, ma Sœur ?

— Depuis vingt ans.

— Vous êtes allée voir votre famille souvent ?

— Jamais.

— Jamais !

— Chez nous, on n'a pas la permission de retourner voir les siens.

— Oh ! S'il en est ainsi, adieu les Sœurs de Saint-Vincent ! Je n'en veux point. »

La jeune fille ratifiait de la sorte, sans y penser, la décision du Curé d'Ars.

 

Restaient donc les Sœurs de Saint-Charles. « Mon cher papa, déclara Antonine en rentrant dans sa famille, M. Vianney m'a dit d'entrer chez les Sœurs de Saint-Charles.

— Ah ! Ça non, par exemple, repartit M. Épitalon. Que tes cinq sœurs y aillent si elles veulent ; mais toi, jamais ! Sans toi, que deviendrais-je ? Active, délurée, débrouillarde comme tu l'es, je ne puis me passer de toi... D'ailleurs, tu n'as rien des qualités qui conviennent à une religieuse. Si tu vas à Saint-Charles, tu n'y resteras pas. »

 

Une année s'était écoulée. Cependant Antonine insistait toujours, bien qu'avec une certaine discrétion.

« Tiens, lui dit enfin son père un jour de mars 1859, retourne donc à Ars ; consulte encore une fois M. Vianney. Sans doute il ne te reconnaîtra pas et il te conseillera de demeurer avec nous. »

Toute heureuse de la permission, Antonine prend sans tarder le chemin d'Ars. Elle se présente au confessionnal du saint. Ô joie ! La grille ne se referme pas. Un visage d'une douceur céleste s'incline vers elle.

« Mon Père, s'il vous plaît, que dois-je faire ?

— Mais, mon enfant, vous le savez... Vous le savez bien ! Allez chez les Sœurs de Saint-Charles. Si vous ne suivez pas l'appel de Dieu, je ne réponds pas de vous.

— Mais papa n'y veut pas consentir.

— Mon enfant, commencez une neuvaine à sainte Philomène et tout s'arrangera. »

 

Le Curé d'Ars venait de donner à la jeune fille le moyen de briser une résistance qu'elle croyait irréductible. La neuvaine terminée, M. Épitalon accordait à sa chère Antonine l'autorisation si âprement refusée. Il lui demandait toutefois de faire d'abord un essai de trois mois chez les religieuses de Saint-Charles qui tenaient à Saint-Étienne une institution de sourdes-muettes. La pénitente de M. Vianney, sûre désormais de sa vocation, se soumit volontiers à cette première épreuve.

 

Elle en sortit, décidée à persévérer jusqu'à la mort sous l'habit des Sœurs de Saint-Charles. Elle partait, en août 1861, pour le noviciat de Lyon.

Mlle Antonine Épitalon, devenue en religion Mère Saint-Celse, n'oublia jamais son conseiller d'autrefois. En 1921, soixante-trois ans après son premier pèlerinage, elle obtint de célébrer dans l'église d'Ars, auprès de son saint protecteur, ses noces de diamant de religieuse. (1)

 

 

(1) Toutes les notes dont est faite cette histoire ont été recueillies en août 1921, au parloir du presbytère d'Ars, sous la dictée de la vénérable jubilaire. Mère Saint-Celse dirigeait, à Sathonay, où elle avait passé déjà cinquante-huit ans, un orphelinat de petites filles de militaires.